ACTE I
SCÈNE 1
HUBERT, CLAIRE
HUBERT : (jetant un coup d'œil circulaire dans la pièce) Claire !… Claire !... Mais où êtes-vous donc encore passée ?... Claire... (A lui-même et d'un air mécontent.) Elle ne serait tout de même pas sortie, pas aujourd'hui !... Claire ! (Enfin, la deuxième porte de droite s'ouvre. Une femme entre, la quarantaine épanouie et élégamment vêtue. Hubert, soupirant.) Ah, enfin, vous voilà !
CLAIRE : (affectant la surprise) Ah, c'est vous, Hubert ?
HUBERT : Evidemment que c'est moi ! Qui d'autre voulez-vous que ce soit ? Ce n'est pas la bonne !
CLAIRE : La bonne quoi ?
HUBERT : Mais où avez-vous la tête ? Je vous parle de Louise !
CLAIRE : Veuillez me pardonner, je n'y étais pas du tout.
HUBERT : Ça, j'avais cru m'en apercevoir !
CLAIRE : (qui semble n'avoir pas entendu son mari) C'est vrai, où est-elle ?
HUBERT : (surpris) Qui ça ?
CLAIRE : La bonne !
HUBERT : Louise ?
CLAIRE : (l'air narquois) En connaissez-vous une autre, mon ami ?
HUBERT : Certes non...
CLAIRE : Louise !... Louise !... Pas de réponse... Mais où est-elle donc encore passée ?... (Avec désinvolture.) Eh bien, je crois que nous l'avons perdue ; cette maison est tellement grande qu'il m'arrive de m'égarer moi-même, alors une autre, pensez !... (Après un temps.) Mais non, suis-je sotte ! C'est moi qui suis en train de la perdre !
HUBERT : Qui ça ?
CLAIRE : La tête voyons !... Oui, figurez-vous que Louise n'est plus là.
HUBERT : (animé d'une inquiétude nerveuse) Plus là, comment ça, plus là ?
CLAIRE : (avec évidence) Oui, elle est partie pour deux jours.
HUBERT : (de plus en plus inquiet) C'est pas possible !
CLAIRE : Si ! Je lui ai donné sa soirée et son week-end.
HUBERT : Elle ne sera pas là avant lundi ?
CLAIRE : Je viens de vous le dire ! Ne suis-je pas claire pour une fois ?
HUBERT : (d'un ton trahissant un désespoir naissant) Oh, que si vous l'êtes, Claire !... Hélas, c'est même trop clair !...
CLAIRE : (toujours aussi insouciante) Oui, en début d'après-midi, elle m'a demandé si elle pouvait s'absenter et naturellement, j'ai dit oui.
HUBERT : (s'emportant et levant les bras au ciel) Naturellement, vous avez dit oui ?
CLAIRE : (naturelle) Oui.
HUBERT : Ah, elle est bonne celle-là !
CLAIRE : Ma foi, je trouve aussi ; jusqu'à présent, nous n'avons rien à lui reprocher. C'est vrai qu'elle radote un peu de temps en temps, mais après tout, n'est-ce pas le cas de beaucoup d'entre nous ?
HUBERT : (avec cynisme mais d'une voix à peine audible) Je ne vous le fais pas dire !
CLAIRE : (naïve) Quoi donc ?
HUBERT : Mais rien ! Cette fois, je sens que je perds la tête !
CLAIRE : Ah, vous aussi ?... Mais mettez-vous à ma place je ne pouvais pas décemment lui refuser. Une de ses grands-tantes fête son anniversaire ce dimanche. Quatre-vingt-dix ans et toujours alerte !... Mais j'y pense : vous la connaissez, la tante Gertrude, celle du Cantal, elle vous en a sûrement déjà parlé !
HUBERT : Oui, sans doute, peut-être, je ne sais plus...
CLAIRE : Mon cher, je ne comprends pas que vous vous mettiez dans un état pareil pour si peu !
HUBERT : Pour si peu !… Claire, vous n'allez pas me dire que vous avez oublié quel jour nous sommes ?
CLAIRE : Douteriez-vous de ma mémoire ?... Voyons, hier, nous étions jeudi puisque j'avais ma partie de bridge chez madame Bellefeuille, qui m'a d'ailleurs chargée de vous présenter ses amitiés.
