L’amuseur

Édition :

A la fin des années 50, dans une station balnéaire anglaise oubliée de tous et alors que le music-hall traditionnel commence à battre de l’aile, Archie Rice, “l’amuseur”, continue à déverser sur un public clairsemé ses plaisanteries de mauvais goût, et cherche des expédients pour se relancer. Comme lui, les membres de sa famille se heurtent à l’écart entre la vie qu’ils auraient rêvée et celle qui leur est accessible, compte tenu de leur condition sociale et de leurs capacités. Chacun y réagit avec sa personnalité, mais régulièrement, leurs frustrations s’entrechoquent et ils se blessent, en dépit parfois d’un attachement réel. Tous seront, à un moment donné, confrontés à la vérité sur eux-mêmes. The Entertainer, publiée ici pour la première fois en français, a été créée en 1957 à Londres par Laurence Olivier, fasciné par le rôle d’Archie. Tony Richardson, qui avait mis en scène la création londonienne, a ensuite réalisé le film du même nom, toujours avec Laurence Olivier dans le rôle-titre. Ce dernier considérait le rôle d’Archie comme son plus grand rôle, “après Hamlet”.

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John Osborne

L’Amuseur

(The Entertainer)

Version française de
Michel Averlant

Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille

Personnages

Archie Rice

Phoebe Rice, son épouse

Billy Rice, son père

Jean Rice, sa fille d’un premier mariage

Frank Rice, son fils

William Rice (Oncle Bill), son frère

Graham Dodd, fiancé de Jean

Britannia

La pièce a été créée en France en 2007 au Théâtre Dijon Bourgogne dans une mise en scène d’Irène Bonnaud sous le titre MUSIC-HALL 56

Note de l’auteur

Le music-hall est en train de mourir et, avec lui, une part importante de l’Angleterre. C’est un peu du cœur de l’Angleterre qui s’en va ; quelque chose qui appartenait autrefois à tout le monde, car il s’agissait vraiment d’un art populaire. En écrivant cette pièce, je n’ai pas utilisé certaines techniques du music-hall pour faire des effets, mais parce que je suis convaincu qu’elles peuvent résoudre certains des problèmes éternels de temps et d’espace auxquels est confronté le dramaturge , et aussi parce qu’elles sont pertinentes pour l’histoire et le décor. Non seulement cet art a ses propres traditions, ses propres conventions et symboles, sa propre mystique, mais il permet de passer outre les limites d’une mise en scène dite naturaliste. Il permet un contact immédiat, vital et direct avec le public.

DECOR

L’action se déroule dans une grande station balnéaire. La maison dont la famille Rice loue une partie en meublé est une de ces grandes bâtisses hideuses telles que les affectionnait, au début du XXème siècle, l’homme d’affaires « arrivé ». A la belle époque, on ne mettait pas plus de vingt-cinq minutes pour gagner le front de mer en calèche. Aujourd’hui, des trolleys bourrés d’ouvriers - ateliers et fabriques ont poussé comme des champignons dans le voisinage - passent en grinçant devant la porte. C’est une partie de la ville que les vacanciers ne visitent jamais — lorsqu’ils s’y fourvoient par hasard, ils tournent aussitôt les talons pour regagner leurs plages, leurs parcs d’attractions et leurs cafés chantants. Car s’ils ont fait deux ou trois heures de train, c’est précisément pour échapper à ça. Ce quartier, ils n’ont d’ailleurs même pas à le traverser quand ils débarquent à la gare centrale. Il forme une ville en soi, dotée de sa propre gare - de taille respectable, avec des hectares d’entrepôts et de voies de garage - mais où les trains des grandes lignes ne s’arrêtent pas. Ce n’est pas un secteur résidentiel, et c’est à peine une zone industrielle. Le quartier est plein de terrains vagues jonchés de détritus. Il est quadrillé de hautes murailles noires. On y voit un gazomètre, une cheminée d’usine, une route nationale dont les poids lourds font voler la poussière. Les boutiques sont rares et disséminées au coin de rues étroites : un dépositaire de journaux, un magasin d’alimentation générale, un marchand de fish and chips.

