En Sursis

Édition :

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la chanteuse et pianiste parisienne Fania Fénelon est arrêtée par les nazis et envoyée dans le camp d’extermination d’Auschwitz. Elle se retrouve presque malgré elle dans un orchestre, composé entièrement de prisonnières, créé par les commandants SS du camp. Tant que l’orchestre trouve grâce à leurs yeux, ses membres sont épargnés. Les musiciennes jouent donc littéralement pour gagner du temps, pour rester en vie… Cette pièce s’inscrit dans la lignée des autres pièces de Miller (Les Sorcières de Salem, Incident à Vichy, Le Miroir, …) qui mettent en scène la lutte de l’individu pour conserver un sens moral face à des événements qui le dépassent et le forcent à choisir, chacun réagissant différemment à la situation qui est la sienne, comme aux atrocités dont il est témoin. Arthur Miller s’est inspiré des mémoires de Fania Fénelon, parues en 1976 chez Opera Mundi à Paris sous le titre Sursis pour l’Orchestre. Filmée à l’origine pour la télévision avec Vanessa Redgrave dans le rôle principal, la pièce a été adaptée pour la scène par Arthur Miller lui-même. C’est cette adaptation que nous publions.

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Arthur Miller

En Sursis

(Playing for Time)

Version française de
Jean-Joël Huber

Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille

Personnages

Acte I

Dans l’obscurité, on entend le bruit d’un train qui roule sur des rails, pas très vite. Ce son est présent pendant toute la scène, mais au fur et à mesure qu’on s’y habitue, on l’entend de moins en moins. En réalité, il doit être atténué.

Les lumières s’allument pour faire apparaître un wagon de marchandises bondé. Les gens sont entassés les uns sur les autres et luttent constamment pour avoir de l’espace. Il y a un mélange d’irritation à cause du manque d’espace, d’anxiété chez certains et d’impuissance croissante chez d’autres. En aucun cas, ces gens ne doivent regarder vers la salle, car il n’y a pas d’ouverture.

(Note : Les personnages décrits ci-dessous peuvent, soit être déjà sur scène au lever du rideau ou quand les lumières s’allument, soit entrer progressivement et se regrouper par terre. Au fur et à mesure qu’ils s’entassent, ils doivent manifester leur inconfort et leur irritation. Une fois qu’ils sont tous installés, ils doivent se figer dans l’immobilité.)

Fania, s’adressant au public. Nous n’étions toujours pas sûrs de ce qui se passait. (Elle jette un regard aux autres.) Bien sûr, aucun d’entre nous n’avait jamais voyagé dans un wagon de marchandises. Parqués comme du bétail. Les portes étant verrouillées, personne ne savait si nous allions vers le nord, le sud, l’est ou l’ouest. Mais nous gardions, malgré tout, une certaine assurance. Après tout, nous étions des citoyens français. Et les Allemands mettaient un point d’honneur à traiter les Français presque d’égal à égal, même s’ils étaient nos conquérants et qu’ils occupaient le pays. (Elle regarde autour d’elle.) J’ai alors commencé à me demander si nous étions tous Juifs. Car si c’était le cas, alors peut-être qu’ils ne nous déplaçaient pas simplement vers une nouvelle prison. Certains d’entre nous avaient déjà passé des mois en prison, ramassés dans la rue ou sortis de leurs maisons, sans jamais vraiment savoir pourquoi. Mais les Allemands n’avaient pas l’habitude de répondre aux questions. C’était la guerre, vous faites ce qu’on vous dit de faire. Et maintenant, nous étions là... allant quelque part... heure après heure... sans eau, sans toilettes, juste un seau qui débordait. Et ça a commencé à sentir... et nous avions trop peur pour exprimer à quel point nous avions peur. Et nous avons continué à rouler — lentement... vers où ? Où allions-nous, et pourquoi ?

Elle rejoint les autres.

Un mari d’âge mûr masse les épaules de sa femme, assise par terre avec lui. Deux ouvriers examinent le groupe avec méfiance. Une mère éloigne son jeune garçon du sac de nourriture de son voisin. Des étudiants tentent de s’absorber dans leurs romans. Deux intellectuels, recroquevillés par terre, jouent aux échecs sur un petit échiquier. Des gens chics tentent de se tenir à l’écart, prenant un air distingué, voire ennuyé. Un jeune scout fait des nœuds sur une cordelette. Une femme demande à son vieux mari, asthmatique, de prendre son cachet. Il le tient entre ses doigts, cherchant tristement de l’eau autour de lui. Fania Fénelon, vêtue d’un magnifique manteau de fourrure et d’une toque de fourrure, a une élégante valise à ses pieds. Elle a un filet à provision avec des fruits et une saucisse, du pain et une bouteille d’eau. Elle offre une gorgée au vieil homme qui avale son cachet avec reconnaissance, puis rend la bouteille à Fania. Marianne, assise sur le sol à côté de Fania, jette un regard avide sur les provisions.

