Arthur Schnitzler
Cabale
à l’Hôpital
(Professor Bernhardi)
Nouvelle adaptation française de
Henri Christophe
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Docteur Bernhardi, professeur de médecine interne,
directeur de l’Institut Élisabeth
Docteur Ebenwald, professeur de chirurgie, directeur adjoint
Docteur Cyprien, professeur de neurologie
Docteur Pflugfelder, professeur d’ophtalmologie
Docteur Filitz, professeur de gynécologie
Docteur Tugendvetter, professeur de dermatologie
Docteur Löwenstein, agrégé de pédiatrie
Docteur Schreimann, agrégé de laryngologie
Docteur Adler, agrégé d’anatomopathologie
Docteurs Oscar Bernhardi & Kurt Pflugfelder,
assistants de Bernhardi
Docteur Wenger, assistant de Tugendvetter
Hochroitzpointner, médecin stagiaire
Ludmilla, infirmière
Docteur Flint, ministre de la Culture et de l’Éducation
Conseiller Winkler, membre du conseil de l’Institut Élisabeth, membre du cabinet ministériel de Flint
Franz Reder, curé de la paroisse de Sankt-Florian
Maître Goldenthal, avocat de Bernhardi
Un domestique au domicile de Bernhardi
Un huissier au ministère de la Culture et de l’Éducation
Vienne, vers 1900.
ACTE I
La petite salle de soins jouxtant une salle de malades.
Ebenwald. — Allons, on ne va pas vous mordre ! Courageux comme vous l’êtes.
Hochroitzpointner. — Au niveau pratique, je me sens assez sûr. Mais toute théorie est sèche !
Ebenwald. — Elle n’a jamais été mon fort non plus. C’est le compte rendu de l’autopsie ?
Hochroitzpointner. — Oui, monsieur.
Ebenwald. — Allégresse en Israël, pas vrai ?
Hochroitzpointner. — Comment ?
Ebenwald. — Le service Bernhardi a triomphé.
Hochroitzpointner. — Parce que la tumeur était circonscrite ?
Ebenwald. — Et qu’elle partait effectivement du rein.
Hochroitzpointner. — Impossible à diagnostiquer. Plutôt un hasard.
Ebenwald. — Allons, Hochroitzpointner ! Un hasard ! Une intuition, ça s’appelle. Un sens clinique extraordinaire !
Hochroitzpointner. — De toute façon, trop tard pour l’opérer.
Ebenwald. — Totalement exclu.
Tugendvetter et Bernhardi entrent.
Tugendvetter. — C’est Flint qui me l’a dit. Je suis passé le voir hier, au ministère. Discuter du pavillon qu’ils doivent construire pour moi. Et qu’ils construiront ! Il te fait ses amitiés.
Bernhardi. — Qui ça ?
Tugendvetter. — Flint. Nous avons beaucoup parlé de toi, Bernhardi. Il t’apprécie énormément. Quelle carrière, ce Flint ! C’est sans doute la première fois en - Autriche du moins - qu’un prof de médecine devient ministre de l’Éducation.
Bernhardi. — Ton tout nouvel ami a toujours été un fin politicien…
Tugendvetter. — Il s’intéresse beaucoup à notre… à votre… non, pour le moment encore notre Institut.
Bernhardi. — Je ne le sais que trop… Il s’y intéressait tellement qu’il voulait le ruiner.
Tugendvetter. — Pas lui ! Le collège des professeurs. Le combat des anciens contre les jeunes. Maintenant, il éprouve pour nous la plus grande sympathie, je t’assure.
Bernhardi. — Dont nous pourrions aujourd’hui nous passer.
Tugendvetter. — Fier comme Artaban !
Bernhardi. — Nous ne te retiendrons pas un jour de plus que tu ne voudras rester. Fort heureusement, tu as un assistant très compétent. Il dirigera ton service jusqu’à nouvel ordre.
Tugendvetter. — Le petit Wenger, oui, bien sûr. Un garçon très compétent.
Ebenwald. — J’ai pris la liberté de faire état d’une lettre que le docteur Hell, de Graz, m’a adressée. Il se déclare tout disposé à…
Tugendvetter. — Ah bon. Il m’a écrit à moi aussi.
Bernhardi. — Eh bien, apparemment ce monsieur ne perd pas de temps.
Tugendvetter, avec un coup d’œil à Ebenwald. — Tu sais, Bernhardi, Hell serait une recrue formidable pour l’Institut.
Bernhardi. — Il aurait donc fait de sacrés progrès à Graz. À Vienne, on le considérait comme assez inapte.
