Karl Schönherr
Le Diable
Fait Femme
(Der Weibsteufel)
Traduction de
Lucile Vuillemin
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
L’Homme, un contrebandier
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La Femme, sa jeune épouse
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Le Chasseur, un jeune chasseur garde-frontière
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Lieu
Une ferme isolée dans les Alpes autrichiennes, près d’une frontière.
Acte I
L’Homme et la Femme sont assis à table. Deux verres de vin sont posés devant eux. L’Homme est encore jeune mais souffreteux et fragile ; les cheveux duveteux et clairsemés, tirant sur le roux.
L’Homme, se levant et prenant son verre à la main ; il sourit. — Femme. Tu sais quel jour on est aujourd’hui ?
La Femme. — Il y a six ans aujourd’hui, on s’est mariés.
L’Homme. — Trinque avec moi. (Ils trinquent.) Excellente santé à toi !
La Femme, le regardant dans les yeux. — Et à toi donc !
Ils vident leurs verres et s’embrassent sur la joue.
L’Homme, joyeux. — Et maintenant dis-moi : est-ce qu’on s’est disputés une seule fois en six ans ?
La Femme. — On s’est toujours bien entendus. Je me rappelle pas qu’on se soit disputés.
Elle enlève les verres vides de la table.
L’Homme, s’asseyant et riant. — Ah, je peux pas m’empêcher de rire quand je repense comme les gens ont cancané. Tu devais pas me prendre, ils ont dit. Et mes propres frères qui se sont moqués et ont ri : un gringalet si faiblard, prendre femme en plus de ça. Ça va mal tourner. (Dédaigneux.) Et ils sont passés où maintenant, les prophètes de malheur, les oiseaux de mauvais augure ?
La Femme, avec tendresse et simplicité. — C’est justement parce que tu es fragile... j’ai bien vu qu’il te fallait quelqu’un... et que ça pouvait avoir de l’importance pour toi. C’est justement pour cette raison-là que je t’ai pris. (Un temps.) Tu sais, je t’ai pris comme un enfant qui a besoin d’aide, qu’il faut garder, dont il faut s’occuper et prendre soin.
L’Homme, silencieux, pensif. — Oui ; depuis tout p’tit, j’ai toujours eu la santé fragile. (Il regarde le portrait de sa mère au mur.) Hein, maman. (Un temps.) Mais à la place, je suis rusé. (Il se lève et verrouille la porte de l’intérieur.) Ferme le rideau. (Tandis que la Femme s’exécute, il tire son couteau pointu de sa poche arrière, et avec la pointe, il soulève une lame de plancher. Du plancher ouvert, il extrait une étoffe de soie et de la dentelle enroulées dans du papier ; il les étend sur la table devant la Femme. Joyeux.) Alors, qu’est-ce que t’en dis ? Elles sont pour toi. Regarde-moi ça.
La Femme, pleine de joie. — Ah, quelle splendeur ! Les fines dentelles et la soie.
Elle prend la soie et s’en fait un tablier.
L’Homme, observant sa femme faire avec satisfaction ; pour lui-même. — Elle est en joie, la petite. (Un temps. À sa femme :) Eh oui. Les biens de contrebande sont d’une grande finesse. Et ils rapportent de l’or ! (Il sort de la commode une grosse bourse de cuir et en extrait de grandes pièces d’or, qu’il dépose tour à tour sur la table, les alignant avec délectation.) Là ; et là ; et là ; et là ; je pourrais paver toute la table de ducats d’or. Tout est pour toi.
La Femme, saisissant son bras ; les yeux brillants. — Si nous avons un jour la belle maison sur la Grand Place ; avec le grand portail et les arcs de fenêtre peints ; le dimanche, je me rendrai à l’église avec ma dentelle et mon jupon de soie. Ah.
L’Homme. — Alors toutes les personnes derrière nous en resteront bouche bée !
La Femme, soupesant la bourse de cuir dans sa main. — Il manque encore combien pour la maison ?
L’Homme, remettant les pièces d’or dans la bourse. — Il ne manque pas beaucoup. Encore quelques bons chargements et le compte y sera.
Il place la bourse dans la commode qu’il referme.
