Henrik Ibsen
Le Petit
Eyolf
(Lille Eyolf)
Traduction française de
Maurice Prozor
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Alfred Allmers, propriétaire foncier, homme de lettres, ancien répétiteur
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Mme Rita Allmers, sa femme
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Eyolf, leur fils, neuf ans
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Mlle Asta Allmers, demi-sœur cadette d’Alfred
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Borgheim, ingénieur
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La femme-aux-rats
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L’action se passe dans la propriété d’Allmers, au bord d’un fjord, à quelques lieues d’une ville.
Acte premier
Un salon richement et élégamment meublé donnant sur un jardin. Beaucoup de fleurs et de plantes. Au fond, une porte vitrée ouvrant sur une véranda, au-delà de laquelle on aperçoit le fjord s’étendant au loin et des hauteurs boisées. Porte à gauche. Double porte à l’arrière-plan de droite. Sur le premier plan de droite, sofa chargé de coussins et de couvertures, chaises, petite table placée près d’un coin du sofa. Sur le premier plan de gauche, une table plus grande et des fauteuils. Sur la table, une petite malle ouverte. Belle matinée d’été.
Près de la table de gauche, Mme Rita Allmers, le dos tourné vers la droite, retire des objets de la petite malle. C’est une belle femme blonde de trente ans aux formes plantureuses, vêtue d’un peignoir clair. Au bout d’un instant, Mlle Asta Allmers entre par la porte de droite. Elle est en costume d’été brun clair, chapeau et écharpe, tient une ombrelle à la main et porte sous le bras une assez grande serviette munie d’une serrure. Vingt-cinq ans, svelte, taille moyenne, cheveux foncés, yeux sérieux et profonds.
Asta, entrant. — Bonjour, chère Rita.
Rita, tournant la tête et lui faisant un petit signe de bienvenue. — Tiens ! c’est toi, Asta ? De si bon matin ! Et tu as déjà fait tout un voyage !
Asta, déposant son écharpe et son ombrelle sur une chaise près de la porte. — Je me sentais si inquiète ce matin ! Quelque chose m’entraînait vers le petit Eyolf... et vers toi. (Elle dépose la serviette sur la petite table près du sofa.) Et j’ai pris le bateau.
Rita, la regardant avec un sourire. — Et à bord, tu auras rencontré quelque vieille connaissance ! Par pur hasard, bien sûr.
Asta, tranquillement. — Non, je n’ai rencontré personne. (Regardant la malle :) Mais qu’est-ce donc que cela, Rita ?
Rita, continuant à déballer. — La malle d’Alfred. Tu ne la reconnais pas ?
Asta, joyeusement, s’approchant d’elle. — Quoi ! Alfred est rentré ?
Rita. — Mais oui ! Par le train de nuit, au moment où je m’y attendais le moins.
Asta. — Voilà donc ce que je pressentais, ce qui m’attirait ici. Et il ne t’a rien écrit d’avance ? Pas une carte postale ?
Rita. — Rien.
Asta. — Pas un télégramme ?
Rita. — Si. Une froide petite dépêche que j’ai reçue une heure avant son arrivée. (Riant :) Cela lui ressemble, n’est-ce pas, Asta ?
Asta. — Oh oui ! Je reconnais là sa réserve habituelle.
Rita. — Mais aussi quelle joie quand je l’ai revu !
Asta. — Je le crois sans peine...
Rita. — Deux grandes semaines avant le jour où je l’attendais.
Asta. — Et il va bien ? Il n’a pas l’air triste, abattu ?
Rita, fermant la malle et souriant à Asta. — Quand il est entré, il m’a paru radieux, comme transfiguré.
Asta. — Et pas la moindre fatigue ?
Rita. — Si ; il était fatigué, je crois. Et même très fatigué. Pauvre Alfred ! Il avait fait à pied la plus grande partie du chemin.
