Bernard Shaw
L’Homme
du Destin
(The Man of Destiny)
Traduction française de
Catherine Romensky et Jean-Joël Huber
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Napoléon
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Giuseppe
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Le lieutenant
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La dame
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Le 12 mai 1796, dans le Nord de l’Italie, à Tavazzano, sur la route de Lodi à Milan. Le soleil de l’après-midi darde sereinement ses rayons sur les plaines de Lombardie. Il traite les Alpes avec respect, et les fourmilières avec indulgence. Il ne semble ni incommodé par les cochons des villages qui se chauffent à ses rayons, ni blessé par l’accueil frais que lui réservent les Églises, mais se montre impitoyablement dédaigneux envers ces deux hordes d’insectes nuisibles que constituent les armées française et autrichienne. Deux jours auparavant, à Lodi, les Autrichiens ont essayé d’empêcher les Français de traverser la rivière sur le pont étroit qui s’y trouve. Mais les Français avaient à leur tête un général de vingt-sept ans, Napoléon Bonaparte, qui ne respecte pas l’art de la guerre. Et, protégés par une formidable canonnade, à laquelle le jeune général a pris part personnellement, ils se sont précipités sur le pont balayé par la mitraille. Les canonnades sont la spécialité de ce jeune général formé dans l’artillerie, sous l’Ancien Régime. C’est le militaire par excellence : il maîtrise à la perfection l’art de se soustraire à ses devoirs, de gruger le trésorier sur ses frais de déplacements et, grâce au bruit et à la fumée des canons, de rendre la guerre digne de tout ce qu’on peut en lire dans les descriptions militaires. C’est toutefois aussi un fin observateur : il s’est en effet aperçu — c’était la première fois qu’on l’avait remarqué depuis l’invention de la poudre à canon — qu’un boulet, lorsqu’il atteint un homme, le tue. En plus d’une profonde compréhension de cette remarquable découverte, il est doté d’un talent exceptionnel pour la géographie physique et le calcul des temps et des distances. Il a aussi une prodigieuse capacité de travail et une connaissance très fine de la façon dont la nature humaine se comporte dans les affaires publiques, ayant eu tout loisir de l’observer durant la Révolution française. Il est imaginatif sans se faire d’illusions, et créatif sans être lié par la religion, la loyauté, le patriotisme, ou aucun des autres idéaux communément admis. Non qu’il soit incapable de tels idéaux ; au contraire, il les a tous intégrés dans sa jeunesse et, aujourd’hui, doué d’un sens dramatique aigu, il est extrêmement habile à en user, à la fois comme acteur et comme metteur en scène. Ce n’est pas non plus un enfant gâté. Il a souffert de la pauvreté, de la mauvaise fortune et des expédients d’une noblesse râpée et sans argent. Il a subi, comme auteur, des échecs répétés, comme serviteur du pouvoir, des humiliations et, comme officier incapable et malhonnête, des reproches et des punitions tels qu’il aurait été dédaigneusement chassé de l’armée, si l’émigration des nobles n’avait, en raison de la disette d’officiers qu’elle a entraînée, donné même aux plus mauvais des sous-lieutenants, la valeur d’un général. Ces épreuves lui ont enlevé toute vanité, l’ont obligé à se suffire à lui-même et à bien comprendre qu’à des hommes comme lui, le monde n’accorde que ce qu’ils lui arrachent de force. En cela, le monde n’est exempt ni de lâcheté, ni de folie, car Napoléon, qui tire à boulets rouges sur la bêtise politique, a son utilité. À la vérité, il est même impossible de vivre aujourd’hui en Angleterre, sans sentir parfois combien ce pays a perdu de n’avoir pas été conquis par lui, comme il l’a été par Jules César.
