Kerry Shale
Le Test
de Kubrick
(The Kubrick Test)
Adaptation française de
Catherine Romensky et Jean-Joël Huber
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Kerry Shale, 30 ans
Leon, 40 ans
Stanley Kubrick, 60 ans
Scène 1
Appartement de Kerry Shale. Le salon. Kerry écoute « Gotta Serve Somebody » de Dylan sur une chaine stéréo. Le téléphone sonne. Kerry arrête le lecteur de cassette et décroche le téléphone.
Kerry, avec la voix de John Wayne. — « Un homme doit dire, ce qu’un homme doit dire. Dis quelque chose, étranger — »
Leon, son déformé. — Bonjour, c’est bien l’acteur Kerry Shale ?
Kerry, avec sa voix normale. — Ou que dirais-tu de ? — (Avec la voix de Vincent Price.) « Je suis désolé, je suis actuellement occupé à arracher des ailes de mouches. S’il vous plaît, parlez après l’éclat de rire dément. » (Rires, en mode scientifique fou. De sa voix normale à nouveau :) c’est pour mon nouveau message sur le répondeur. Qu’en penses-tu ? Mike ?
Leon. — J’essaie de contacter l’acteur Kerry Shale.
Kerry, amusé. — Oh, joli, très bien. (Imitant Leon.) — Oui, c’est bien l’acteur Kerry Shale. À qui ai-je l’honneur ?
Leon. — M. Shale, je vous appelle de la part de Stanley Kubrick, le réalisateur.
Kerry. — Je suis désolé — De la part de — Qui ?
Leon. — M. Shale, Stanley Kubrick m’a demandé de vous appeler.
Kerry. — Ha ! (Avec une voix plus âgée, plus suave.) « Ahhh, ce cher, cher Stanley — Oui, j’étais encore hier au bar du Festival. Je me suis tourné vers Dickie Attenborough et lui ai demandé : “Pourquoi Stanley ne passe-t-il plus ? Est-ce quelque chose que j’ai dit ?” »
Leon, un temps. — Il s’agit d’être la voix de la bande-annonce de son nouveau film sur le Vietnam, Full Metal Jacket. La bande-annonce sera diffusée aux Etats-Unis et au Canada, au cinéma et à la télévision. Cela pourrait-il vous intéresser ?
Kerry, voix normale. — Ecoute, ça commence à devenir ennuyeux —
Leon. — Je vous assure, M. Shale, c’est une question sérieuse.
Kerry. — Laisse tomber, tu veux ? Comment s’est passée ta dernière audition ?
Leon. — Êtes-vous libre ce soir à ٢٣h٠٠ pour rencontrer M. Kubrick ?
Kerry, après un temps. — Qui que vous soyez, vous commencez vraiment à me faire peur.
Leon. — Je vous appelle de la part de Stanley Kubrick, M. Shale. Et j’ai besoin, j’en ai peur, d’une réponse immédiate. Cela pourrait-il vous intéresser ?
Kerry. — Je suis — Je suis désolé. Qui êtes-vous ?
Leon. — Je m’appelle Leon. Je travaille pour M. Kubrick.
Kerry. — La réponse est — euh — oui. Mais — Comment avez-vous obtenu mon numéro de téléphone personnel — euh, Leon ?
Leon. — Bon. Je serai dans une Land Rover verte. Rendez-vous à ٢٣h٠٠.
Kerry. — Ce soir ?
Leon. — Exact.
Kerry. — Dans trois heures ?
Leon. — Exact.
Kerry. — Attendez. Vous dites que Stanley Kubrick veut que je sois la voix de la bande-annonce de son prochain film ?
Leon. — J’ai votre adresse. Alors, à tout à l’heure.
Leon raccroche. On entend le bip-bip du téléphone. Kerry repose lentement le combiné. Il se lève aussitôt.
Kerry, appelant. — Sara Jane ? (Ravi.) Les filles, vous n’allez pas me croire ! Je vais travailler pour Stanley Kubrick !!!