Fania. — Si tu veux, prends un autre morceau de saucisse.

Marianne. — Oui, juste un tout petit... (Elle prend plus qu’un tout petit morceau.) Paris me manque tellement, pas toi ?

Fania. — Oh si, beaucoup.

Marianne. — Je n’arrive toujours pas à croire que je suis assise à côté de toi ! Vraiment... tous mes amis adorent ton style.

Elle mord dans la saucisse qu’elle mâche voluptueusement.

Fania. — Sais-tu pourquoi ils t’ont arrêtée ?

Marianne. — Je pense que c’est à cause de mon petit ami. Il est dans la Résistance.

Fania, jetant un coup d’œil autour d’elle à la recherche d’un espion, puis baissant la voix. Oh ! le mien aussi.

Marianne. — Je l’adore ! Il s’appelle Maurice. Il est en deuxième année d’école dentaire.

Fania. — Le mien s’appelle Robert. Il est avocat.

Marianne. — En prison, on me battait sans cesse...

Fania. — Moi aussi.

Marianne. — Ils n’arrêtaient pas de me demander où il était, mais je ne le sais même pas ! Ils ont failli me casser le bras, ces idiots. (Fania jette un coup d’œil autour d’elle, puis fait un signe à Marianne, qui baisse la voix.) Quelqu’un a dit que la vraie raison pour laquelle ils nous ont arrêtés, c’est parce que nous sommes Juifs. Tu es Juive, toi ?

Fania. — À moitié.

Marianne. — Moi aussi, à moitié. Même si cela n’a jamais rien signifié pour moi.

Fania. — Pour moi non plus.

Elles s’arrêtent et regardent les autres en silence. Marianne jette à nouveau un regard sur les provisions de Fania.

Fania. — Vraiment, tu ne devrais pas manger autant.

Marianne. — Je n’y peux rien. Je ne faisais pas ça avant la prison. Mais là-bas, j’avais tout le temps faim. J’espère que mon petit ami ne me verra jamais comme ça. J’ai gonflé. Mais mes jambes sont encore bien, tu ne trouves pas ? Je n’arrive toujours pas à croire que je suis assise à côté de toi. Je joue un peu de piano et je connais toutes tes chansons par cœur.

Fania se tourne vers le jeune scout qui a posé sa boussole sur son genou et en observe l’aiguille. À côté de lui, sa mère dort.

Fania. — Peux-tu me dire dans quelle direction nous allons ? Excuse-moi, j’ai oublié ton nom.

Le jeune scout. — Michael. Nous allons vers le sud.

Le premier joueur d’échecs, qui a entendu. Ce sera probablement Munich. Ils ont besoin de main d’œuvre dans les fermes de la région.

Le deuxième joueur d’échecs. — Ça ne me dérangerait pas. J’aime les activités de plein air.

Une femme, y allant de son commentaire. Là-bas, ils ont ces petites maisons à colombages. Elles sont beaucoup plus jolies que tout ce qu’on peut voir en France. J’ai vu des photos.

Le premier joueur d’échecs. — A mon avis, nous serons mitraillés à l’endroit même où nous sommes assis maintenant. Et j’en suis particulièrement désolé pour vous, Madame Fénelon... votre musique, c’est pour moi le son de Paris.

Fania, au joueur d’échecs. Je vous remercie.

Marianne, calmement. Je ne suis pas sûre de pouvoir travailler dans une ferme. Et toi ?

Fania, haussant les épaules. — As-tu déjà travaillé ?

Marianne, avec un petit rire. Oh, non, je n’avais même jamais vu un ouvrier avant la prison. Toute ma vie, j’ai été, soit à lécole, soit à la maison. (Elle a un petit rire.) Et maintenant, je ne sais même pas où sont mes parents... (Soudain, elle semble prête à succomber à un accès de terreur.) Tu voudrais bien qu’on essaie de rester ensemble ?

Fania l’entoure d’un bras et Marianne se blottit avec reconnaissance contre le corps de Fania. Un temps. Fania fouille dans son filet et donne un bonbon à Marianne. Marianne le mange avec avidité. Fania lui tapote les cheveux comme pour lui pardonner ce nouvel écart.

Fania. — Quel âge as-tu ?

Marianne. — Vingt ans.

Fania, surprise. Vraiment ? Tu sembles si jeune.

Le jeune scout s’aperçoit d’un changement sur la boussole. Il la prend de son genou, la secoue, puis la repose sur son genou.