OUVERTURE

Avant le lever de rideau et pendant les entractes, on descend un écran où s’affichent des petites annonces et des publicités.

ACTE 1

Numéro 1

Au fond, une gaze. Derrière, on aperçoit une partie de la ville et l’amorce d’un escalier montant des étages inférieurs. Devant, des châssis à hauteur de genou et l’encadrement d’une porte figurent un mur. Divers rideaux peuvent être disposés pour délimiter l’espace occupé par les comédiens au cours des différentes scènes. Également une toile de fond banale, usée jusqu’à la trame, et des rideaux à l’italienne. Il y a deux portes à l’avant-scène, l’une à droite, l’autre à gauche. L’éclairage est tel qu’on peut s’attendre à le trouver dans le théâtre d’une petite ville de province : tantôt le plateau entier est plongé dans une lumière brutale, dure et crue, tantôt on n’utilise qu’un simple projecteur de poursuite. Les scènes à la maison et les intermèdes de music-hall doivent, en fait, être éclairés comme s’ils n’étaient chaque fois qu’un nouveau numéro « de la revue ». Le mobilier et les accessoires sont aussi rudimentaires que s’ils étaient prévus pour un sketch. De chaque côté du proscenium est placé un cadran sur lequel un chiffre lumineux - le chiffre correspondant au « numéro » en cours - apparaît à mesure que le programme se déroule.

Musique. La plus récente, la plus bruyante, la pire. Un rideau de scène en gaze. Sur le rideau, de plantureuses femmes nues agitent des éventails bariolés et lèvent allégrement la jambe. En travers, et en lettres énormes, on lit : « ROCK-AND-ROLL NU-LOOK ! »

Derrière la gaze du fond, la lumière révèle un vieil homme. Il traverse la scène en direction de la droite. Arrivé au centre, il marque un temps et lève les yeux. On entend des cris et des glapissements. Les vociférations d’une femme qui essaie de séparer deux hommes — peut-être son fils et son amant : « Oh, lâche-le ! Arrête ! Oh, non ! Non, ne fais pas ça ! Non, je t’en prie ! ARRETE ! LÂCHE-LE ! » Le vieil homme sort par la droite, réapparaît par la gauche et marche vers le centre. On entend tomber quelque chose, puis le bruit d’une grêle de coups. Le vieil homme marque un nouveau temps d’arrêt, puis reprend sa marche. La femme glapit de plus en plus fort. Le vieil homme s’arrête encore une fois, revient sur ses pas et crie par-dessus la rampe d’escalier : « Ça ne vous ennuierait pas de faire un peu moins de bruit, là en bas ? »
Il marque un temps puis, ne constatant aucun résultat, insiste :
« Est-ce que vous allez avoir la bonté d’arrêter tout ce bruit ? » Il parvient à conserver un ton digne, mais il possède une voix puissante et le vacarme s’arrête pendant un instant. Il hoche la tête et se remet en marche. Soudain, une voix braille : « Et toi, tu peux pas la fermer, ta grande gueule ? Pauv’ vieux connard ! »
Un sanglot de femme coupe la fin de la phrase. Le vieil homme hésite, revient sur ses pas, se penche dans l’escalier et s’inquiète :
« Vous n’avez pas de mal, madame M ... ? » Sa voix est couverte par une voix d’homme, hachée et furibonde. Une porte claque et le bruit est un peu étouffé. Les sanglots montent toujours mais la situation semble s’améliorer. Le vieil homme regagne le centre et entre en scène par la porte du fond.

Billy Rice est un homme de soixante-dix ans passés, tiré à quatre épingles. Il est très attentif à son physique qui lui a valu la satisfaction de s’entendre qualifier toute sa vie de « bel homme ».