Asta. — Peut-être aussi l’air des montagnes a-t-il été trop vif pour lui.
Rita. — Il me semble que non. Je ne l’ai pas entendu tousser une seule fois.
Asta. — Tu vois bien ! Le médecin a eu raison de lui ordonner ce voyage.
Rita. — Oui. Maintenant que c’est fini... Oh ! Mais tu ne sais pas, Asta, par quelles angoisses j’ai passé. Je ne voulais pas en parler. Et puis, tu venais si rarement me voir.
Asta. — Oui, j’aurais dû venir plus souvent, mais...
Rita. — Allons, allons... Je sais bien que tu avais ton école. (Souriant :) Et puis, notre constructeur de routes aussi était absent.
Asta. — Oh ! Rita ! Je t’en prie.
Rita. — C’est bien, c’est bien. Ne parlons plus de l’ingénieur. Ah ! Tu ne sais pas comme je me suis sentie seule sans Alfred ! Quel vide ! Quel désert ! On eût dit que la mort était passée par là !
Asta. — Vraiment ? Pour six ou sept semaines de séparation... ?
Rita. — Souviens-toi que jamais encore nous n’avions été séparés. Pas un jour depuis ces dix années...
Asta. — C’est justement pour cela. Il était temps qu’il sortît un peu. Il aurait dû faire tous les ans une excursion dans les montagnes. Cela ne lui aurait fait que du bien.
Rita, avec un demi-sourire. — Cela t’est facile à dire. Si j’étais aussi raisonnable que toi, je l’aurais peut-être laissé partir plus tôt. Mais j’avais peur, Asta ! Il me semblait qu’il risquait de m’échapper à jamais. Tu ne comprends pas cela ? Dis !
Asta. — Non. Mais c’est sans doute que je n’ai personne à perdre.
Rita, avec un sourire taquin. — Bien vrai ? Personne ?
Asta. — Pas que je sache. (Changeant de ton :) Mais... où donc est Alfred ? Dormirait-il encore ?
Rita. — Oh non ! Il s’est levé ce matin comme de coutume.
Asta. — Cela prouve qu’il n’était pas bien fatigué.
Rita. — Si ; il l’était cette nuit, en rentrant. Mais il doit être reposé maintenant. Voilà une heure qu’Eyolf est avec lui.
Asta. — Pauvre petit ! Si pâlot et toujours attelé à l’étude !
Rita, avec un mouvement d’épaules. — Tu sais qu’Alfred l’exige.
Asta. — Oui, Rita ; mais tu devrais t’y opposer.
Rita, avec un peu d’impatience. — Non, vraiment, je ne puis me mêler de cela. Alfred s’y entend mieux que moi. Et puis, que veux-tu qu’il fasse, Eyolf, s’il n’étudie pas ? Il ne peut pas jouer comme les autres enfants.
Asta, d’un ton décidé. — Je vais en parler à Alfred.
Rita. — Oui, oui, Asta, parle-lui-en, toi... Ah ! Enfin !...
Alfred Allmers, en costume d’été, entre par la porte de gauche, tenant Eyolf par la main. C’est un homme de trente-six ou trente-sept ans, à la tournure fine et élégante, aux yeux doux, au visage sérieux et pensif. Barbe et cheveux foncés, peu épais. Eyolf porte une sorte de petit uniforme, à brandebourgs et boutons dorés. Il traîne la jambe et s’appuie du bras gauche sur une béquille. Sa jambe est paralysée. Il est de petite taille, paraît chétif, mais a de beaux yeux intelligents.
Allmers, quittant la main d’Eyolf et s’avançant gaiement vers Asta, les mains tendues. — Asta ! Chère Asta ! Comment, te voici ? Quelle joie de te revoir déjà !
Asta. — Quelque chose m’attirait ici. Sois le bienvenu, Alfred !
Allmers, lui secouant les mains. — Merci, merci !
Rita. — N’a-t-il pas une mine florissante ?
