Ödön von Horváth
Foi Amour
Espérance
Une petite danse de mort en cinq tableaux
(Glaube Liebe Hoffnung
Ein kleiner Totentanz in fünf Bildern)
Traduction française revue et corrigée de
Henri Christophe
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Élisabeth
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Un agent de police (Alphonse Klostermeyer)
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Le préparateur en chef
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Le préparateur
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Le préparateur adjoint
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Le baron au crêpe noir
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Irene Prantel
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La femme du juge de paix
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Monsieur le juge de paix, lui-même
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Un invalide
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Une ouvrière
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Un comptable
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Marie
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Un inspecteur de police
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L’inspecteur principal
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Un deuxième agent (le collègue)
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Un troisième agent
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Joachim, le sauveteur intrépide
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Premier tableau
Scène 1
La scène : devant le laboratoire d’anatomie, avec ses vitres dépolies.
Elisabeth va y entrer, regarde une fois encore derrière elle, personne. Au loin, un orchestre entonne la fameuse Marche funèbre de Chopin alors qu’un jeune agent (Alphonse Klostermeyer) passe lentement près d’Elisabeth, apparemment sans lui prêter attention.
C’est le printemps.
Scène 2
Élisabeth, s’adressant soudain à l’agent de police tandis qu’au loin La Marche funèbre s’évanouit. — Je vous demande pardon — c’est que... je suis à la recherche de l’anatomie.
L’agent. — Le laboratoire d’anatomie ?
Élisabeth. — Oui, là où on scie les cadavres.
L’agent. — C’est ici.
Élisabeth. — Ah bon. Bien.
Un silence.
L’agent, souriant. — Attention, mademoiselle ! Là-dedans, il y a des têtes coupées plein les étagères.
Élisabeth. — Les morts ne m’effraient pas.
L’agent. — Moi non plus.
Élisabeth. — Il en faut plus pour me faire peur.
L’agent. — Ce que j’en dis.
Il salue négligemment et sort.
Scène 3
Élisabeth suit l’agent de police d’un regard moqueur — puis, s’enhardissant, elle appuie sur le bouton de sonnette du laboratoire d’anatomie. On entend retentir la sonnerie à l’intérieur et aussitôt le préparateur, en tablier blanc, fait son apparition. Il se tient sur le seuil et dévisage Élisabeth, apparemment indécise.
Scène 4
Le préparateur. — Vous désirez ?
Élisabeth. — Je voudrais parler au responsable.
Le préparateur. — C’est à quel sujet ?
Élisabeth. — Une urgence.
Le préparateur. — Un proche, décédé, qui est chez nous ?
Élisabeth. — Il ne s’agit pas d’un proche décédé, il s’agit de moi, personnellement.
Le préparateur. — C’est pour quoi, alors ?
Élisabeth. — Les instances responsables, c’est vous, monsieur ?
Le préparateur. — Je suis le préparateur. Vous pouvez vous confier à moi sans crainte.
Un silence.
Élisabeth. — C’est que... On m’a dit qu’ici, on pouvait vendre son corps. Absolument. Je veux dire que, quand je serai morte, ces messieurs pourront faire de mon cadavre ce qu’ils voudront, au profit de la science... Sauf que je toucherai l’argent tout de suite. Maintenant.
Le préparateur. — Jamais entendu ça.
Élisabeth. — Puisqu’on me l’a dit, absolument.
Le préparateur. — Qui donc ?
Élisabeth. — Une collègue.
Le préparateur. — Qu’est-ce que vous faites comme métier ?
Élisabeth. — En ce moment, pour dire la vérité, je n’ai pas de travail. Il parait que ça va encore empirer. Mais je ne lâche pas pied.
Un silence.
Le préparateur. — Vendre sa propre dépouille... Qu’est-ce que les gens ne vont pas inventer.
Élisabeth. — On n’a pas envie que ça continue comme ça éternellement.
Le préparateur. — Quelle aberration...
Il extrait de sa poche un sachet de graines pour les oiseaux et donne à manger aux pigeons qui s’élancent du toit du laboratoire d’anatomie — ils connaissent le préparateur si bien qu’ils se posent sur son épaule et lui mangent dans la main.
Scène 5
À présent, le préparateur en chef raccompagne un baron au crêpe noir à la porte du laboratoire d’anatomie.
