Allers-retours

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Édition :

Nous sommes alternativement à deux postes frontières, situés de part et d’autre d’un pont qui enjambe une rivière. Havlicek, citoyen né dans l’Etat B, mais vivant depuis 50 ans dans l’Etat A, est expulsé pour cause de faillite et doit retourner dans l’Etat B où il est né. Mais il s’avère qu’ayant vécu 25 ans hors de son pays natal, il en a perdu la nationalité. Apatride, il erre sur le pont, effectuant sans cesse des allers-retours pour essayer de convaincre les douaniers, et rencontrant au passage un pêcheur et sa femme, une jeune femme amoureuse, une veuve sympathique, des chefs de gouvernements sous couvert d’anonymat et un redoutable contrebandier déguisé en infirmière. Rarement autant que dans cette pièce, Horvath aura laissé libre court à sa verve comique. Il tourne en dérision une situation administrative kafkaïenne, et pour une fois, après de multiples péripéties, c’est le bon sens et la générosité qui l’emportent.

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Ödön von Horváth

Allers-
Retours

Comédie en deux parties

(Hin und her)

Traduction française de
Henri Christophe

Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille

Personnages

Ferdinand Havlicek

Thomas Szamek, préposé au service des douanes

Ève, sa fille

Constantin, préposé lui aussi au service des douanes

Mrschitzka, gendarme

Madame Hanusch

X, chef du gouvernement de la rive droite

Son secrétaire

Y, chef du gouvernement de la rive gauche

Un précepteur

Sa femme

Madame Léda

Contrebanditsky, un contrebandier d’importance

Trois contrebandiers

Lieu de l’action

Ces allers-retours ont lieu sur un modeste vieux pont en bois jeté sur une rivière frontalière d’importance moyenne et reliant ainsi d’une certaine façon deux États.

À droite et à gauche, là où le pont s’arrête, les préposés des deux services des douanes veillent. Sur la rive gauche, dans une baraque, officie Thomas Szamek, sur la droite, dans une ancienne tour de chevaliers pillards à moitié en ruine, Constantin.

Tous deux accomplissent leur fonction dans le calme ; la circulation des personnes et des marchandises étant ici généralement plutôt facile à gérer puisque le coin, d’un côté comme de l’autre, est assez reculé.

Les deux rives sont hérissées de broussailles, les branches des saules pleureurs tombent jusque dans la rivière, c’est une contrée quelque peu monotone, plate à perte de vue...

L’horizon même n’est animé que de nuages au lieu de collines. Mais quels beaux nuages...

Remarque

Cette pièce est conçue pour un plateau tournant.

Première partie

Scène 1

Tête de pont sur la rive gauche. Le préposé au service des douanes, Thomas Szamek, assis sur le banc devant sa baraque de fonction, lit un vieux journal. Le soleil brille, tout paraît idyllique. Arrive une femme d’un certain âge, effarouchée, une boîte en fer à la main, qui tente de passer sur le pont sans s’arrêter devant la baraque.

Szamek. — Halte ! De quoi de quoi ? Passer comme si de rien n’était devant le préposé au service des douanes, le contrôleur officiel des passeports, l’administration des douanes ? Ne savez-vous donc pas que nous nous arrêtons ici et que, là-bas, un autre État commence ?

La femme. — Si, bien sûr.

Szamek. — Eh bien, alors ?!

La femme. — Je ne vais que sur le pont. Rejoindre mon mari.

Szamek, la contemplant. — Vous avez un mari ?

La femme. — Il pêche.

Szamek. — Ah ! Vous voulez dire : à la ligne.

La femme. — Oui. C’est un passionné pêcheur du dimanche. Nous sommes arrivés hier de la ville pour nous reposer ici. Mon mari est précepteur.

Szamek. — Qu’est-ce que vous avez dans cette boîte en fer blanc, là ?

La femme. — Des vers de terre.

Szamek. — Ah bon ? Allez, montrez voir un peu cette fameuse boîte...