Noir.
Scène 2
Un bruit de mitrailleuses lourdes. Nous sommes dans le bureau du Général Ripper sur la base aérienne de Docteur Folamour. Kerry rejoue dans son imagination une scène du film, dans laquelle il joue les deux rôles. Bruit des mitrailleuses en arrière-plan.
Le Capitaine Mandrake (interprété par Peter Sellers) est assis sur un canapé de cuir moderne. Le Général Ripper (interprété par Sterling Hayden), cigare coincé dans la bouche, le rejoint et l’entoure de son bras.
Ripper, discrètement fou. — « Mandrake ? »
Mandrake, discrètement nerveux. — « Oui, Jack ? »
Ripper. — « Avez-vous déjà vu un Rouge boire un verre d’eau ? »
Mandrake. — « Non, je — Je ne peux pas dire que j’ai — Jack. » (Petit rire nerveux.)
Ripper. — « De la vodka. C’est ça qu’ils boivent, n’est-ce pas ? Jamais d’eau ? »
Mandrake. — « Eh bien, je — je crois que c’est ce qu’ils boivent, Jack, oui. »
Ripper. — « Un Rouge ne boira jamais d’eau du robinet. Jamais. Ils savent bien pourquoi. »
Mandrake. — « Oooh. Ah. Oui. Je — euh — ne vois pas trop où vous voulez en venir, Jack. »
Ripper. — « Avez-vous déjà entendu parler de la fluoration ? — »
Fondu enchaîné sur :
Scène 3
L’intérieur d’une vieille Land Rover grinçante, conduite par Leon sur une route de campagne anglaise. Minuit.
Kerry, jouant Ripper. — « — La fluoration — de l’eau ? » (Jouant Mandrake, il commence à rire doucement et à sangloter.) « … » (Jouant Ripper.) « Commencez-vous à comprendre ? » (Jouant Mandrake, ricanant et sanglotant.) « Oui — Oui, Jack — »
Redevenant lui-même, Kerry éclate d’un rire ravi.
Leon, riant. — Excellent ! Stanley m’a dit que Peter Sellers a improvisé à peu près à chaque prise. Il adorait ça.
Kerry. — Et Docteur Folamour se levant de son fauteuil roulant : « Mein Führer ! Je peux marcher ! » (Il rit à nouveau.) L’idée de rencontrer l’homme qui a écrit, et produit, et réalisé tous ces films incroyables — c’est juste — Ahhh — Pincez-moi.
Leon allume une cigarette avec un briquet bon marché.
Leon. — Je comprends.
Kerry. — Et donc, donc, vous dites qu’il va réaliser lui-même la bande-annonce là-bas, dans son — son manoir ?
Leon. — Oui.
Kerry. — Je veux dire, qui fait ça ?
Leon. — Pour autant que je sache —
Kerry. — Personne, voilà qui. Je veux dire, d’habitude, mon agent m’appelle, me dit « Rends-toi à Soho demain » et quelqu’un de l’agence de publicité se présente, me donne le texte, et je me mets en mode (avec la voix d’un acteur dramatique) « sérieux » ou alors (avec la voix d’un acteur de comédie) en mode « comique », on expédie le tout en une heure, je rentre à la maison, et puis la semaine suivante, ça passe à ta télé. Mais là — là, ce sera — Stanley Kubrick — et moi. Je veux dire — c’est juste le meilleur.
Leon. — Je connais cette sensation.
Kerry. — Vraiment ? Je ne pense pas, non.
Leon. — Après avoir vu Orange Mécanique, je me suis tourné vers l’ami avec qui j’étais et j’ai dit : « Je veux travailler pour cet homme. » Quelques années plus tard, je me suis retrouvé à auditionner pour Barry Lyndon. J’étais un cas désespéré.
Kerry. — Vous — Tu as été un acteur, Leon ?
Leon. — Formé à la London Academy. Diplômé en ١٩٦٩.
Kerry. — Sans blague. Ça a dû être dur de ne pas...