Asta, sans détourner les regards d’Allmers. — Superbe ! Un regard si vif ! Tu auras beaucoup écrit en voyage ? (Avec une joyeuse exclamation :) Le livre est peut-être fini ?
Allmers, haussant les épaules. — Oh ! Le livre !...
Asta. — Je me disais que le travail te serait plus facile sitôt sorti d’ici.
Allmers. — Je me le disais aussi. Et cependant il en a été autrement, Asta. Le fait est que je n’ai pas écrit une seule ligne.
Asta. — Tu n’as pas écrit ?...
Rita. — C’est donc ça ! J’ai vu avec étonnement que tu n’avais pas touché au papier.
Asta. — Voyons, cher Alfred, qu’as-tu donc fait pendant tout ce temps ?
Allmers, souriant. — J’ai pensé, pensé, pensé... et c’est tout.
Rita, lui jetant les bras autour du cou. — Un peu à nous aussi, à nous que tu avais laissés seuls ici ?
Allmers. — Tu peux en être bien sûre. Beaucoup même. Tous les jours.
Rita, dénouant les bras. — En ce cas, tout est pour le mieux.
Asta. — Mais tu n’as pas travaillé à ton livre ? Et cela ne t’empêche pas d’avoir l’air joyeux et satisfait ? Tu n’es pas coutumier du fait... je veux dire quand ton travail ne marche pas.
Allmers. — Tu as raison. C’est que, vois-tu, je n’étais qu’un sot, jusqu’à présent. Ce qu’il y a de mieux en nous, c’est la pensée. Ce qui vient sur le papier ne vaut guère.
Asta, avec une exclamation. — Comment ! Cela ne vaut guère ?
Rita, riant. — Es-tu fou, Alfred ?
Eyolf, avec un regard sérieux. — Si, papa, ce que tu écris, toi, ça vaut beaucoup.
Allmers, caressant, en souriant, les cheveux de l’enfant. — Allons ! Puisque tu le dis... Mais crois-moi, il en viendra un autre après moi qui fera mieux.
Eyolf. — Qui donc ? Oh ! Dis.
Allmers. — Patience ! Il viendra et s’annoncera.
Eyolf. — Et que feras-tu alors ?
Allmers, gravement. — Je retournerai dans les montagnes.
Rita. — Alfred ! Tu devrais avoir honte.
Allmers. — Oui, oui, j’irai retrouver les hauteurs, les vastes horizons.
Eyolf. — Dis donc, papa, ne crois-tu pas que je serai bientôt assez fort pour t’accompagner ?
Allmers, péniblement ému. — Si, mon enfant, peut-être.
Eyolf. — C’est que je serais si fier de pouvoir, moi aussi, gravir les montagnes.
Asta, détournant l’entretien. — Eh ! Comme te voilà beau et élégant, ce matin, Eyolf !
Eyolf. — N’est-ce pas, tante ?
Asta. — Je crois bien. C’est pour l’arrivée de papa que tu as mis ces nouveaux habits ?
Eyolf. — Oui, j’ai demandé la permission à maman. Je voulais que papa me vît ainsi.
Allmers, bas, à Rita. — Tu n’aurais pas dû l’habiller de cette façon.
Rita, de même. — Il m’a tant priée, tant tourmentée. Il ne me laissait pas un instant de repos.
Eyolf. — Ah ! C’est vrai, papa ; Borgheim m’a acheté un arc et il m’a appris à tirer avec.
Allmers. — Tiens, tiens ; voilà qui te convient à merveille.
Eyolf. — Dès qu’il reviendra, je lui demanderai aussi de m’apprendre à nager.
Allmers. — Nager ? D’où te vient maintenant cette idée ?
Eyolf. — C’est que, vois-tu, les petits garçons qui jouent sur la plage savent tous nager, eux. Il n’y a que moi qui ne sais pas.