Il est mince, bien bâti et se tient droit comme un i. Le soin maniaque qu’il met à être toujours impeccable lui apporte sans doute ce bien-être dont il rayonne. Ses cheveux gris, entretenus par un vigoureux brossage quotidien, sont drus et soyeux. Ses souliers vernis à bout pointu ont déjà probablement vingt-cinq ans de service. Ses vêtements aussi, mais ils sont méticuleusement repassés et toujours élégants. Sa chaîne de montre brille. Sous sa cravate noire au petit nœud serré, une épingle maintient les pointes de son col. Son chapeau mou, de couleur marron, est à peine incliné sur le côté. Quand il parle, c’est avec une élégante diction surannée, aussi éloignée du ton snob que du ton argotique, mais qui n’est non plus, ni complètement aristocratique, ni tout à fait démodée. A vrai dire, ce n’est pas l’accent d’une classe, mais d’une époque. On ne l’entend plus très souvent de nos jours.

Lever du rideau de scène en gaze. Le meublé des Rice.

Billy s’avance jusqu’au centre, pose sur la table un journal plié, deux bouteilles de bière et un télégramme fermé sur l’adresse duquel il jette un coup d’œil rapide. Il se dirige ensuite vers la porte d’avant-scène droite et sort en chantant d’une voix profonde mais joyeuse.

Il est un roc séculaire,

Que Dieu pour mon cœur lassé...

Il réapparaît en bras de chemise et enfile par-dessus son gilet une veste de gros tricot.

Mon rocher, ma forteresse,

Mon asile protecteur,

Mon recours dans la détresse...

Sans cesser de chanter, il s’assied, se verse un verre de bière et se met à défaire ses souliers. Il se relève, les enveloppe dans du papier de soie et les range dans une boite qu’il va déposer au fond. En bas, le vacarme a recommencé. Il boit un peu de bière, sort une lime à ongles et, toujours debout, entreprend de se curer les ongles avec beaucoup d’adresse et passablement d’affectation. C’est un peu le geste du dandy qui, d’une chiquenaude, chasse l’éternel grain de poussière imaginaire. Un hurlement parvient d’en bas. Billy s’exprime d’un ton solennel, en homme qui a mûrement réfléchi à la question.

Billy. — Ces foutus Polonais — Valent pas plus cher que les Irlandais ! (Il s’assied et enfile ses chaussons - de très élégants chaussons de tapisserie. On entend sonner, en bas, à la porte d’entrée. Il sort ses lunettes de leur étui et les met.) Je n’ai jamais pu encaisser cette racaille.

Il déplie son journal. La sonnette retentit toujours. Il a l’air agacé, mais il a étendu ses jambes et il est trop bien installé pour bouger. Il chante gaiement, comme pour couvrir le bruit de la sonnette.

Mon Dieu, plus près de toi,

Plus près de toi !

Il s’interrompt, tend l’oreille, puis reprend.

Alors que la souffrance

Fait son œuvre en silence...

Il prend son journal et l’examine avec attention.

Pèlerin, bon courage !

Ton chant brave l’orage.

Mon Dieu, plus près de toi,

Plus près de toi !

Il pose le journal. On entend toujours la sonnerie. Se levant brusquement.

