ACTE I
Une salle à manger ouverte qui donne directement sur le petit couloir donnant accès à la porte d’entrée principale de l’appartement. A l’horloge murale, il est 14 heures.
Claire (Finit de préparer la petite table de salon avec tasses et autres ustensiles puisqu’elle va recevoir ses amies pour le goûter) – Voilà. Tout devrait être parfait comme ça. Je ne sais pas si elles vont remarquer que j’ai été obligée de changer mes tasses depuis la dernière. J’en ai cassé quatre lors du déménagement ! (En pouffant de rire) On va voir si elles sont curieuses mes mémères…
A ce moment, la sonnette retentit. Claire, hésitante, va ouvrir. La porte grince très fort car elle l’ouvre doucement.
Claire – Ah ! Bonjour ma Juliette. Tu vas bien ma grande ? Entre. Tu n’es pas en retard, dis donc !
Juliette – C’est vrai. Bonjour Claire. Il fallait que je passe dans le coin pour voir une boutique sur le Mail de la Cité Modèle. J’avais envie de me balader un peu et tranquillement pour voir s’il y avait des nouveautés, avant d’aller à mon rendez-vous médical.
Claire – Je te comprends bien. Tu as encore un peu la nostalgie de ta chère et douce France.
Juliette – Non. Pas vraiment. Mais il fallait absolument que je voie Lebouché pour mon souci de verrue plantaire.
Claire (Très étonnée) – Ah bon ! C’est le boucher qui t’enlève une verrue au pied ?
Juliette (Qui ne relève pas l’étonnement de Claire) – Ben oui. Bien sûr. Pourquoi ?
Claire (Qui reste étonnée sans vouloir paraître trop curieuse) – C’est assez inhabituel comme façon de traiter un tout petit bobo ! Mais si tu crois que c’est mieux ainsi !
Juliette – Ah non, je ne trouve pas, moi. Il faut dire que j’étais allée voir un autre praticien lorsque j’étais encore en France et que cet idiot m’avait littéralement charcutée. Horrible. C’était vraiment très mal fait. Oui, vraiment affreux. Ça pissait le sang de partout… Je ne sais pas si on dit ça chez vous… Mais ça saignait vraiment abondamment.
Claire (Ahurie et ne comprenant pas) – Ça alors ! Vous avez des façons étonnantes de vous faire opérer chez vous, cousins de France. Nous autres, nous préférons quand même consulter des médecins spécialisés en chirurgie…
Juliette (Toujours dans son monde) – Ah mais, Lebouché aussi, il opère. Et il aime ça le cochon. De plus, c’est un sacré blagueur. Il dit beaucoup de bêtises. Je crois que c’est pour détourner l’attention de ses patients qui ainsi ressentent moins la douleur.
Claire – Ce n’est pas banal !
Juliette – Lorsque je l’ai consulté pour la première fois, il y a huit jours, il m’a raconté qu’il venait de passer avant moi une grosse dame et qu’il adorait charcuter dans le boudin ! Ça fait bizarre. Ça peut surprendre. C’est sûr. Mais c’est son humour à lui. Ça ne l’empêche pas d’être super gentil quand même !
Claire – Ce qui me surprend énormément, Juliette, c’est qu’il ait le droit de faire de la médecine ton bonhomme.
Juliette – C’est un très bon spécialiste paraît-il. Un très gros travailleur qui s’échine à faire consciencieusement son travail.
Claire – Ben oui, je comprends qu’il « s’échine » (appuyer sur le mot) ton boucher… (Puis en éclatant de rire comme pour évacuer un stress) Si ça se trouve, il pratique aussi sur la poitrine de cochonne !
Juliette – Ah ça, je ne sais pas s’il fait dans la chirurgie esthétique. Je ne crois pas. Mais je n’en sais rien à vrai dire.
Claire (Décidée à blaguer finalement) – Pourvu qu’il ne tombe pas dans le « travers de porc »…
Juliette (Qui marque un doute et semble ne plus très bien suivre Claire) – Je ne comprends pas ce que tu veux me dire, Claire. De toute façon, c’est à lui de voir.
Claire – Oui, c’est sûr. C’est à lui de trancher, quoi.
Juliette – Enfin bref, je me suis pointée et malheureusement, il était absent parce qu’il avait mangé quelque chose qui l’avait complètement embarbouillé. Du coup, il ne pouvait pas consulter.