La femme la lui tend. Il l’ouvre et la laisse choir, dégoûté.

La femme. — Pour l’amour du ciel ! Mes vers de terre ! Se mettant à genoux. Aidez-moi à ramasser les vers...

Szamek. — Je m’en garderai bien.

La femme. — C’est vous qui les avez laissé tomber !

Szamek. — Je suis incapable de toucher à un ver de terre ! Ma parole, je vais finir par vomir !

La femme, ramassant les vers de terre : à voix basse. — Vous ne savez pas les ennuis que vous m’attirez si j’arrive sans vers de terre...

Szamek. — Bien, allez-y maintenant... et bon appétit !

La femme, se relevant avec sa boîte en fer blanc, de nouveau remplie. — Merci bien...

Elle sort, direction le pont.

Scène 2

Szamek, la suivant des yeux. — Brrr ! Un préposé au service des douanes, ça n’a pas toujours la vie facile... Mais Thomas Szamek veille, et ne connaît pas la peur ! Constant et solide, honnête, incorruptible, le regard franc mais pénétrant... un préposé au service des douanes, un modèle de préposé, sur qui les douanes peuvent compter, un modèle exemplaire... Tiens, voilà mademoiselle ma fille qui s’amène ! La mauvaise tête qu’elle fait encore, rien que par amour !

Scène 3

Ève, entrant avec un gros récipient. — Bonjour papa. Je t’apporte ton café.

Szamek. — Combien de litres ?

Ève. — Deux et demi.

Szamek. — Deux et demi ! Combien de fois faudra-t-il que je te le répète encore : j’ai besoin d’au moins quatre litres quand je suis de service de nuit ! Sinon je m’endors, et qu’arrive-t-il ? La contrebande, et massivement ! D’ailleurs, le strudel hier était infect, et pourquoi était-il infect ? Ce n’était pas le strudel que mademoiselle Ève avait en tête, mais monsieur Constantin, là-bas, rien d’autre, jusqu’au jour où elle sera grosse d’amour et de rien d’autre !

Ève. — Tu ne vas pas toujours me le reprocher !

Szamek, criant. — Ne crie pas avec moi ! Je les connais, ceux de là-bas, depuis cinquante-six ans ! Ils sont tous faux de caractère, tous autant qu’ils sont !

Ève. — Non ! Il n’y a pas plus franc que Constantin —

Szamek, l’interrompant. — La voilà sa fausseté, justement, d’être si franc ! Ils sont tous fourbes, là-bas, et hypocrites, ils te l’enfoncent dans le dos, le couteau, le poignard, le sabre, que sais-je encore !

Ève. — Laisse-moi rire.

Szamek. — Ris, vas-y ! Combien de fois ne nous ont-ils pas trahis, ces six derniers siècles ? Sale peuple !

Ève. — Constantin est toujours bien propre, et rasé de près...

Szamek. — Épargne-moi tes allusions ! Je suis encore ton propre père, tout de même !

Scène 4

Apparaît le gendarme Mrschitzka. Il accompagne, baïonnette au canon, Ferdinand Havlicek, expulsé de la rive gauche.

Szamek. — Est-ce un mirage ? Mrschitzka !

Mrschitzka. — Szamek ! Eh bien, c’est ce qui s’appelle une heureuse surprise ! (L’embrassant, gêné par sa baïonnette.) Nom de Dieu !

Szamek. — Ça fait un bail que nous ne nous sommes vus, l’ami ! Huit longues et difficiles années...

Mrschitzka. — Erreur, Thomas, sept !

Szamek. — Tiens ? Sept seulement ? Comme le temps passe vite !

Mrschitzka. — Le joli brin de fille que tu tiens là ! J’ai l’impression, mon beau salaud...

Szamek. — Tais-toi ! C’est ma fille !