Allmers, ému, passant ses bras autour de l’enfant. — Tu apprendras tout ce que tu voudras, tout ce que tu auras envie d’apprendre.
Eyolf. — Sais-tu, papa, ce que j’aurais le plus envie d’apprendre ?
Allmers. — Voyons ! Dis-le-moi.
Eyolf. — Je voudrais apprendre à être soldat.
Allmers. — Mon petit Eyolf, il y a tant de choses qui valent mieux que cela.
Eyolf. — Oui, mais, quand je serai grand, je devrai être soldat. Tu sais bien.
Allmers, les mains crispées. — Oui, oui, oui, nous verrons...
Asta, s’asseyant près de la table, à gauche. — Viens ici, Eyolf, je vais te raconter quelque chose.
Eyolf, s’approchant d’elle. — Qu’est-ce que c’est, tante ?
Asta. — Tu sais que j’ai vu la femme-aux-rats.
Eyolf. — Vrai ! Tu as vu la femme-aux-rats ! Non, tu plaisantes !
Asta. — Du tout ; je l’ai vue hier.
Eyolf. — Où l’as-tu vue ?
Asta. — Je l’ai vue sur le chemin, en sortant de la ville.
Allmers. — Moi aussi, je l’ai rencontrée une fois, là-haut, dans les montagnes.
Rita, assise sur le sofa. — Peut-être la verrons-nous, nous aussi, Eyolf ?
Eyolf. — Dis donc, tante, n’est-ce pas un drôle de nom : la femme-aux-rats ?
Asta. — Les gens l’appellent ainsi parce qu’elle court la campagne pour chasser les rats.
Allmers. — Il paraît qu’elle s’appelle en fait mademoiselle Garou.
Eyolf. — Garou ? C’est une sorte de loup, ça !
Allmers, lui donnant une petite tape sur la tête. — Ah ! Tu sais cela, petit Eyolf ?
Eyolf, d’un ton réfléchi. — C’est peut-être vrai tout de même que, la nuit, elle se fait loup-garou. Tu ne crois pas, dis, papa ?
Allmers. — Non, je ne le crois pas. Et maintenant, tu devrais aller jouer un peu au jardin.
Eyolf. — Ne penses-tu pas que je devrais plutôt prendre un livre avec moi ?
Allmers. — Non, assez de livres ! Va plutôt jouer sur la plage avec les autres enfants.
Eyolf, embarrassé. — Non, papa, je ne veux pas aller aujourd’hui avec les autres enfants.
Allmers. — Pourquoi cela !
Eyolf. — Parce que, vois-tu, j’ai ces habits sur moi.
Allmers, fronçant les sourcils. — Est-ce qu’ils se moqueraient de... de tes beaux habits ?
Eyolf, toujours avec embarras. — Non, ils n’osent pas ; je les battrais.
Allmers. — Eh bien ! Alors ?
Eyolf. — Mais ils sont si vilains, ces enfants. Et puis, ils disent que je ne pourrai jamais être soldat.
Allmers, avec une irritation contenue. — Pourquoi disent-ils cela ?
Eyolf. — Ils sont jaloux de moi, bien sûr. Vois-tu, papa, ils sont si pauvres, ces petits garçons ; ils marchent nu-pieds.
Allmers, douloureusement, à voix basse. — Oh ! Rita, tout cela me déchire le cœur.
Rita, se levant et cherchant à le calmer. — Voyons ! Voyons !
Allmers, d’un ton menaçant. — Oh ! Mais, ils sentiront un jour, ces enfants, qui est le maître sur la plage !
Asta, écoutant. — On frappe.
Eyolf. — Ce doit être Borgheim.
Rita. — Entrez !
La femme-aux-rats entre doucement par la porte de droite. C’est un être grêle et ratatiné, une petite vieille aux cheveux gris, au regard pointu et perçant. Elle porte une vieille robe à ramages, une capote noire, un manteau de bonne femme et tient en main un grand...