Le préparateur en chef. — Ce sera fait immédiatement, monsieur le baron. Permettez-moi de vous renouveler mes plus sincères condoléances.
Le baron. — Merci, monsieur le directeur, je m’agonis de reproches.
Le préparateur en chef. — L’enquête du ministère public a pourtant avéré le caractère infondé d’accusations éventuellement portées contre monsieur le baron. Nous sommes tous dans la main de Dieu.
Le baron. — Certes. Moi qui ai fait Verdun et la Somme, rien ne m’a bouleversé comme cette catastrophe, hier. Nous n’étions mariés que depuis trois mois, et c’est moi qui conduisais cette maudite voiture, dans ce virage maudit. Entre Lechbruck et Steingaden. Heureusement, son corps me sera restitué.
Le préparateur en chef, découvrant entre-temps le préparateur. — Un instant, je vous prie. (S’approchant très près du préparateur, hurlant.) Vous voilà encore à donner à manger aux pigeons ? Où est-ce que vous vous croyez ? Quel foutoir, tout de même ! Et là-dedans, les doigts et les gosiers qui trainent partout, c’est un poème ! Mettez les deux cœurs et la demi-rate dans le tiroir, s’il vous plaît ! Quel laisser-aller !
Le préparateur. — C’est que... cette demoiselle voulait vendre sa dépouille, monsieur le directeur...
Le préparateur en chef. — Sa dépouille ? Encore ?!
Un silence.
Le baron. — C’est insensé.
Le préparateur en chef. — Dieu sait que nous avons démenti cette rumeur. Nous n’achetons pas de morts de leur vivant. Les gens n’accordent aucun crédit aux communiqués officiels ! Ils se sont mis dans la tête que l’État payerait pour leur cadavre, ils se trouvent si intéressants ! C’est toujours l’Etat qui doit aider, toujours l’État !
Le baron. — Une conception absolument insensée des devoirs de l’État.
Le préparateur en chef. — Les temps vont changer, monsieur le baron.
Le baron. — Espérons-le.
Scène 6
Le préparateur adjoint, apparaissant rapidement sur le seuil du laboratoire d’anatomie, le chapeau du préparateur en chef à la main. — Téléphone, monsieur le directeur !
Le préparateur en chef. — Qui est-ce ? Pour moi ?
Le préparateur adjoint. — Il s’agit en quelque sorte de l’expertise relative à l’affaire Léopoldine Hackinger, de Brno. Monsieur le directeur doit rejoindre sur-le-champ le professeur à la clinique.
Il lui remet le chapeau.
Le préparateur en chef. — Sur-le-champ ! (Il s’empresse d’ôter son tablier blanc et le remet au préparateur adjoint qui disparaît à l’intérieur du laboratoire d’anatomie. Au baron : ) Je vous demande pardon, cher baron ! Nos sommités ne parviennent apparemment pas à déterminer de quoi est morte cette fille des Sudètes. Le devoir m’appelle...
Le baron. — Je vous en prie
Le préparateur en chef. — Encore une fois, mes plus sincères condoléances !
Le baron. — Je vous en remercie.
Le préparateur en chef. — J’ai bien l’honneur, monsieur le baron.
Il sort rapidement par la droite.
Le baron. — Au revoir...
Il sort lentement par la gauche, de nouveau quelques mesures de La Marche funèbre de Chopin se font entendre au loin. C’est la fin de l’après-midi, peu à peu, le jour baisse.
Scène 7
Le préparateur, suivant du regard le préparateur en chef. — Un homme méchant. Pauvres pigeons. Croyez-moi, mademoiselle, le mieux pour vous ce serait de vous jeter par la fenêtre.
Élisabeth. — Vous êtes un homme vraiment charmant, monsieur le directeur !
Le préparateur. — Je ne vous veux que du bien. Qui achèterait un cadavre ? De nos jours !
Élisabeth. — Demain sera un autre jour.
Le préparateur. — Mais pas meilleur.
Élisabeth. — Je ne vous crois pas.
Le préparateur. — Qu’est-ce que vous croyez alors ?
Un silence.
Élisabeth, souriant. — Ah non, vous non plus, vous n’arriverez pas à m’ôter l’idée qu’un jour, j’aurai de la chance. Tenez, si j’avais pu vendre mon cadavre, pour cent cinquante marks...
Le préparateur,...