Claire – C’est quand même une histoire bien étonnante que tu me racontes ma Juliette. Ce me prend aux tripes rien que d’y penser… Je n’irai pas chez lui, j’aurais trop peur d’être prise pour une andouille…
Juliette (Perdue) – Pourquoi tu me dis ça. Au contraire. Il a d’excellents états de service. Il paraît que c’est un as de la chirurgie. J’ai vérifié avant de venir, tu penses bien. Je fais toujours ça. La santé, c’est trop important pour qu’on la confie au premier couteau venu. Je n’avais pas envie de tomber sur un charcutier. Mais pour rebondir sur ton histoire d’andouille, sais-tu qu’en France, tout près de chez moi où j’habitais autrefois, la région est spécialisée dans l’andouille et aussi les tripes. L’andouille, c’est à Vire, dans la Normandie. Pour les tripes, il y a plusieurs spécialités toutes aussi fameuses les unes que les autres. Mais celle que je préfère, ce sont celles en brochettes qui sont fabriquées à La Ferté-Macé, pas très loin du Perche.
Claire – Tu as bien raison. Moi aussi, je crois que la santé est très importante. Mais je ne savais pas qu’il y avait un roi du couteau à désosser à l’hôpital de Kapuskasing ! Ca doit sans doute être un nouveau.
Juliette – Nouveau ? Non. Je ne pense pas. Enfin je n’en sais rien. Mais quand tu parles de couteau à désosser, tu exagères un petit peu. Je dirais plutôt un roi du scalpel.
Claire – Je trouve qu’il y a de quoi se poser des questions tout de même.
Juliette – Mais non, je t’assure. N’hésite pas à le consulter. Il te refera tout ce que tu veux sans que tu souffres. Ceci dit, je t’avoue que lorsque j’ai consulté l’annuaire pour trouver son cabinet, j’ai eu un peu peur. On n’a pas idée de s’appeler Lebouché quand on est chirurgien… Au début, ça fait bizarre !
Claire (Sidérée car elle vient de comprendre enfin l’ambiguïté) – Parce que Le Boucher, c’est son nom, pas son métier ?
Juliette – Oui, bien sûr. Qu’allais-tu imaginer ? (Puis comprenant toute la méprise de la conversation) Ah nom d’un chien. Mais ça y est, je comprends pourquoi tu me disais des choses bizarres… Oh que je suis idiote. C’était tellement évident pour moi que j’ai oublié de tout te préciser dès le début… Mon dieu que je suis sotte ! Son nom ne s’écrit pas comme un artisan de boucherie, mais (épeler) L.E.B.O.U.C.H.E accent aigu, en un seul mot…
Claire (Respirant fort de soulagement) – Me voilà rassurée… A t’entendre, je te voyais aller au batte.
Juliette – Au batte ? C’est quoi ça ?
Claire – Ah oui, t’inquiète. Vous en France vous dites, je crois, que c’est « Affronter une situation difficile, délicate… ». Retiens-là, celle-là ma grande. Tu auras à t’en resservir.
Juliette – Ah oui. Ta batte me botte comme on dit chez nous.
Au même moment, on entend la porte d’entrée s’ouvrir doucement. Porte qui a la particularité de grincer fortement. Elle fait un bruit encore plus fort lorsqu’on l’ouvre doucement. Entrée de Jeanne, la somnambule, les deux bras en avant et à l’horizontale, yeux fixes. Elle entre sans parler.
Claire (Qui d’évidence consulte sa montre) – Ah oui, c’est l’heure. On va encore y avoir droit…
Juliette – Mais… Que se passe-t-il. Pourquoi cette personne a-t-elle les bras en avant comme ça… Elle est entrée sans sonner ni frapper et tu ne dis rien ?
Claire – Hé oui. C’est vrai. Mais c’est normal ! Ne te tracasse pas avec ça, Juliette. Moi je me suis habituée…
Juliette – Ah bon ! Mais que fait-elle. On dirait qu’elle cherche quelque chose… Ça me fait penser à une personne qui serait somnambule… Ça me fait peur ! Tu n’as pas la trouille, toi ?
Claire (Très sereine) – Tu as parfaitement raison. Je te confirme qu’elle est somnambule. C’est comme ça ! On n’y peut rien. Faut la laisser faire.
Juliette (Qui s’est levée, mettant en avant une certaine appréhension) – Ah mais oui, je vois bien que tu la laisses faire.
Claire – Oui. Je suis habituée. Je ne peux pas l’empêcher d’agir ainsi. C’est trop dangereux…
Juliette – Parce qu’en plus elle te menace ? (Apeurée) Mais ne te laisses pas faire. Appelle la police…
Claire – Inutile. Je t’explique. Elle est somnambule et comme on m’a toujours appris qu’il ne fallait jamais réveiller un somnambule de crainte qu’il ne fasse une crise cardiaque et ne meure sur-le-champ. Alors je la laisse faire. (Explicative car elle sait ce qui va se passer.) Là, si tout se passe bien, elle va se diriger dans la cuisine, ouvrir le frigo. Puis elle va revenir vers moi, me dire ce qui ne va pas et repartir comme elle est venue… Ce n’est pas tous les jours, mais c’est souvent. Des fois je ne la vois pas pendant plusieurs jours et d’autres fois ça peut être plusieurs fois par jour. Là, vu qu’elle commence de bonne heure, je crois qu’on va devoir la subir encore plusieurs fois. Surtout qu’il est l’heure de sa sieste.