Tugendvetter. — Qui ça ?
Bernhardi. — Toi, par exemple. Et nous savons qu’il doit sa nomination à Graz à des appuis haut placés.
Ebenwald. — Guérir un prince n’a rien de honteux.
Bernhardi. — Ce n’est pas ce que je dis. Mais un médecin ne devrait pas devoir sa carrière à une seule guérison. Quant à ses travaux scientifiques…
Tugendvetter. — Tu m’excuseras, mais dans ce domaine, je suis peut-être meilleur juge que toi. Il a publié d’excellents articles.
Bernhardi. — Soit. J’en déduis donc que tu préfères soutenir la candidature de Hell plutôt que celle de Wenger, ton propre assistant et disciple.
Tugendvetter. — Wenger est trop jeune. Lui-même n’y pense pas, j’en suis sûr.
Bernhardi. — Il aurait bien tort. Sa dernière étude sur le sérum a fait forte impression.
Ebenwald. — Elle a même fait sensation, monsieur le directeur. Ce n’est pas du même ordre.
Tugendvetter. — Il est doué. Bien sûr qu’il est doué. Quant à la fiabilité de ses travaux…
Ebenwald, simplement. — Il y a des gens qui le prennent pour… disons : un fantaisiste.
Tugendvetter. — Ça va trop loin. Cela dit, je ne peux empêcher personne de poser sa candidature, ni Hell, ni Wenger.
Bernhardi. — Il faudra pourtant que tu te décides pour l’un ou pour l’autre.
Tugendvetter. — Parce que ça dépend de moi ? Ce n’est pas moi qui nomme mon successeur à la dermatologie.
Bernhardi. — Mais tu participes au vote. J’espère que ce n’est pas trop te demander, dans l’intérêt de ton service et de l’Institut.
Tugendvetter. — Et comment ! Je veux, oui ! C’est nous qui l’avons fondé. (À Ebenwald.) Bernhardi, Cyprien et moi. Trois cavaliers s’élancent au galop… pas ? Ça remonte à combien de siècles ?
Bernhardi. — Quinze ans.
Tugendvetter. — Quinze ans, un bail ! Ne pourrait-on pas envisager, Bernhardi, qu’au début du moins, j’exerce à l’Hôpital général et ici ?
Bernhardi. — C’est envisageable. Mais le jour où tu prendras tes nouvelles fonctions, je demanderai à ton assistant de te remplacer.
Ebenwald. — Dans ce cas, je propose de fixer une réunion du conseil très prochainement afin de décider d’un successeur.
Bernhardi. — Pourquoi ? Nous aurions l’air de vouloir empêcher Wenger de faire ses preuves, ne serait-ce que pendant quelques mois.
Ebenwald. — Je ne crois pas que l’Institut ait été créé pour apprendre à de jeunes assistants à faire cours.
Bernhardi. — Vous voudrez bien me laisser assumer mes responsabilités, mon cher Ebenwald ? Vous admettrez qu’à ce jour, on n’a rien différé inutilement, ni précipité inconsidérément.
Ebenwald. — Je m’insurge contre l’insinuation d’avoir fait des démarches précipitées, voire inconsidérément précipitées.
Bernhardi, avec un sourire. — Dont acte.
Ebenwald, consultant sa montre. — On m’attend dans mon service. Messieurs.
Bernhardi. — Moi aussi, j’ai à faire au bureau. (Laissant passer Ebenwald le premier.) Je vous en prie, vos auditeurs s’impatientent.
Ebenwald sort, le docteur Adler entre.
Adler. — Messieurs.
Bernhardi. — Qu’est-ce qui vous amène dans le royaume des vivants, mon cher Adler ?
Adler. — Je dois vérifier un point sur la fiche d’observation de tout à l’heure.
Bernhardi. — Le dossier est à votre disposition.
Adler. — Dommage que vous n’ayez pas assisté à l’autopsie, un cas du service de Cyprien. En plus du tabès diagnostiqué, il y avait une tumeur naissante au cervelet qui ne s’était manifestée d’aucune façon, à ce qu’il paraît.
Bernhardi. — Il existe des gens qui n’ont même pas le temps de se rendre compte de toutes les maladies qu’ils ont… C’est à douter de la Providence.
Oscar, entrant. — Mes respects, messieurs.
Tugendvetter. — Salut, Oscar. Je suis au courant : compositeur ! « Pouls au galop »… valse dédicatoire.
Oscar. — Écoutez, vraiment…
Bernhardi. — Comment ? Tu as encore composé sans que je n’en sache rien ? (Lui tirant l’oreille pour rire.) Alors, fiston, tu m’accompagnes ?