Billy. Pourquoi est-ce qu’ils ne vont pas ouvrir cette foutue porte ? (Il se rassied à moitié, les bras sur les accoudoirs du fauteuil. Il est peu désireux d’intervenir, mais prêt à le faire si c’est indispensable.) Je me demande vraiment ce qu’on attend pour boucler tous ces métèques. (Il semble qu’après tout il n’aura pas à se déranger : on n’entend plus la sonnette. Il se laisse aller contre le dossier avec une satisfaction béate.) Des gens crasseux. Un tas de pouilleux. (Il reprend son journal.) Pauvre Angleterre — Pas étonnant que ça aille de plus en plus mal. (Il pose brutalement son journal.) Allons, bon ! Il y a un courant d’air, maintenant ! (Il se lève, va jusqu’à la porte, l’ouvre et passe la tête au dehors.) Je parie qu’ils n’ont pas refermé la porte d’entrée. Bande de culs-terreux, va ! (Il referme, prend une carpette et la cale contre la rainure de la porte.) Ils sont nés sur leur fumier. Des animaux. (Il regagne son fauteuil et s’assied.) De vrais animaux. Des animaux même pas dressés. (Il se réinstalle. Une jeune fille apparaît tout au fond, par la gauche. C’est Jean. Billy se reverse un peu de bière. La jeune fille frappe à la porte. Il tend l’oreille.) Qui est là ? (La jeune fille frappe de nouveau.) Qui est là ? Pas moyen d’avoir la paix deux secondes, dans cette saloperie de baraque.

Jean. — C’est toi, grand-père ?

Billy. — Quoi ?

Jean. — C’est Jean.

Billy, se levant. — C’est qui ?

Jean. — C’est moi — Jean.

Billy, va à la porte et se plante devant. — Même pas moyen de lire son journal tranquille. Qui ?

Jean. — Ta petite-fille.

Jean essaie d’ouvrir la porte mais le tapis l’en empêche.

Billy. — Une minute ! Une minute ! Y a pas le feu !

Il se baisse.

Jean. — Pardon.

Billy. — Y a pas le feu !

Il tire la carpette coincée et ouvre la porte à Jean Rice. C’est une fille de 22 ans environ. Elle est brune. Ses dents avancent un peu et elle a une mauvaise vue. La plupart des gens la qualifieraient de quelconque, mais la chaleur humaine et l’habitude de sourire « quand même » ont déjà planté leurs petits jalons autour de son nez et de ses yeux. Sa bouche est grande, charnue.

Jean. — Bonjour, grand-père.

Billy. — Je me demandais quelle espèce d’emmerdeur ça pouvait bien être.

Jean. — Je te demande pardon.

Billy. — Je croyais que c’était un de ces piqués qui venait faire du raffut sur le palier. Allons, entre puisque tu veux entrer. On est en plein courant d’air, devant cette porte. Je venais juste de m’asseoir.

Jean, entrant, l’embrasse. — Je t’ai dérangé ? Je te demande pardon.

Billy. — Je venais juste de m’asseoir pour lire mon journal. Eh bien, c’est ce qui s’appelle une surprise — Qui est-ce qui t’a ouvert, en bas ?

Jean. — Le fils, je crois. Il n’a pas desserré les dents.

Billy. — Ça ne m’étonne pas. Il n’a jamais appris à lire ni à écrire. Ne serait pas foutu d’aligner trois mots.

Jean. — Elle, en tout cas, on l’entend. J’ai été obligée de sonner pendant des heures.

Billy. — Oui, on se croirait dans une ménagerie.

Jean. — Comment vas-tu ?

Billy. — Une foutue ménagerie. On devrait les boucler. Et tu ne sais pas la dernière ? Tu ne sais pas qui elle a mis là-haut, dans l’ancienne chambre de Mick ? Un nègre. Je t’assure. Tu vas voir, tu débarques dans une maison de fous.

Jean. — Tu as l’air en pleine forme. Tu vas bien ?

Billy. — Je fais aller. Il faut bien s’attendre à des petites douleurs, à des petites misères, quand on arrive à mon âge. Je crois que Phoebe est au cinéma. Elle ne m’avait pas dit que tu allais venir.

Jean. — Je ne l’avais pas prévenue.

Billy. — Elle ne m’a rien dit. Alors je ne m’attendais pas à ce qu’on frappe à la porte.

Jean. — Je me suis décidée à venir seulement ce matin.

Billy. — Je venais juste de m’asseoir pour lire mon journal.

Jean. — Je te demande pardon. Je t’ai dérangé.