Quoi qu’il en soit, par cet après-midi de mai 1796, Napoléon en est encore à ses débuts. Il n’a été promu général que récemment, en partie grâce à sa femme qu’il a utilisée pour séduire le Directoire (qui gouverne alors la France) ; en partie à cause de la pénurie d’officiers due à l’émigration, évoquée plus haut ; en partie, grâce à sa capacité à connaître un pays, avec toutes ses routes, ses rivières, ses vallées, aussi bien qu’il connaît la paume de sa main ; et enfin et surtout grâce à sa foi nouvelle dans l’efficacité de tirer au canon sur les gens. En matière de discipline, son armée est dans un état qui a tellement choqué certains écrivains modernes, impressionnés par la gloire ultérieure de « l’Empereur »*, qu’ils ont absolument refusé de croire l’histoire qui suit, quand elle a été jouée devant eux. Mais Napoléon n’est pas encore « L’Empereur ». Ses hommes l’appellent « Le Petit Caporal »*, car il en est encore au stade où, pour se faire respecter, il doit faire preuve d’audace. Il n’est pas dans la situation qui lui permettrait de leur imposer sa volonté par la méthode militaire classique du chat à neuf queues. Pour la paie de ses soldats, l’Ancien Régime avait pour coutume d’être en retard d’au moins quatre ans : c’est d’ailleurs pour cela que la Révolution française n’a pas été écrasée. Cette dernière lui a substitué un autre usage, celui de ne pas payer ses soldats du tout, sauf en promesses et en flatteries patriotiques, méthode incompatible avec le maintien d’une discipline de type prussien. Napoléon a donc traversé les Alpes à la tête de soldats sans argent et en haillons, donc peu disposés à supporter la moindre discipline, surtout de la part d’un général parvenu. Cette circonstance, qui aurait embarrassé un officier idéaliste, a pris pour Napoléon la valeur d’un millier de canons. Il a dit à son armée : « Vous avez du patriotisme et du courage, mais vous n’avez pas d’argent, pas de vêtements et à peine de quoi manger. En Italie, il y a tout cela à profusion, et la gloire aussi, à la portée d’une armée dévouée à un général qui considère le pillage comme le droit naturel du soldat. Je suis ce général. En avant, mes enfants !* » Le résultat lui a donné pleinement raison. Son armée conquiert l’Italie, comme les sauterelles avaient conquis Chypre. Les soldats combattent tout le jour et marchent toute la nuit, couvrant des distances incroyables et apparaissant dans les endroits les plus inattendus.
Et tout cela, non point parce que chaque soldat porterait dans son sac un bâton de maréchal, mais parce qu’il espère y emporter, d’ici le jour suivant, au moins une demi-douzaine de fourchettes en argent.
Il importe de préciser en passant que l’armée française ne fait pas la guerre aux Italiens. Elle est là pour les délivrer de la tyrannie de leurs conquérants autrichiens, et leur donner des institutions républicaines. Aussi, en les pillant incidemment, elle ne fait qu’user librement de la propriété d’amis qui devraient lui en être reconnaissants et qui le seraient peut-être, si l’ingratitude n’était le défaut proverbial de leur pays. Les Autrichiens, qu’ils combattent, forment une armée régulière tout à fait respectable, disciplinée et commandée par des gentilshommes versés dans l’art classique de mener une campagne. À leur tête se trouve Beaulieu, qui pratique l’art de la guerre selon les règles et les ordres venant de Vienne, et qui se fait battre à plate couture par Napoléon, qui agit de son propre chef, au mépris des règles du métier et des ordres venant de Paris. Même quand les Autrichiens gagnent une bataille, il suffit, si l’on peut dire, d’attendre que leur routine les oblige à regagner leurs quartiers pour le thé de l’après-midi pour reprendre le terrain perdu. Une méthode qui a conduit au brillant succès de Marengo. En somme, face à une armée ennemie handicapée par la bureaucratie de son gouvernement, des méthodes de commandement trop classiques et les exigences de l’aristocratie viennoise, Napoléon parvient à être irrésistible, sans avoir besoin d’accomplir de miracles d’héroïsme. Cependant, le monde aime les miracles et les héros, et ne peut concevoir l’importance de facteurs comme des doctrines militaires surannées ou l’esprit de salon viennois. Aussi a-t-il commencé à fabriquer le mythe de « L’Empereur »*, rendant difficilement crédible, pour les esprits romantiques du siècle suivant, la petite scène, jusqu’alors inconnue, qui s’est déroulée à Tavazzano, et dont il sera question ici.
