Johann Nestroy
Traîne-Savate,
L’Esprit Maléfique
Comédie féérique avec chants en trois actes
(Der böse Geist Lumpazivagabundus)
Zauberposse mit Gesang in drei Akten
Traduit de l’allemand (Autriche) par
Henri Christophe
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Stellaris, roi des fées
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Fortuna, maîtresse de la chance, une fée puissante
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Brillante, sa fille
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Amorosa, une fée puissante, protectrice de l’amour véritable
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Mystifax, un vieux sorcier
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Fludribus, fils d’un magicien
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Traîne-Savate, un esprit maléfique
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Koll, un compagnon menuisier
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Fil, un compagnon tailleur
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Kordon, un compagnon savetier
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Trafik, aubergiste à Ulm
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Barrick, maître brasseur
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Nanette, fille de l’aubergiste
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Stefi
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Rosi
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Un colporteur
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Un compagnon menuisier
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Strudel, patron de l’auberge À la Boulette d’Or, à Vienne
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Rabotor, maître menuisier à Vienne
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Josie, sa fille
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Anastasia Rabotor, sa nièce
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Un étranger
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Gertrude, gouvernante dans la maison Rabotor
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Rési, servante dans la maison Rabotor
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Haschlav, maître boucher à Prague
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Un peintre
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Premier domestique
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Deuxième domestique
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Premier compagnon
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Deuxième compagnon
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Monsieur De Vantail
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Monsieur De L’Aéro
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Signora Palpiti
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Camilla
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Laura
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Patron
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Patronne
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Un voyageur (= Stellaris)
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Sorciers, magiciens et leurs fils, nymphes et génies, invités, peuple, paysans, artisans de divers corps de métier, etc.
L’action se déroule en partie à Ulm, en partie à Vienne, en partie à Prague, et en partie au Royaume des Fées.
Acte I
Scène 1
Palais du Roi des Fées dans les nuages. Plusieurs vieux sorciers et magiciens, parmi lesquels Mystifax, entrent et forment un demi-cercle ; chacun tient un fils adulte par la main, parmi lesquels Hilaris et Fludribus. Stellaris est assis sur le trône.
Chœur des vieux sorciers. —
Nous allons vous apprendre les manières
À vous autres, fieffés garnements !
Vous entendrez dans ces célestes sphères
Du Roi des fées le suprême jugement.
Dans un instant, vous retournerez
Sous notre loi, toujours préservée.
Stellaris. — Quel souci vous rassemble si nombreux à la porte dorée de ma demeure ? Que me voulez-vous ?
Mystifax. — Maître très-puissant ! Nous implorons ton aide. Un esprit maléfique fait des ravages dans le pays féérique.
Stellaris. — Comment s’appelle-t-il ?
Mystifax. — Traîne-Savate.
Stellaris. — Que vous a-t-il fait, cet esprit maléfique ?
Mystifax. — Il s’est emparé du cœur de nos fils et les a détournés du chemin de nos lois. À présent, ils se refusent à toute activité, ils jouent, ils boivent, ils se précipitent dans des aventures amoureuses insensées — en un mot comme en mille : ils seront perdus si tu ne bannis pas cet esprit maléfique.
Stellaris. — Traîne-Savate, apparais !
Musique. Au premier plan, Traîne-Savate surgit de la trappe.
Scène 2
Les précédents, Traîne-Savate. Plus tard : Fortuna, Brillantine et Nymphes.
Traîne-Savate, sur la musique. — Me voici ! Qu’y a-t-il pour vous servir ?
Stellaris. — Tu es Traîne-Savate ?
Traîne-Savate. — C’est moi, et je suis aussi le maître de la Misère Joyeuse, le parrain des joueurs, le protecteur des buveurs et ainsi de suite et ainsi de suite ; bref, je suis un esprit issu du Royaume des Fées.
Stellaris. — Toi, téméraire qui osas pénétrer dans le Royaume des Fées, je te bannis à tout jamais, avec effet immédiat.
Traîne-Savate. — Ha, ha, ha, ha, ha !