Mrschitzka. — Qui ça ? Ève ? Hier, elle n’était pas plus haute que ça... Indiquant la hauteur d’un mètre. Une fleur éclose en une nuit... La vache ! C’est là qu’on se rend compte de l’âge qu’on prend !

Szamek, à Eve. — Tu te souviens du bon tonton Mrschitzka ? Tu jouais toujours au gendarme et au voleur avec lui....

Ève, avec un sourire. — Ça ne s’oublie pas !

Mrschitzka. — Ça me fait chaud au cœur, mademoiselle Ève ! Vraiment très chaud !

Ève. — Moi de même !

Szamek, à Ève. — Au lieu de te chauffer le cœur, toi, réchauffe-nous plutôt du café ! (À Mrschitzka :) Tu prendras bien un café ?

Mrschitzka. — S’il est bon... Avec du rhum, surtout.

Szamek. — Voilà qui est parlé ! (À Eve :) Allez, va donc réchauffer du café !

Ève entre dans la baraque pour réchauffer le café.

Scène 5

Mrschitzka, suivant Ève des yeux. — Croustillante ! Très croustillante !

Szamek. — Eh oui, les enfants grandissent et nos jours baissent.

Mrschitzka. — À propos de baisser : c’est insensé, cette histoire de baisse des salaires qu’ils nous concoctent au ministère, ces brutes épaisses —

Szamek, l’interrompant. — Chut !

Mrschitzka. — Allons, on est entre nous !

Szamek. — Et ce monsieur-là, que tu as...

Mrschitzka. — Doux Jésus, je l’ai complètement oublié, celui-là, tellement je suis heureux de vous revoir ! Sainte Vierge, c’est officiel, celui-là. Je dois le reconduire à la frontière.

Szamek. — Ah ! Une expulsion !

Mrschitzka. — Avec reconduite. Puisqu’il est de leur ressort, là-bas. Il s’appelle Havlicek.

Szamek. — Ah.

Mrschitzka. — Ferdinand Havlicek. Individu tranquille.

Szamek. — À propos de Havlicek : le vieux Policek a complètement sombré dans la gnôle...

Scène 6

Havlicek, tout d’un coup. — Je vous demande pardon...

Mrschitzka. — Oui ?

Havlicek. — Je veux simplement parler avec monsieur le préposé du service des douanes... Ici, à la frontière, j’aimerais contester encore une fois mon expulsion...

Szamek. — Ce n’est pas de ma compétence.

Havlicek. — Mais enfin, on m’expulse sans autre forme de procès, moi qui n’ai rien fait de mal...

Mrschitzka. — Encore ! (À Szamek :) Bien sûr qu’il n’a rien fait de mal, cet expulsé, mais il a perdu sa fortune et risquait de se retrouver à la charge de notre État-providence. Pourquoi notre providence devrait-elle aider un étranger, alors que notre État lui-même n’est qu’un gringalet, un cendrillon, un tout petit, incapable de payer ses préposés plus qu’un salaire de misère !

Havlicek, à Szamek. — Je vous demande pardon, mais ce monsieur voit mon affaire sous un autre angle. J’étais propriétaire d’une droguerie, une droguerie modeste certes, mais une droguerie quand même. On achetait tout chez moi, des articles pour la vie courante et pour la vie intime, jusqu’au jour où j’ai fait faillite.

Mrschitzka. — Justement !

Havlicek. — Mais enfin, messieurs, n’est-ce pas une grande injustice ? Après-demain, cela fera un demi-siècle que j’aurai vécu ici... Pendant trente ans, j’ai payé mes impôts, sans broncher, et maintenant qu’un coup du sort m’atteint, on me jette dehors, baïonnette au canon !

Mrschitzka. — Baïonnette au canon... ce n’est que pour la forme.

Szamek, un peu gêné. — Il y a de petites injustices dans la vie des hommes...

Havlicek. — De petites injustices...

Il sourit.

Mrschitzka. — On n’y peut rien ! Allez, rentrez dans votre pays maintenant, bien gentiment.