Elle a trouvé exactement la réplique et le ton qui convenaient. Maintenant, il est bien établi que la soirée de Billy a été troublée. Il perd son air agacé. Il se détend et sourit un peu. De toute façon, il est content de la voir.

Billy. — Allons, allons, viens faire une bise à ton grand-papa.

Elle l’embrasse.

Jean. — Ce que je suis contente de te voir.

Billy. — Moi aussi, ça me fait plaisir de te voir, mon petit lapin. C’est ce qui s’appelle une surprise. Allons, enlève tes affaires. Phoebe ne va pas tarder. Pourquoi elle est sortie, je n’en sais rien.

Jean enlève son manteau et jette un paquet de cigarettes sur la table.

Jean. — Je t’ai apporté ça. Elle n’est pas allée au cinéma ?

Billy. — Elle est folle. Oh, ça c’est gentil. Très gentil. Merci. Oui, elle a dit qu’elle y allait de bonne heure. Je me demande pourquoi elle ne peut pas rester à la maison.

Jean. — Oh, tu sais qu’elle a toujours été comme ça. Elle aime sortir.

Billy. — Oui, eh bien ça lui passera comme aux autres. Ce n’est plus une gamine. Quand elle aura mon âge, ça ne lui dira plus rien. (Il ouvre le paquet de cigarettes et tire de la poche de son gilet un fume-cigarette en ivoire.) Oh, comme tu es mignonne. Merci. Il faut dire que, quand elle reste là, elle se fiche tout de suite en boule. Et je ne peux pas supporter les scènes. Je ne peux plus. (Il regarde fixement dans le vide.) De toute façon, ça ne sert à rien de discuter avec Phoebe. Tu ne veux pas un peu de bière ? (Elle secoue la tête.) Elle n’écoute jamais. Tu n’en veux vraiment pas ? Il y en a une caisse grande comme ça à la cuisine. Archie l’a rapportée ce matin.

Jean. — Non merci.

Billy. — Non, quand elle est de cette humeur-là, c’est bien simple, moi, je sors.

Jean. — Et tu vas où ?

Billy. — Faire un tour. Ou bien je vais au club. Tu n’es jamais venue au club. Il faut que je t’y emmène. Note que c’est très calme. Sauf le samedi. Le samedi, il y en a qui traînent leur femme. Mais ce sont tous des vieux de la vieille, comme moi.

Jean. — Ça doit être sympa.

Billy. — Bah, c’est un endroit où aller quand on n’en peut plus de rester enfermé. Pas l’impression que ça plairait à une gamine comme toi. Tu dois préférer ces boites où on joue du jazz.

Jean. — J’aimerais y aller. Il faut que tu m’y emmènes.

Billy. — Tu aimerais vraiment ? Vraiment ? D’accord. Mais je te préviens, tu n’y entendras pas de boogie-woogie. Tu vas rester combien de temps ?

Jean. — Juste le week-end.

Billy. — On ira demain soir. C’est un bon soir — le dimanche. Quelquefois, quand ça me prend, je leur chante des bonnes vieilles chansons. L’ai pas fait ces derniers temps. Pas depuis un bon bout de temps. Faut croire que j’en ai plus envie.

Jean. — Où est papa ?

Billy. — Au théâtre. Il joue ici, tu sais. Cette semaine, il passe à l’Eden.

Jean. — Ah oui, c’est vrai.

Billy. — Il faut croire que j’en ai plus envie. Ça vous déprime un peu, quelquefois, de rester coincé ici. Oh, il y a aussi le Cambridge, dans la grand-rue. J’y vais, bien sûr. Mais ce n’est pas pareil, on n’y retrouve pas la vieille bande. (Montrant le journal.) Qu’est-ce que tu dis des nouvelles ? Ça, c’est déprimant. Qu’est-ce que tu penses de tout ce ramdam, là-bas, au Moyen-Orient ? On dirait que maintenant les gens ont le droit de nous traiter n’importe comment. N’importe comment. Je n’y comprends rien. Vraiment rien. Archie, lui, il va dans cette saloperie de bistrot, près du beffroi.