Il disparaît en riant par la trappe.
Stellaris, avant que Traîne-Savate ne disparaisse totalement. — Halte-là !
Traîne-Savate, remontant par la trappe. — Votre Magnificence a-t-elle autre chose à me dire ?
Stellaris. — Tu as répliqué à ma sentence par un rire sarcastique ?
Traîne-Savate. — Bien sûr, vu qu’elle ne servira à rien. Que je sois présent ou non, ces jeunes messieurs resteront mes fidèles adeptes. Mes principes fondamentaux se perpétueront en eux.
Stellaris, aux fils. — Quoi ? Vous n’êtes pas fermement résolus à revenir à la loi ?
Fludribus, s’avançant. — Je prends la parole au nom de mes camarades. Nous avons dissipé la plus grande part de notre fortune ; qu’on en garde ou non des rogatons, on s’en tape ; c’est pourquoi on veut la dilapider complètement.
Tous les fils. — Oui, on veut la dilapider.
Les pères. — Quelle horreur !
Stellaris. — Et quand vous n’aurez plus rien, que ferez-vous ?
Fludribus. — On s’endettera.
Les fils. — On s’endettera !
Stellaris. — Et quand vous ne pourrez plus rembourser, que ferez-vous ?
Fludribus. — On se fera coffrer.
Les fils. — Oui, oui, on se fera coffrer.
Fludribus. — Et alors, l’ordre s’imposera de lui-même.
Traîne-Savate, se frottant les mains en triomphateur. — Voilà, ce sont mes principes.
Mystifax, à Stellaris. — Eh bien, qu’en dit Votre Magnificence ?
Stellaris, aux fils. — Si on vous redonnait ce que vous avez dilapidé de manière éhontée, mettriez-vous de l’ordre dans votre fortune ?
Hilaris. — Il veut qu’on redevienne riche ?
Fludribus, à Stellaris. — Oui, si nous redevenons riches, nous redevenons sages aussi.
Les fils. — Oui, nous redevenons sages.
Stellaris. — Eh bien, Fortuna, approche !
Musique. Plusieurs nymphes munies de cornes d’abondance entrent, Fortuna en dernier, suivie de sa fille Brillantine.
Stellaris, après la musique. — Fortuna, ces jeunes gens ont dissipé leurs biens, rends-leur les richesses perdues.
Fortuna. — Maître du Royaume des fées ! Je n’accepte pas d’ordres, même de toi ; mais comme je suis de bonne humeur, (à Traîne-Savate :) et en dépit de ce misérable, qu’il en soit ainsi. (Aux fils :) Je verse sur vous ma corne d’abondance.
Les fils. — Mille mercis !
Traîne-Savate. — Ha, ha, ha, c’est à mourir de rire ! Grâce à cette bonne Fortuna, il voudrait m’arracher mes adeptes ! Ils tourneront encore plus mal.
Hilaris. — Je veux être franc : la richesse ne me rendra jamais meilleur.
Mystifax. — Quoi ?! Comment ?! Mon fils, serais-tu le plus incurable d’entre tous ?
Hilaris. — Il n’y a qu’un seul moyen pour me maintenir dans la voie de la vertu : la main de Brillantine.
Tous. — Quoi ?
Hilaris. — Nous nous aimons.
Fortuna, indignée. — Ma fille !
Brillantine. — Pardon, maman !
Traîne-Savate, indiquant Hilaris. — Celui-là, je renonce à lui, mais tous les autres sont en mon pouvoir, et ils le resteront.
Stellaris. — Pourquoi, monstre ?
Traîne-Savate. — La fée Fortuna n’est pas capable de débaucher ne serait-ce qu’un seul de mes adeptes ; mais celui-là (indiquant Hilaris :) est sous la protection de mon ennemie la plus farouche, la seule capable de m’évincer de n’importe où.
Fortuna, avec morgue. — Qui est cette fée plus puissante que moi ?
Traîne-Savate. — Amorosa, la protectrice de l’amour véritable.
Stellaris. — Amorosa !