La Femme, repliant l’étoffe de soie et la dentelle avec précaution. — Y a pas eu de nouvelles marchandises de contrebande cette nuit ?
L’Homme, hochant la tête. — Elles sont à la cave, sous le double fond. (Il aide la Femme à lisser la dentelle.) Mais on ne peut plus rien transférer ; plus rien échanger contre de l’or ; le nouveau chasseur garde-frontière a des yeux qui percent le bois et les murs.
La Femme, ayant de nouveau enveloppé la dentelle et l’étoffe de soie dans le papier. — Il fait la ronde jour et nuit ?
L’Homme. — Comme ça. Maintenant remets-le à l’intérieur. (La Femme place le paquet dans le plancher ouvert. L’homme repose le morceau de plancher sur l’ouverture.) Et les contrebandiers ne veulent plus se risquer à rien ; ils disent que c’est facile pour moi, le receleur, de rester à la chaleur du fourneau ; alors qu’eux font le sale boulot. Ils disent que le nouveau chasseur n’a aucune pitié. Il frappe fort et ne se laisse pas corrompre.
La Femme. — Il va finir par nous attraper nous aussi.
L’Homme, se relevant et piétinant fermement la lame de plancher remise en place. Puis entraînant la Femme vers un coffre ancien, grand et spacieux. — Dis-moi maintenant : depuis qu’on est mari et femme, tu gardes ce coffre fermé ; personne ne sait ce qui s’y trouve.
La Femme, le coupant abruptement. — C’est bien comme ça. Laisse mon coffre en paix.
L’Homme. — Mais les chasseurs vont se lancer à nos trousses.
La Femme. — Comment ça ?
L’Homme. — Tous les valets de ferme et les servantes qui sont déjà venus chez nous parlent à tout-va du coffre dans le village ; ils disent qu’un secret est caché à l’intérieur. Évidemment, les chasseurs tendent l’oreille. (Un temps.) Ils ont encore mijoté un nouveau plan contre moi.
La Femme. — Quoi encore ?
L’Homme. — Parce que je suis trop rusé pour eux et qu’avec moi, ça ne fonctionne pas. Alors maintenant, ils veulent essayer avec toi.
La Femme. — Avec moi ?
L’Homme. — Oui, avec toi. Contre moi. Je le sais d’un homme qui y était en personne. Avec une pièce d’or, je l’ai fait parler. (Il s’assoit sur le coffre et attire la Femme à lui. Un temps.) Alors, hier, le commandant a rameuté tous les chasseurs et a dit : « il n’y a donc personne ici qui puisse enfin me capturer Maître Renard là-haut une bonne fois pour toutes ? » (C’est comme ça qu’ils m’appellent.) Alors les chasseurs ont répondu : « On fait ce qu’on peut, mais avec lui, ça ne fonctionne pas. ». Alors le commandant a dit : « On me dit qu’il a un petit bijou de femme innocente à la maison. Un don du ciel ! Et vous chasseurs, tous des petits gars fringants. Ben alors. Pourquoi personne ne va lui tourner autour, pour qu’elle s’amourache un peu ? L’oie blanche ! Jusqu’à ce qu’elle commence à roucouler. (La Femme se lève.) Une femme pareille mange rapidement dans la main d’un jeune homme ; on obtient toutes les informations qu’on veut. Alors : qui ose ? ». Mais on entendait voler les mouches dans le poste de garde ; personne ne bougeait.
La Femme. — Beurk, beurk ! C’est-y pas un affront et une honte que de regarder une femme ainsi ? Je veux bien croire qu’en parlant comme ça, il ne trouvera aucun volontaire. Il devrait avoir honte jusqu’à la moelle.
L’Homme, silencieux. — Attends. C’est pas fini. (Il poursuit.) Comme le commandant voit que personne ne veut s’y coller, il rajoute encore quelque chose : « Chasseurs », il dit « celui qui attrape le lascar là-haut, et qui peut apporter la preuve de son recel, il sera promu. Il aura droit à son étoile. Alors, toujours personne ? » (Un temps.) Alors, l’un d’eux avance et crie : « Ici ! ».
La Femme. — Qui ?