Oscar. — Oui, je vais au labo.
Bernhardi, son fils et Tugendvetter sortent. Kurt Pflugfelder entre.
Adler. — Votre patron, comme diagnostiqueur, chapeau ! On dira ce qu’on voudra.
Kurt, avec un sourire. — Qu’est-ce qu’on dira ?
Adler. — Comment cela ?
Kurt. — Vous venez de dire : on dira ce qu’on voudra.
Adler. — Comme vous êtes sévère avec moi, mon cher Pflugfelder. Votre force à vous autres, c’est le diagnostic, pas la thérapie. Voilà ce que j’ai voulu dire. La thérapeutique expérimentale, ça va un temps, à mon humble avis.
Kurt. — Que voulez-vous qu’on fasse ? En médecine interne, il faut bien essayer de nouveaux remèdes quand les anciens n’agissent plus.
Adler. — Et demain, les nouveaux seront à leur tour anciens… C’est décourageant, parfois, de tâtonner dans l’obscurité. C’est ce qui m’a fait fuir, à l’époque, vers l’anatomie pathologique. L’instance ultime, pour ainsi dire.
Kurt. — Vous m’excuserez, mais il y a encore une instance au-dessus…
Adler. — Celui qui est au-dessus de nous est trop pris par une autre Faculté… (Penché sur la fiche d’observation.) Des rayons ? Vous pensez vraiment qu’en pareil cas…
Kurt. — Nous pensons qu’il faut tout tenter surtout quand on n’a plus rien à perdre. Ce n’est ni par fantaisie, ni par goût de la publicité, comme certains l’affirment, et on ne devrait pas en faire reproche à notre patron.
Adler. — Qui le lui reproche ? Pas moi en tout cas.
Kurt. — Pas vous, je sais, monsieur. — Mais certains.
Adler. — À chacun ses détracteurs ! C’est la vie…
Kurt. — Et ses jaloux.
Adler. — Bien sûr. Tous ceux qui travaillent et qui réussissent en ont. La gloire suscite l’envie. Bernhardi aurait tort de se plaindre : une clientèle dans les hautes sphères, professeur à la Faculté, directeur de l’Institut…
Kurt. — Ce n’est que justice. Il s’est assez battu pour cet Institut !
Adler. — Bien sûr, bien sûr. Ce n’est pas moi qui dénigrerais ses mérites. Arriver là où il est, en dépit des mouvements qui agitent actuellement ce pays… Je sais de quoi je parle, je n’ai jamais fait mystère de mes origines juives, même si par ma mère, je descends de la vieille bourgeoisie viennoise. Quand j’étais étudiant, j’ai même eu l’honneur de verser mon sang pour cette moitié-là.
Kurt. — Je suis au courant, monsieur.
Adler. — Ravi que, vous aussi, vous teniez notre cher directeur en haute estime.
Kurt. — Pourquoi cela vous ravit-il ?
Adler. — N’étiez-vous pas membre d’une corporation d’étudiants nationalistes…
Kurt. — Et antisémites. Parfaitement. Et en principe, je le suis toujours. — Sauf qu’entre-temps, je suis aussi devenu anti-aryen. Les hommes, en général, sont d’une assez piètre société, je préfère m’en tenir à quelques rares exceptions.
Le docteur Cyprien entre, suivi de Bernhardi.
Bernhardi. — Bonjour, messieurs. Salut Cyprien. C’est moi que tu cherches ?
Cyprien. — Il faut que je parle à Adler. Mais je suis content de te voir. Quand auras-tu un moment pour venir au ministère avec moi ?
Bernhardi. — Qu’est-ce qui se passe ?
Cyprien, s’écartant un peu avec Bernhardi. — Rien de spécial. Mais il faut battre le fer tant qu’il est chaud.
Bernhardi. — Tu as la mémoire courte ! Flint est notre adversaire le plus acharné.
Cyprien. — Je t’en prie, ça remonte à tellement loin… Aujourd’hui, nous avons toute sa sympathie. Le conseiller Winkler me l’a dit hier encore, spontanément.
Bernhardi. — Ah !
Oscar, entrant précipitamment. — Papa, si tu veux encore lui parler…
Bernhardi. — Tu m’excuses, Cyprien. Attends-moi deux minutes, tu veux.
Oscar, à Cyprien. — Une mourante, professeur. (Il suit son père dans la salle.)
Kurt. — Septicémie. Une jeune fille. Avortée.
Entre le curé.
Adler. — Mes respects, mon père.
Le curé. — Bonjour, messieurs. J’espère que je...