Fania. — Il y a du changement ?

Scout. Nous avons tourné vers l’est.

Le premier joueur d’échecs se tourne vers le jeune scout et se penche pour lire lui-même la boussole. Il reprend sa place, le regard plein d’une appréhension grandissante.

le deuxième joueur d’échecs, rassurant. Mais une boussole ne peut pas être exacte quand il y a autant de métal autour, n’est-ce pas ? (Il se lève, enjambe plusieurs personnes et se met sur la pointe des pieds pour regarder à travers une fissure dans la paroi du wagon.) Cette fente est trop petite, mais je pense que le soleil est derrière nous maintenant.

Le premier joueur d’échecs. — Cela signifie que nous allons bien vers l’est.

Il y a une soudaine explosion d’indignation dans la foule. Les gens se lèvent d’un bond pour échapper à quelque chose qui se trouve sous le foin qui recouvre le sol. On entend des cris de dégoût et de colère. La mère et le petit garçon émergent de la foule, alors que le petit garçon reboutonne son pantalon.

La mère. — Eh bien, qu’est-ce qu’il est censé faire !

Le premier joueur d’échecs. — Il peut utiliser le seau là-bas !

Le deuxième joueur d’échecs. — Le seau est plein.

La mère, criant en direction d’une grille située en haut du wagon. Hé ! soldat ! Laissez-nous vider le seau !

Le seul bruit qui lui répond est celui du train sur les rails. Vaincus, les déportés se rasseyent en essayant de trouver des places sèches sur le sol. Le train fait une embardée et ils tombent les uns sur les autres.

Marianne, chuchotant à l’oreille de Fania tout en posant une main sur son estomac. Maintenant, c’est moi qui ai besoin d’y aller.

Fania. — Moi aussi. Essaie de tenir le coup. Ils vont certainement bientôt ouvrir les portes.

Marianne. — Puis-je avoir une autre gorgée de ton eau ?

Fania. — D’accord, mais trempe juste tes lèvres. Tu dois essayer de te discipliner.

Marianne boit dans la bouteille d’eau minérale qui se trouve dans le filet à provisions de Fania, puis se penche en arrière et ferme les yeux. Fania, en replaçant le bouchon, croise le regard assoiffé du vieil homme asthmatique. Elle hésite, puis lui tend la bouteille que saisit sa femme. Le vieillard boit à petites gorgées ; il est plus faible que tout à l’heure. La foule perd peu à peu son maintien, qui était resté encore assez normal compte tenu des circonstances. Certains se tiennent debout pour éviter le contact avec le sol. D’autres semblent alertes et pleins d’énergie. Mais cette énergie se dissipe progressivement. Certains s’endorment, allongés les uns sur les autres. Leurs lèvres sont desséchées et il y a des signes de réelle détresse. Fania s’endort assise. Marianne dort, puis se réveille, les lèvres desséchées, et tente de tirer une dernière goutte de la bouteille désormais vide. Elle cherche dans le filet à provisions de Fania, mais celui-ci est également vide. Seulement à moitié consciente, elle reste assise, sans expression, puis voit une bagarre qui s’enclenche près d’elle, alors que dans la foule, le premier joueur d’échecs repousse la mère en tirant sa robe vers le bas.

Le premier joueur d’échecs. — Faites-le là-bas ! Ici, c’est ma place !

La mère trébuche sur quelqu’un et regarde par terre. Le vieil homme asthmatique est mort. Sa femme, figée et silencieuse, tient sa tête dans son giron.

Marianne, horrifiée. Il est mort ?

Les déportés, dont Fania, prennent conscience de la présence du mort. Incapable de supporter la situation plus longtemps, Fania se hisse jusqu’à la grille.

Fania. — Ohé ! Vous m’entendez ? Il y a un homme mort dans le wagon ! Vous m’entendez ?

Seul le bruit du train lui répond. Puis, soudain, on entend les freins qui grincent. Les gens sont projetés les uns contre les autres. Le train s’est arrêté. Attente, peur, espoir. On entend les portes du wagon s’ouvrir. Soudain, une lumière blanche intense pénètre dans le wagon, aveuglant tout le monde. La source de lumière se trouve derrière les spectateurs.

Quatre kapos se précipitent sur scène venant de la salle. Ils portent des uniformes rayés semblables à des pyjamas et des matraques avec lesquelles ils frappent tout ce qui les entoure.

Les kapos, hurlant et conduisant les déportés sur l’avant-scène. Dehors, dehors, dépêchez-vous, bougez-vous. Imbécile, debout !