Jean. — Le Rockliffe.

Billy. — Oui, le Rockliffe. En fin de semaine, on y trouve toutes les roulures et toutes les tapettes du quartier. Archie a essayé de m’y emmener, l’autre jour. Très peu pour moi. C’est une foire aux fesses, un point c’est tout.

Jean. — Comment va papa ?

Billy. — C’est un imbécile.

Jean. — Ah ?

Billy. — En train de mettre de l’argent dans une tournée.

Jean. — Je ne savais pas ça.

Billy. — Oh, c’est encore une de ses idées de cinglé. Pas fichu de m’écouter. Il passe la moitié de son temps dans cette saloperie de Rockliffe.

Jean. — Je vois. Il s’agit de quel spectacle, cette fois-ci ?

Billy. — Si tu crois que je me souviens de son nom —

Jean. — Tu y es allé ?

Billy. — Non, je n’y suis pas allé. Je m’en voudrais. Ces nus. Ce sont eux qui tuent le métier. De toute façon, comme je lui dis toujours, il est déjà mort, le métier. Mort depuis des années. Quand j’ai passé la main, c’était terminé, fini, enterré. J’ai vu le coup venir. J’ai vu le coup venir et j’ai passé la main. Les gens ne veulent plus de vrais bonshommes.

Jean. — Oui, je crois qu’ils n’en veulent plus.

Billy. — Les êtres humains, ils n’en veulent pas. N’en veulent plus. J’aimerais bien qu’il ne soit pas toujours fourré dans son Rockliffe. C’est là qu’il ramasse la moitié de ses femmes nues, à mon avis. (S’échauffant.) Bon sang, pourquoi est-ce qu’un père de famille emmènerait sa femme et ses enfants voir une collection de putains de vingt-cinquième ordre se dandiner à poil. Ils iront une fois. Ils n’y retourneront pas. Et qui pourrait leur donner tort ? Moi, je n’arrive même pas à trouver quelque chose d’excitant là-dedans. Si encore elles étaient bien roulées. De nos jours, elles n’ont que la peau et les os.

Jean, avec un sourire. — Comme moi.

Billy. — Seulement toi, Dieu merci, tu ne te balades pas toute nue pour faire saliver la galerie. Mais on ne voit plus jamais de femmes bien en chair. Moi, je pourrais t’en dire long sur les belles femmes. Et ce n’était pas non plus rien que du tape à l’œil. C’étaient des dames. Des dames, et on ôtait son chapeau avant d’oser leur adresser la parole. Maintenant ! Tiens, la plupart du temps, on n’arrive pas à distinguer les hommes des femmes. Pas de dos. Et, même de face, on est souvent obligé d’y regarder à deux fois.

Jean. — Comme pour le gouvernement et l’opposition.

Billy. — Qu’est-ce que tu racontes ? Ne me parle pas du gouvernement. Ni de ton autre bande. Bande de voyous mal lavés. On devrait les boucler. Non, Archie est bien gentil, mais c’est un imbécile. Pas fichu de vous écouter. Il n’a jamais été fichu de m’écouter, en tout cas. Il écoute n’importe quel petit combinard. Et ça ne manque pas dans le métier, crois-moi. C’est pour ça que je suis patient avec cette pauvre Phoebe. Je peux te dire qu’elle en a bavé. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de te le dire. J’ai bien peur qu’il se casse la figure. Et dans pas longtemps. Il a eu les yeux plus grands que le ventre.

Jean. — Avec le nouveau spectacle ? Il a vraiment mis de l’argent dedans ?

Billy. — Mis de l’argent dedans ! Ne me fais pas rire ! Il n’a pas un radis. C’est tout à crédit. A...

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