HUBERT : Elle est donc encore en vie cette vieille chouette ?
CLAIRE : Oh, Hubert, si elle vous entendait !
HUBERT : De ce côté là, pas de danger, elle est sourde comme un pot !
CLAIRE : Ah ça, je ne vous démentirais pas sur ce point... Madame Fauchegrue, vous savez la belle-sœur de Maître Duplumeau, eh bien, vous ne devinerez jamais comment elle l'a surnommée !
HUBERT : Qui ça ?
CLAIRE : Madame Bellefeuille !... (Le sermonnant.) Hubert, vous ne suivez pas !
HUBERT : Ecoutez, je ne sais pas comment la grue a surnommé le plumeau et je ne veux pas le savoir !
CLAIRE : Soit, puisque vous le prenez sur ce ton, tant pis pour vous : je ne vous le dirai pas !... (Après un temps.) Et puis si, je vais vous le dire, ça m'amuse tellement !... Elle l'a surnommée, tenez-vous bien, c'est à mourir de rire : Madame Duredelafeuille… Hein, qu'en dites-vous ? Bellefeuille-Duredelafeuille, vous voyez le rapport ? (Devant l'air hébété de son mari.) Je n'en ai pas trop l'impression. Hubert, vous êtes décidément trop sérieux… Mais allez, je vous aime bien quand même et comme vous avez l'air de vous impatienter, je vais vous le dire : hier, c'était jeudi, donc aujourd'hui, nous sommes vendredi. (Frottant avec défi son poing sous le menton de son mari.) Hein, ça vous en bouche un coin ! Non, ça n'a pas l'air... Aurais-je dis une bêtise ? (A elle-même et comptant sur ses doigts.) Pourtant, on est bien vendredi, non ?
HUBERT : (se laissant tomber sur un fauteuil) Oui, mais vendredi 17...
CLAIRE : Ah, déjà ? Mon dieu comme le temps passe vite ces jours-ci !
HUBERT : (sans conviction) Et cette date ne vous rappelle rien ?
CLAIRE : Le devrait-elle ?
HUBERT : (se relevant brusquement et arpentant la pièce à grandes enjambées) J'aurais dû l'afficher en grand sur la glace de votre armoire ou mieux, sur votre balance, comme cela, vous vous en seriez souvenu !
CLAIRE : Rien n'est moins sûr : la balance est détraquée depuis une semaine.
HUBERT : (très bas) Je me demande si c'est la balance ou vous qui êtes détraquées !
CLAIRE : Que dites-vous ?
HUBERT : Oh, rien ! Si ce n'est que c'est aujourd'hui qu'arrivent les de Belmont d'Argeval !
CLAIRE : (claquant des doigts) Mais bien sûr ! Figurez-vous que depuis quelques jours, il me semblait oublier quelque chose d'important, mais quoi, mystère !... J'avais beau essayer, je n'arrivais pas à m'en souvenir... Si, si, impossible !... Enfin, me voilà soulagée : grâce à vous, tout s'éclaircit.
HUBERT : J'ai peur, hélas, que tout s'assombrisse bien vite !
CLAIRE : Cette visite vous inquiète-t-elle donc à ce point ?
HUBERT : Pensez !... Vous connaissez (insistant sur chaque mot) le général de gendarmerie Paul de Belmont d'Argeval !
CLAIRE : Oui, mais si... peu ; la dernière fois que nous l'avons invité, c'était il y a si... longtemps !
HUBERT : Plus de huit ans !… Il n'était alors que colonel !
CLAIRE : Ce qui n'est déjà pas mal !
HUBERT : En tous les cas, une vieille amitié comme la nôtre ne devrait pas souffrir de visites aussi espacées !
CLAIRE : Je croyais que vous aviez avec lui plus des relations... d'affaires que des relations... affectives ?
HUBERT : Eh bien... hum... c'est un tort et il faut remédier à cela... C'est pourquoi je l'ai invité à passer le week-end ici avec son épouse Antoinette.
CLAIRE : Et il a accepté facilement ?
HUBERT : Quelle question ! Evidemment, une invitation venant de ma part, il a dit oui, tout de suite...
CLAIRE : (le regardant droit dans les yeux, comme un enfant) Vraiment ?