Juliette (Apeurée) – Mais, mais, mais, mais, mais… c’est flippant !
Claire (Très zen) – Mais non. N’aie pas de peur. Ce n’est rien. Laisse faire. Tout va bien se passer.
Juliette – Mais comment se fait-il qu’elle vienne chez toi. Elle va chez les autres voisins également. Et son mari, il la laisse faire ?
Claire – Je dois t’expliquer que cette personne, qui se prénomme Jeanne et qui est aussi une amie habitait auparavant dans l’appartement où nous nous trouvons. C’était son appartement avant que j’y habite. Elle a préféré déménager parce qu’elle le trouvait trop grand à entretenir. Et du coup, maintenant, elle habite dans l’appartement qui se trouve juste en face sur le même pallier que moi.
Juliette – Ah d’accord. Donc en fait, de temps en temps, elle se trompe de porte d’entrée ? Mais son mari dans tout ça ?
Claire – Oui, c’est un peu ça. Quant à son mari, enfin pour le dernier en date… Pauvre homme ! Ce n’est pas un grand intellectuel, tu vois. On ne peut pas dire qu’il a grand-chose sous la patinoire à poux. Ça sonne creux. Très creux. Des fois même, ça raisonne fort quand il se gratte la tête, tellement c’est creux.
Juliette – Si je comprends bien, il est chauve ? Chez nous, en France, on dit qu’il a un mouchodrome sur le crâne…
Alors que Jeanne avait quitté la scène pour se diriger effectivement vers la cuisine, elle revient. Elle s’approche de Claire et Juliette et, dans une sentence s’exclame.
Jeanne – Il faudra penser à remettre de la bonne bière au frais ! De la très bonne surtout ! Je retourne vérifier pour compter combien il en faut… (Elle retourne sur ses pas.)
Juliette (Qui est restée droite, sidérée se rassoit) – Ah ben ça alors ! C’est bien la première fois que je vois un truc pareil.
Claire (Très calme et très sereine) – Oui. Si tu étais à ma place, tu t’habituerais vite.
Juliette – Je ne crois pas, non. (Puis dans un éclat de rire) Donc aujourd’hui, nous ne pourrons pas boire une bonne bière fraîche durant la réunion puisque ta Jeanne n’en a pas vu…
Claire – Bien sûr que si. Si tu en veux, je peux t’en servir. Pourquoi tu me dis un truc pareil ?
Juliette – Mais c’est ta Jeanne, là, qui vient de te dire d’en racheter…
Claire – Ah oui. Mais non. Mais si. Mais non en fait. Ce n’est rien. J’ai un autre petit frigo. Il faut que je te dise que dans celui qu’elle ouvre il y a bien plusieurs bières au frais, mais comme ce n’est pas la même marque qu’elle achète, elle ne les voit pas… En revanche, je fais attention à ne pas laisser traîner les bouteilles de whisky, car ça, elle les voit bien et de temps en temps elle me les chipe…
Juliette – Ah, elle te les vole pour son mari !
Claire – Non, son mari ne boit pas. Par contre, elle, ça lui arrive de s’enfiler une bouteille au goulot directement…
Juliette – Ah oui, quand même…
Claire (Entraînant Juliette avec elle) – Viens donc voir avec moi, je vais te montrer une vidéo que j’ai faite récemment et qui te prouve que la Jeanne, elle sait se faire plaisir quand je ne la surveille pas.
Juliette – Ah ! Et tu as enregistré quoi ?
Claire – Viens ! C’est dans mon bureau, sur mon ordinateur… On va se mettre un casque sur les oreilles comme ça tu entendras parfaitement sans avoir les bruits de fond de la rue.
Juliette – Mais ta Jeanne, tu la laisses là, toute seule ?
Claire – Ne t’inquiète donc pas, elle sait se débrouiller toute seule et je peux partir en toute confiance. Il ne se passera rien du tout en notre absence. Je te fiche mon billet que dans moins de trente secondes, elle va s’ennuyer et partir comme elle est venue…
Les deux femmes partent en toute insouciance, laissant Jeanne seule. Mais Jeanne revient et reprend sa position des deux mains tendues. Après quelques secondes, Jeanne qui n’a pas encore baissé les bras, épie de toute évidence le départ des deux femmes et décide de baisser les bras.
Jeanne – 24 qu’il en faut. Vous avez bien entendu, il faut un pack de 24 bières. Vous avez compris toutes les deux. C’est que je commence à fatiguer moi. Elles ne se rendent pas compte, elles. J’ai cru qu’elles allaient s’incruster plus longtemps ici. Je vais finir par croire qu’elles sont chez elles les deux gonzesses. (Après un instant de réflexion) Bon, même si c’est vrai qu’elles sont chez elles, ce n’est pas une raison. Ouf !
On entend alors quelqu’un qui frappe à la porte. Il n’a pas...