Musique. Dans un nuage clair, Amorosa descend en compagnie de deux Génies.
Traîne-Savate. — La voilà qui approche, cette puissante qui bien souvent m’arrache mes disciples les plus fidèles ! — Je vais donc prendre congé ! Vous, madame Fortuna, je ne vous crains pas ; mes véritables adeptes ne font pas grand cas de vous. Quand la bonne fortune leur tombe dessus, ils la jettent par la fenêtre, et si elle vient une deuxième fois et qu’elle insiste, ils la foulent au pied. — C’est comme ça que mes véritables disciples maltraitent la chance ! — Votre dévoué serviteur, messieurs-dames.
Il se place sur la trappe et disparait au son de la musique.
Scène 3
Les précédents, sans Traîne-Savate. Amorosa.
Amorosa, saisissant la main de Hilaris et Brillantine, avançant vers Fortuna. — Fortuna ! Je joins ma prière à la prière de ces deux-là ; par ton verdict, enchante deux cœurs consacrés à l’amour véritable.
Fortuna, à Amorosa. — Comment donc, sotte, tu espères me voir exaucer ton souhait à l’instant même où un monstre d’insolence m’humilie à ton profit et que ton regard hautain s’abaisse sur moi ? Je déchire le lien que tu as noué entre ces cœurs.
Brillantine et Hilaris. — Malheur à nous !
Stellaris. — Arrête, réfléchis d’abord à ce que tu dis. Les lois immuables du Royaume des Fées ne t’autorisent pas à rejeter sans condition la demande de Hilaris ; tu as seulement le droit de poser une condition difficile à remplir : si elle l’est, les amoureux seront séparés, si elle ne l’est pas, les amoureux seront unis à jamais.
Fortuna. — Eh bien, soit ! Je vais poser une condition qui prouvera le contraire de ce que pense cet impertinent qui raille mon pouvoir et qui croit que (à Amorosa :) toi seule représentes un danger pour lui. — Je choisis parmi les mortels trois de ses adeptes, trois joyeux drilles qui ont déjà ressenti le fardeau de la pauvreté. Ces trois-là, je les couvrirai de richesses ; s’ils jettent — comme il dit — leur bonne fortune par la fenêtre, je les obligerai à l’accepter une seconde fois ; si de nouveau ils la piétinent, je m’avouerai vaincue, et Hilaris sera l’époux de ma fille ; mais si, ce qui ne fait guère de doute, ils acceptent leur bonne fortune avec gratitude et, par crainte d’un nouveau dénuement, la conservent toute leur vie grâce à une sage modération, alors, en les arrachant à Traîne-Savate, je serai victorieuse, et Hilaris sera séparé de ma fille à jamais.
Stellaris. — Soit ! Je n’ai qu’un point à ajouter, valable pour toutes deux. — Si tu réussis à arracher à Traîne-Savate seulement deux des trois joyeux drilles, tu auras partie gagnée ; si, en revanche, deux seulement foulent au pied leur bonne fortune, tu auras perdu. Jure-le ici devant mon trône.
Fortuna, s’avançant vers les marches du trône et levant la main pour jurer. — Je le jure !
Trois accords brefs et puissants.
Stellaris. — Ton serment est accepté.
Mystifax, à Amorosa. — Quant aux autres fils prodigues ici présents, n’y a-t-il aucun espoir de les sauver des griffes de Traîne-Savate ?
Amorosa. — Pas avant qu’un amour véritable ait trouvé accès à leur cœur.
Hilaris, enlaçant Brillantine. — Eh bien, adieu pour l’éternité ! Il est impossible que cette condition soit remplie à notre profit.
Amorosa. — Ne désespérez pas. Faites confiance à la protectrice de l’amour véritable.
Elle remonte dans sa voiture de nuages. Musique brève, tous se retirent.
Chœur. —
Ainsi dans le giron des étoiles
La destinée de nos fils se voile.
Sur les dernières paroles du chœur, le décor de la scène suivante descend.
Scène 4
Changement. Paysage dégagé, peu profond, représentant une route de campagne ; à gauche, un banc en bois...