HUBERT : Non, pas vraiment, vous avez raison... Pour être franc, j'ai même dû pas mal insister... Heureusement, il passe ses vacances en Normandie, à une centaine de kilomètres d'ici. Sans cela, je doute qu'il soit venu...
CLAIRE : Il est vrai qu'un général doit être souvent sollicité.
HUBERT : S'il n'était que général, croyez-moi, je me serais passé de sa visite !
CLAIRE : (lançant une pointe taquine) Même au nom de votre vieille amitié ?
HUBERT : Eh bien... hum... le problème, c'est que sans lui notre situation risque de très vite devenir critique...
CLAIRE : (avec sérieux) Toujours vos soucis d'argent ?
HUBERT : Plus que jamais ! Cette crise du textile n'en finit pas de durer ! Jusqu'à présent, j'ai pu tant bien que mal calmer l'impatience des créanciers... Je ne sais pas trop comment j'ai réussi d'ailleurs... Mais ils vont sous peu montrer les dents !
CLAIRE : Les vilains !
HUBERT : Claire, je ne plaisante pas !
CLAIRE : Eux non plus !
HUBERT : Enfin, ce qui compte aujourd'hui, c'est de trouver de nouveaux clients, et vite ! Sans quoi notre entreprise pourra mettre la clé sous la porte... et nous avec !
CLAIRE : Mais que vient faire le général de Belmont dans vos affaires ?
HUBERT : Le général de Belmont est le responsable des approvisionnements à l'Etat-major.
CLAIRE : Et alors ?
HUBERT : (s'enthousiasmant) Et alors ? Et alors, j'ai appris de source sûre et confidentielle que la gendarmerie allait bientôt changer de tenue...
CLAIRE : Pourquoi ? Moi je trouve que l'actuelle est seyante.
HUBERT : Oui, bon... Mais vous vous rendez compte de l'aubaine pour notre entreprise !
CLAIRE : Pas trop non...
HUBERT : (sur sa lancée) Si nous décrochons le marché des uniformes des gendarmes, adieu la crise ! Et avec de Belmont dans notre poche, la partie est quasiment gagnée !
CLAIRE : Je vois, je vois… Mais pourquoi n'être pas allé le rencontrer directement à l'Etat-major ? C'eût été moins de soucis pour nous !
HUBERT : Sans doute, mais aussi moins de chances de réussite ! Réfléchissez ! Il aurait compris nos grandes manœuvres !... Alors qu'ici, en vacances et sur notre terrain, il sera moins méfiant ; nous réussirons bien plus facilement à le mettre en condition et ce serait le diable s'il ne finissait pas par être acquis à notre cause ! (Illustrant ces propos avec des gestes amples.) Croyez-moi, l'oiseau ne sortira de sa cage qu'en y laissant des plumes !
CLAIRE : Vous deviendrez poétique, Hubert !
HUBERT : (ne l'écoutant plus) Mais pour que mon plan fonctionne à merveille, il faut pour cela que la cage soit dorée...
CLAIRE : C'est-à-dire ?
HUBERT : Il faut que l'oiseau s'y sente bien...
CLAIRE : Mais encore ?
HUBERT : De Belmont doit apprécier son séjour parmi nous ; mieux ! Il doit en garder un souvenir impérissable !... Ce qui n'est pas une mince affaire !... Vous savez, enfin vous ne savez sans doute pas, qu'en plus d'être chevalier de la Légion d'Honneur, Paul de Belmont est aussi chevalier des Arts et des Lettres ! C'est dire si c'est un homme de tradition, qui plus est connu pour très à cheval sur les principes.
CLAIRE : (pensive) Evidemment, ce n'est pas rien que d'accueillir un cavalier des chiffres et des lettres !
HUBERT : (n'ayant même pas noté les confusions verbales de son épouse) C'est même un défi !... De Belmont est réputé tellement puritain et vieux jeu qu'une seule faute de bon goût, une seule manière déplacée risque de ruiner notre plan !
CLAIRE : (avec force sérieux) Hubert, je comprends pour vous l'importance de cette visite et je vous promets de tout faire pour qu’elle se passe le mieux du monde !
HUBERT : Vraiment ?
CLAIRE : Oui, vraiment. Je suis sérieuse... pour une fois.