Sous la lumière spectrale des lampes, le wagon se vide. Les kapos chargent les valises sur des chariots, mais avec un certain soin, comme des porteurs. Toujours vêtue de son manteau de fourrure et de sa toque, Fania confie avec un peu de réticence sa valise à un kapo. Ce dernier regarde avec attention le corps de Marianne et lui adresse un sourire engageant et édenté.

Le kapo. — Oh, que j’aime ça !

Le docteur Mengele entre. Il observe la foule en se tenant légèrement à l’écart. Deux gardes en uniforme SS se tiennent à ses côtés. Il fait un léger signe de tête, un ordre. Les SS obéissent et poussent les gens de manière à ce qu’ils forment une file grossière, les uns alignés derrière les autres. On entend les grondements d’une demi-douzaine de chiens de garde. Le docteur Mengele se tient face à la file qui avance et, d’un geste très rapide vers la droite ou vers la gauche, et à peine une seconde d’intervalle entre deux gestes successifs, oriente les gens vers deux zones séparées où ils se tiennent debout et attendent. Les hommes les plus forts et les jeunes sont regroupés ensemble. Fania se trouve derrière Marianne dans la file.

Fania, parlant à l’oreille de Marianne tandis qu’elles avancent dans la file. Tout va bien se passer, tu vois ? (Elle indique les coulisses.) Il y a un camion de la Croix-Rouge.

Marianne et elle arrivent devant le docteur Mengele. Il leur jette un coup d’œil rapide et leur fait signe de rejoindre le groupe des personnes en bonne santé. Fania et Marianne s’insèrent dans le groupe.

Marianne. — Oh, je suis si contente qu’ils nous aient laissées ensemble ! A vrai dire, je n’ai jamais su prendre soin de moi-même.

Les lumières changent brusquement. Le docteur Mengele et les gardes masculins sont plongés dans l’obscurité, tandis que les femmes s’agitent dans une lumière qui change constamment et qui est complètement déroutante. Les personnes chuchotent avidement à l’oreille les unes des autres. De temps en temps, une voix de femme crie hystériquement, puis est rapidement étouffée, car la plupart des gens ne veulent pas attirer l’attention ou créer de problèmes. Ce sont des improvisations autour du thème de l’inconnu — espoir et terreur mêlés, curiosité intense, etc.

L’éclairage se stabilise soudain et les femmes se taisent alors que deux gardiennes SS apparaissent, se déplaçant parmi elles en les regardant avec mépris. Les femmes, tantôt poussées, tantôt obéissant instinctivement, forment deux rangées qui se font face. Elles sont, bien sûr, toujours habillées normalement, beaucoup portant des chapeaux, des manteaux de fourrure, etc. Pendant le changement d’éclairage, trois prisonnières polonaises ont poussé sur scène des comptoirs qui structurent l’espace. Elles restent ensuite debout, l’une essayant de se ronger un ongle cassé, les deux autres se déplaçant parmi les femmes, tripotant leurs manteaux et leurs robes, regardant les bagues et les montres. Les femmes qui ne se sont pas déjà figées dans une attitude de soumission repoussent avec colère leurs doigts grossiers. Les deux prisonnières polonaises examinent maintenant Fania et Marianne.

Fania. — C’est ici que nous récupérons nos affaires ?

Frau Schmidt entre, portant un uniforme SS. Elle s’arrête et observe sans la moindre expression. La première Polonaise retire tout simplement des mains de Fania son sac à main. La deuxième saisit le col de son manteau de fourrure et le lui enlève. Le sac et le manteau tombent dans les mains de Frau Schmidt qui les examine avec admiration.

Frau Schmidt. — Vos chaussures.

Incrédules, Fania et Marianne, maintenant toutes deux effrayées, enlèvent leurs chaussures, que les Polonaises apportent à Frau Schmidt. Frau Schmidt examine les chaussures coûteuses en connaisseuse.

La première prisonnière polonaise. — Déshabillez-vous.

Quelques-unes des femmes, intimidées, commencent aussitôt à enlever leurs vêtements, mais d’autres, dont Fania et Marianne, restent immobiles, étonnées. Frau Schmidt s’approche d’elles.

Frau Schmidt. — Je suis Frau Schmidt. Comprenez-vous ce que cette femme vous a dit ou dois-je répéter l’ordre ?

La violence fanatique qui l’habite se perçoit dans sa voix, et Fania, puis Marianne et les autres qui n’avaient pas encore commencé à se déshabiller, le font en toute hâte. La première Polonaise ramasse les vêtements, tandis que la seconde distribue d’informes robes de prisonnières et leur lance des chaussures d’une pile qu’elles essaient et échangent entre elles.

Les prisonnières, dans la confusion. — Ce n’est pas une paire. / Elles sont trop petites. / Elles n’ont pas de lacets. / Elles...

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