Le meilleur logement de Tavazzano est une petite auberge, la première maison que rencontrent les voyageurs sur le chemin de Milan à Lodi. Elle est située au milieu d’une vigne ; sa pièce principale, agréable refuge contre la chaleur de l’été, s’ouvre par l’arrière si largement sur cette vigne, qu’elle forme presque une vaste véranda. Les enfants les plus hardis, très excités par les alertes et les allées et venues de ces derniers jours, ainsi que par l’irruption à six heures du soir des troupes françaises, savent que le commandant français a établi son quartier dans cette pièce. Ils sont tiraillés entre le désir de jeter un coup d’œil par les fenêtres de la façade et une peur bleue de la sentinelle, un jeune soldat de bonne famille qui, ne possédant pas de moustache naturelle, s’en est fait peindre une d’aspect féroce, à l’aide de cirage, par son sergent. Son pesant uniforme ayant été conçu, comme tous ceux de son époque, uniquement pour les défilés, sans aucune considération pour sa santé et son confort, il transpire abondamment au soleil, et sa moustache peinte coule en petits ruisseaux le long de son menton et derrière son cou, sauf aux endroits où elle a séché et s’est transformée en plaques semblables à de la laque japonaise, ses contours se découpant en une série de petites baies et de promontoires. Un siècle plus tard, cela le rend affreusement ridicule aux yeux de l’Histoire, mais pour les enfants de l’Italie septentrionale de 1796, son aspect est monstrueux et horrible ; et il leur semblerait tout naturel que cette sentinelle, pour rompre la monotonie de sa garde, embroche l’un d’entre eux au bout de sa baïonnette, pour le manger tout cru. Malgré cela, une fille effrontée, qui sent déjà instinctivement qu’elle jouit de privilèges parmi la soldatesque, jette un coup d’œil par la fenêtre la moins exposée, jusqu’à ce qu’un regard et un cliquetis de la sentinelle la fasse fuir au loin. Presque tout ce qu’elle a vu, elle l’avait déjà vu : à l’arrière, la vigne, avec, au milieu, un vieux pressoir et une charrette ; tout près d’elle, à droite, la porte conduisant à l’entrée de l’auberge ; du même côté, un peu plus loin, le plus beau buffet de l’aubergiste, en ce moment encombré par la vaisselle du dîner ; de l’autre côté, la cheminée, auprès de laquelle se trouve un canapé ; entre la cheminée et la vigne, une autre porte qui conduit aux pièces intérieures ; enfin, au milieu de la chambre, la table dressée pour le repas : du risotto à la milanaise, du fromage, des raisins, du pain, des olives et un grand flacon de vin rouge recouvert d’osier.
Elle connaît bien le propriétaire, Giuseppe Grandi. C’est un petit homme de quarante ans, souriant, aux cheveux noirs bouclés, d’une vivacité et d’une bonne humeur pleines de finesse. C’est, par nature, un excellent aubergiste. Ce soir, il est particulièrement heureux de sa bonne fortune qui lui a donné comme invité le commandant français, le protégeant ainsi des exactions de la troupe. Aussi exhibe-t-il une paire de boucles d’oreilles en or qu’il aurait, en d’autres circonstances, soigneusement cachée sous le pressoir avec ses quelques pièces d’argenterie.
C’est la première fois en revanche qu’elle voit Napoléon, assis en face d’elle, du côté le plus éloigné de la table. Il est très occupé, d’une part, à manger son repas (il a trouvé le moyen de l’expédier en dix minutes, en attaquant simultanément tous les plats, une pratique qui marque le commencement de sa chute) et d’autre part, à étudier une carte...