HUBERT : (défaitiste) C'est bien joli, mais malgré toute votre bonne volonté, nous n'y parviendrons pas !... Sans Louise, le défi devient mission impossible !
CLAIRE : (réalisant) Ah ! Je comprends mieux vos excès de colère de tout à l'heure.
HUBERT : N'étaient-ils pas justifiés ? Comment pouvons-nous être à la hauteur sans Louise ?
CLAIRE : Comment ?... Moi, je sais...
HUBERT : Je serais curieux de savoir ce que vous allez encore inventer !
CLAIRE : Allons, vous ne devinez pas comment ?
HUBERT : (sec) Je n'ai jamais été très fort pour les devinettes.
CLAIRE : Ça, c'est vrai !... Eh bien, en l'absence de Louise, nous nous passerons d'elle !
HUBERT : (narquois) Vous m'épatez ! Vous êtes décidément d'une logique étonnante.
CLAIRE : (avec assurance) N'est-ce pas ?... Mieux, je la remplacerai !
HUBERT : Vous ?
CLAIRE : (avec la même assurance) Parfaitement, moi.
HUBERT : Claire, soyez sérieuse... pour une deuxième fois.
CLAIRE : Mais je le suis. J'ai quelques talents...
HUBERT : Bien dissimulés, alors !
CLAIRE : Hubert, vous devenez déplaisant.
HUBERT : Non, réaliste, hélas !... La dernière fois que vous avez essayé de servir à table, c'était lors du dîner avec le sous-préfet. Dois-je vous rappeler qu'à cette occasion, votre pied a malencontreusement heurté le tapis et que le potage aux potirons a malheureusement fini sur la robe de Madame la sous-préfet !…
CLAIRE : Ah oui, c'était drôle, je m'en souviens !
HUBERT : Madame la sous-préfet aussi !
CLAIRE : Remarquez, le potage était brûlé, alors... (Après un temps.) Bon, puisque vous mettez en doute mes talents, nous nous passerons d'eux aussi.
HUBERT : (à lui-même) Ouf !
CLAIRE : Réfléchissons voulez-vous. Ce qu'il nous faut, c'est une personne qui remplacerait Louise, c'est bien cela ?
HUBERT : (sans conviction) Oui.
CLAIRE : Une personne qui serait disponible pour deux jours ?
HUBERT : (à lui-même) Oui.
CLAIRE : Et une personne qui serait disponible dans l'heure ?
HUBERT : (de plus en plus las) Oui.
CLAIRE : (hochant la tête dans un geste de réflexion) Cela fait beaucoup de conditions.
HUBERT : (désespéré) Nous recherchons l'oiseau rare en vérité.
CLAIRE : Vous et vos oiseaux, vous devenez pénible !... Mais pas de dé-sespoir avant l'heure... D'autant que cette personne, je sais où la dénicher !
HUBERT : (se relevant brusquement) Vous ?
CLAIRE : Parfaitement, moi... Je vous le répète, j'ai quelques talents !
HUBERT : (se forçant) Mais je n'en ai jamais douté !
CLAIRE : Vraiment ?... Bon, je ne vous fais pas languir. Je viens brusquement de me rappeler qu'en partant, Louise m'a laissé une adresse, à contacter en cas d'urgence ; des gens très bien selon elle.
HUBERT : (ne pouvant retenir son impatience) Oui, mais encore ?
CLAIRE : Quel impatient vous faites ! Il s'agit justement de gens qui peuvent la remplacer au pied levé si besoin est.
HUBERT : (serrant les épaules de sa femme) Claire, vous êtes formidable !
CLAIRE : (faussement objective) N'est-ce pas ?... (S'étant libérée de l'étreinte de son mari, elle se pince les lèvres avec un petit sourire espiègle.) Mais il y a un tout petit ennui : je ne sais pas où j'ai rangé cette adresse...
HUBERT : (s'emportant) Décidément, vous n'en ratez pas une !
CLAIRE : (pleine de bonne volonté) Mais je vais chercher ! Voyons voir dans mon sac à mains... Où est-il celui-là ? Ah oui ! Dans ma chambre. Je reviens dans un instant... (Elle sort. Hubert reste seul momentanément et commence à se ronger les doigts et à regarder...