Daniel Kehlmann
Un Réveillon
de Noël
(Heilig Abend)
Traduit par
Thomas Jouannet et Armelle Deutsch
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Une pièce impersonnelle, quasi vide : deux chaises, une table avec des piles de papiers, un thermos, des gobelets, un petit père Noël et un vieux téléphone. Sur le mur, nettement visible, une horloge tinte, il est dix heures trente. Thomas est assis à la table et attend sans bouger. La porte s’ouvre et une femme, Judith, entre. La porte se referme immédiatement derrière elle.
Thomas. — Café ? Cigarette peut-être ? Je sais que vous ne fumez pas, mais si vous ressentez le besoin de faire une exception, comme vous en avez l’habitude, ce serait le bon moment. Où étiez-vous hier soir ?(Elle ne répond pas. Elle paraît troublée.) « Faire une exception, comme vous en avez l’habitude. » C’est ça que vous êtes en train de penser. Pourquoi me dit-il, « faire une exception, comme vous en avez l’habitude » ? « Je ne fume presque jamais, comment le sait-il ? » (Un temps.) Alors où étiez-vous hier après-midi et hier soir ?(Elle le regarde en silence.) Vous étiez chez vous. Je le sais. Et qui était avec vous ? Je vous en prie, asseyez-vous. (Soudain autoritaire :) Asseyez-vous ! (Elle s’exécute.) Avec qui étiez-vous ? (Un temps.) Vous étiez avec votre mari. Je le sais.
Judith. — Mon mari... ?
Thomas. — Votre ex-mari. Je le sais. Qui d’autre ?
Judith. — Quoi ?
Thomas. — Qui d’autre était avec vous ?
Judith. — Personne.
Thomas. — Je sais. Qu’est-ce que vous avez fait ? (Elle le regarde fixement sans comprendre.) Qu’est-ce que vous avez fait ?
Judith. — Je ne comprends pas.
Thomas. — Vous et votre ex-mari. Chez vous. Hier, de quatorze heures trente à vingt-trois heures, c’est long. ٢٢h٥٢, pour être précis. C’est l’heure à laquelle il est parti. Pas si tard, finalement. La nuit ne faisait que commencer. C’est bien ce qu’on dit ? « Quand vient la nuit, tout commence. » Donc, qu’avez-vous fait ?
Elle le regarde fixement sans comprendre.
Judith. — Ce qu’on a fait ?
Thomas. — Ce n’est pas comme si nous avions énormément de temps devant nous. Alors je vous saurais gré de répondre à mes questions, un tout petit peu plus rapidement. Que faisiez-vous ? Avez-vous mangé quelque chose, par exemple ?
Judith. — Peut-être.
Thomas. — Peut-être ?
Judith. — Je ne m’en souviens plus !
Thomas. — Vous ne vous en souvenez plus ?
Judith. — Je ne pense pas. Je ne pense pas qu’on avait quelque chose à manger.
Thomas. — Peut-être un verre alors ?
Judith. — Sûrement.
Thomas. — De l’alcool ?
Judith. — C’est interdit ?
Thomas. — Ça dépend des circonstances. Par exemple, si vous prenez le volant.
Judith. — Je n’ai même pas mon permis !
Thomas. — Conduire sans permis, ça c’est vraiment interdit.
Judith. — Je n’ai pas conduit.
Thomas. — C’est bien. Vous voyez ? Si on commence à se parler comme ça, on va pouvoir régler certaines choses. Beaucoup ?
Judith. — Beaucoup, quoi ?
Thomas. — D’alcool. Hier soir. Vous et votre ex-mari, entre ١٤h٣٠ et ٢٢h٥٢, avez-vous beaucoup bu ?
Judith. — Non !
Thomas. — Bien. Boire avec modération c’est mieux pour la santé.
Judith. — Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
Thomas. — Comprendre ce qui a mal tourné.
Judith. — Quand ? Où ?
Thomas. — Hier. Aujourd’hui. Maintenant. Bientôt. Si vous aviez l’amabilité de répondre à mes questions plus rapidement.
Judith. — Vous venez juste de m’extirper de mon taxi !