L’Homme. — Le nouveau chasseur. Alors le chef lui a demandé : « Dis-moi, chasseur. Toi qui es dans la fleur de ta jeunesse, es-tu déjà expérimenté avec les femmes ? » Alors il a répondu : « Je n’ai encore eu affaire à aucune d’entre elles ; mais flatter une petite femme comme celle-là, ça doit pas être bien difficile. Et puis, une promotion, c’est bon à prendre. »
La Femme. — La canaille.
L’Homme, ayant entretemps déverrouillé la porte fermée et tiré les rideaux ; il regarde vaguement par la fenêtre ; puis, soudain. — Femme, là ; regarde. (La femme se précipite vers la fenêtre.) Tu le vois ? Il arrive du bas de la montagne et se dirige tout droit vers notre maison.
La Femme, regardant intensément par la fenêtre. — La canaille, l’infâme ! Viens voir par ici. Je vais te sauter au collet.
L’Homme, reculant de la fenêtre. — À quoi tu t’attends ? Il va t'écraser comme une mouche.
La Femme. — On lui claque la porte au nez.
Elle veut s’en aller.
L’Homme, la retenant par le bras. — Évidemment. C'est un bon moyen pour couper court à tout soupçon. Alors il va immédiatement fouiller la maison tout entière et de fond en comble et il va finir par trouver tout le chargement. Et là, adieu la maison sur la Grand Place avec les arcs de fenêtre peints ! (Il l’attire tout à lui.) Femme. Il faut être rusé : si on nous creuse une tombe, alors on doit remettre la terre dans le trou.
La Femme. — Qu’est-ce que tu veux dire ?
L’Homme. — Si c’est toi qu’il veut attraper, alors attrape-le toi. Fais-le tourner en bourrique, mets-lui des bâtons dans les roues ; retiens-le jusqu’à ce que j’aie sorti tout le chargement de la cave avec mes complices ; tant qu’il est assis chez moi, je sais qu’il ne reste pas caché quelque part derrière un arbre ou un rocher avec ses jumelles à lorgner ma maison au loin.
La Femme, fixant l’Homme de ses yeux grands ouverts. — Mais qu’est-ce qu’il te passe par la tête ? Moi, une chose pareille ? Tu es sérieux ?
L’Homme, lui tapotant de la main sur son épaule. — Femme. Il faut être rusé.
La Femme, se regimbant violemment. — Non. S’il te plaît. Ne m’embarque pas là-dedans. Qu’est-ce qu’il te passe par la tête ? Je vais me sentir tout honteuse.
L’Homme, perdant patience. — Bon Dieu, je te le répète, il suffit que tu t’assoies là et que tu tordes un peu la bouche quand il dit quelque chose. Tu joues un peu avec tes yeux ; tu sais que tu as de jolis yeux ; voilà comment on attire un pigeon comme lui ; toutes les femmes savent faire.
La Femme. — Homme, je t’en prie. Tu ne peux pas dire ça sérieusement.
L’Homme, mettant fin à la discussion. — Silence maintenant. Le voilà. (Il chuchote à sa femme :) Pense à la maison sur la Grand Place ; à la dentelle et à la soie ; si on fait tout ça, c’est rien que pour toi.
Le Chasseur, entrant dans la maison. — Bonjour toute la maisonnée !
L’Homme. — Oui, tout pareil. (Un temps.) Regarde qui voilà. (Au Chasseur :) C’est vous ou c’est pas vous, le nouveau chasseur de la frontière ?
Le Chasseur. — Oui, c’est moi. (Il inspecte les lieux autour de lui et, regardant résolument La Femme, il s’adresse à l’Homme :) Vous créchez là-haut comme dans un nid de vautours ; bien éloignés du monde.
L’Homme. — Oui, on n’aime pas se sentir observés dès qu’on avale la moindre cuillère de soupe. Mais on va bientôt déménager dans la vallée, si ça peut se faire. Hein, Femme. (Un temps.) Monsieur le chasseur, en quoi peut-on vous servir ?
Le Chasseur, gardant la Femme à l’œil. — C’est plutôt une affaire de femmes : en bas, je suis resté accroché à un buisson et j’ai déchiré ma manche.