Havlicek. — « Mon pays » ? Je n’y ai encore jamais été, là-bas...

Mrschitzka. — Absurde. Absurde et stupide ! Où êtes-vous né, sinon là-bas ?

Havlicek. — Pardon, ce n’est pas à cela que je pensais....

Mrschitzka. — Vous voyez ! Là où on est né, c’est de là qu’on est ressortissant !

Havlicek. — Quinze jours après ma naissance, je suis passé de ce côté-ci... Et depuis ce moment-là, je vis ici. Ici, uniquement ! Ma vie tout entière !

Mrschitzka. — La vie entière ou la moitié, vous êtes ressortissant de là-bas. Nom de Dieu, combien de fois faudra-t-il que je vous le répète ? Res-sor-tis-sant !

Un silence.

Havlicek. — Bon. Puisqu’il le faut. Je quitte donc ce pays. J’ai beaucoup appris ici, beaucoup vécu... Que me réservera l’avenir ? Eh bien, adieu messieurs.

Il va sortir, direction le pont.

Szamek. — Halte ! Puisque de toute façon vous y passerez, vous serez assez bon de lui apporter un message, là-bas.

Havlicek. — À qui donc ?

Szamek. — Au préposé du service des douanes, là-bas. Il s’appelle Constantin. Meilleures salutations de la part de Thomas Szamek, et ma fille ne viendra pas ce soir !

Havlicek. — Je n’y manquerai pas...

Il sort.

Szamek. — Et ce café alors ? (Lançant vers l’intérieur de la baraque :) Ève ! Ève !

Scène 7

Et Ferdinand Havlicek de traverser le pont en direction de l’autre rive... passant près du précepteur en train de pêcher passionnément. Sa femme, ayant apporté les vers de terre, se tient près de lui et, appliquée, guette, elle aussi, si ça mord.

Le précepteur, à Havlicek. — Vous ne pouvez pas marcher doucement, à la fin ! Vous voyez bien que l’on pêche ! Vous faites fuir tous les poissons !

Havlicek. — Pardon !

Le précepteur. — Quel sans-gêne ! Juste au moment où enfin ça allait mordre.

La femme, montrant le bas. — Là, maintenant !

Le précepteur. — Silence ! Motus ! Évidemment, il est parti maintenant, le bougre ! Saperlipopette, saperlipopette, ce que ça m’énerve !

Scène 8

Et Havlicek de poursuivre sa route sur la pointe des pieds. Il atteint l’autre rive, où se dresse déjà Constantin, au centre de sa tête de pont, à coté de sa tour de chevaliers pillards à moitié en ruine. Ce préposé du service des douanes est un homme fringant, vêtu d’un uniforme seyant. Il paraît aimable. Havlicek s’incline légèrement.

Constantin. — Votre passeport, s’il vous plaît.

Havlicek. — Voici, hélas, tout ce que je peux vous offrir...

Il lui remet son avis d’expulsion.

Constantin, l’examinant. — Ah. Une expulsion.

Havlicek. — Dans les quarante-huit heures.

Constantin. — Avec reconduite.

Havlicek. — Parce que je l’ai contestée.

Un silence.

Constantin. — Hum. Et maintenant, vous voulez passer chez nous...

Havlicek. — Je veux ? Je dois !

Constantin. — Vous ne pouvez pas, pourtant.

Havlicek. — Pourquoi ?

Constantin. — Vous ne faites pas partie de notre État.

Havlicek. — Et pourquoi non, s’il vous plaît ?

Constantin. — Vous êtes ressortissant étranger.

Havlicek. — Passionnant. Messieurs les préposés de là-bas affirment pourtant que je suis ressortissant d’ici, conséquemment à ma venue au monde ici, autrefois.

Constantin. — Ce fait en soi ne suffit pas. Il y a vingt ans, nous avons promulgué une loi stipulant que tout citoyen qui demeure en permanence à l’étranger, doit se déclarer dans un délai...

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