L’Homme, jetant un regard furtif à la Femme ; il observe la manche. — Hum, on peut dire que vous ne vous êtes pas loupé. Ça a l’air comme coupé au couteau. (À la Femme :) Va chercher ton nécessaire de couture et rapièce Monsieur le chasseur comme il faut.
La Femme, hésitante et à contre-cœur, va chercher la corbeille à ouvrage pendant que le Chasseur la suit du regard.
L’Homme, jetant à la Femme, qui a posé la corbeille à ouvrage sur la table, un regard lourd de sens. — Surtout, fais des coutures belles et fines pour qu’on ne remarque rien.
Il va vers la porte d’entrée.
La Femme, comme prise d’une peur soudaine ; suppliante. — Homme, reste là. (Se dirigeant aussi vers la porte.) Ou bien attends, je pars avec toi.
L’Homme, lui faisant un clin d’œil, irrité. — Ne sois pas si puérile. Ne fais pas attendre le Chasseur ; il a autre chose à faire. Je reviens tout de suite.
Il sort par la porte d’entrée.
La Femme, s’installant à table à contre-cœur et prenant dans sa main du fil et une aiguille ; rebutée, elle s’adresse au Chasseur. — Allons, retirez votre uniforme.
Le Chasseur. — Je suis en service. J’enlève pas mon uniforme, ni mon fusil. Va falloir qu’on se rapproche un peu l’un de l’autre.
Il déplace une chaise près de la Femme et s’assoit ; il pose son bras lourd avec sa manche déchirée sur la table. La Femme jauge le Chasseur d’un regard fixe.
Le Chasseur, gêné par son regard et confus, pour lui-même. — Diable. Elle a des yeux qui vous harponnent. (Puis, incertain :) En fait, l’accroc, là. Vous pouvez aussi bien laisser tomber.
Il se lève à demi, prêt à partir.
La Femme. — Maintenant, j’ai déjà mis le fil dans l’aiguille.
Le Chasseur, hésitant. — Bon, ben d’accord ; si c’est commencé. Mais s’il vous plaît, ne vous arrêtez pas. Je vais devoir y retourner. (Pendant que la Femme commence à coudre, avec un rire forcé :) Vous agissez comme si vous aviez peur de vous retrouver seule avec moi.
La Femme, sèchement. — Qui, moi ?
Le Chasseur. — Je sais pas, moi peut-être ? (Il se redresse. En riant :) Moi, j’ai peur de rien.
La Femme, cousant. — Oui, les gens disent déjà de vous que vous êtes un dur à cuire.
Le Chasseur. — Possible.
La Femme. — Mais les p’tites étoiles, je n’en vois pas encore sur votre col.
Le Chasseur. — Ça va venir.
La Femme, cousant. — Oui bon, c’est sûr que quand on est jeune et ambitieux comme vous, ça peut pas rater. (Elle s’interrompt soudainement.) Oh mon Dieu ; sous votre manche, ça se contracte et ça se relâche comme une corde tendue.
Le Chasseur. — Eh oui, du muscle, ça, on en a, Dieu soit loué.
La Femme, tâtant son bras. — Hé, regardez ; quand on touche, là, c’est comme si plein de petites souris de pierre faisaient des bonds dans tous les sens. (Elle tâte de nouveau son bras.) Brrr ; ça fait peur.
Le Chasseur, riant. — Alors, ne touchez pas.
La Femme, reprenant sa couture. — Évidemment, avec deux bras comme les vôtres, vous pouvez facilement jouer les durs à cuire. (Un temps.) Mais bon, jusqu’au jour où vous aurez une femme et des enfants, on vous apprendra à obéir.
Le Chasseur, débordant d’énergie, comme s’il voulait se protéger contre lui-même. — Aucune femme ne m’a encore fait de l’effet.
La Femme, le regardant en souriant, l’air moqueur. — Vous vantez pas. Vous êtes encore bien jeune ; y en a bien une qui vous ferrera.
Le Chasseur, riant. — Ah oui ? Vous peut-être ?
La Femme, plaisantant. — Oh, moi, je ne pars pas à la pêche ; heureusement, j’ai déjà trouvé mon homme.
Le...