Thomas. — Juste ?
Judith. — Il y a une heure. Et c’était...
Thomas. — Vingt-six minutes.
Judith. — Oui, et...
Thomas. — Si vous voulez arrondir, vous pourriez dire une demi-heure. Une heure, c’est faux.
Il montre l’horloge. Il est 22h35.
Thomas. — Vous pourriez dire, il est ٢٢h٣٨. Ou vous pourriez dire, il est presque onze heures, si vous ne ressentez pas le besoin d’être exacte. Mais vous ne pourriez pas dire, il est ٢٢ heures. ٢٢h٣٠ est passé, nous sommes plus proche de ٢٣ heures que de ٢٢ heures. S’il vous plaît, soyez précise.
Judith. — D’accord, je vais être précise. D’abord, j’ai cru que c’était un ivrogne, mais après il y a eu une deuxième voiture, puis une troisième, qui nous ont forcé à nous arrêter. Ensuite, deux hommes sont sortis et sont venus vers nous. Il y en a un qui m’a montré sa carte à travers la vitre du taxi, il l’a rangée très vite et a refusé de me la montrer à nouveau. « Sortez ! » Ils m’ont dit. « Maintenant ! » J’ai été tellement surprise que je suis sortie. Après, ils m’ont fait monter dans leur voiture, j’étais assise entre les deux et ils ne m’ont pas dit un mot, ils n’ont pas répondu pas à mes questions, ils ont fait comme s’ils ne m’entendaient pas et maintenant, je suis là, je ne sais pas où. Ils m’ont pris mon téléphone et je ne sais pas où je suis. Puis-je vous demander ce qu’il se passe ?
Thomas. — Du vin ?
Judith. — Pardon ?
Thomas. — Hier soir. C’est du vin que vous avez bu ?
Judith. — Sûrement !
Thomas. — Vous voyez, on est sur la bonne voie. C’est comme ça que nous allons progresser. Avez-vous eu des rapports sexuels ?
Judith. — Vous n’avez pas le droit...
Thomas. — Simple curiosité.
Judith. — C’est incroyable.
Thomas. — Vous n’êtes pas obligée de répondre. Ce n’est pas nécessaire. Ça n’a rien avoir avec notre sujet. Avez-vous eu des rapports sexuels ? En souvenir du bon vieux temps ? Je peux imaginer la scène. Il est tard, on a bu quelques verres de vin, du vin très cher, je suppose...
Judith. — Non !
Thomas. — Non, dans le sens de : Vous refusez de répondre à cette question ? Ou dans le sens de : Vous n’avez pas eu de rapports sexuels ? Ou dans le sens de : Le vin n’était pas si cher, finalement ?
Judith. — Évidemment, dans le sens de : Je refuse de répondre à cette question !
Thomas. — Je comprends. Vous auriez pu tout simplement dire, non, nous n’avons pas eu de rapports sexuels. Ce qui aurait été la bonne réponse. Donc, on recommence ...
Judith. — On est où là ?
Thomas. — Hier soir...
Judith. — Vous êtes de la police ?
Thomas. — Où étiez-vous ?
Judith. — Chez moi.
Thomas. — Qui était avec vous ?
Judith. — Mon ex-mari...
Thomas. — Pourquoi ?
Judith. — Pourquoi ?
Thomas. — Oui, pourquoi ? Vous êtes divorcés et vous le voyez toujours, pourquoi ?
Judith. — Il me rend visite de temps en temps.
Thomas. — Vous êtes amis ?
Judith. — Oui.
Thomas. — Je sais qu’en théorie c’est possible, mais est-ce vrai ? Pour moi ce n’est pas possible. Pas avec mon ex-femme ! Nous ne nous rendons pas visite. Nous ne buvons pas de vin ensemble, même pas de la piquette. Elle m’appelle la plus grosse erreur de sa vie. Elle dit que je suis une belle ordure, un minable. Une mauvaise personne. Elle dit que je lui ai volé sa jeunesse. Je comprends qu’elle ait pu dire ça sur les quelques dernières années de notre mariage, mais ça fait cinq ans que nous sommes divorcés et elle le dit encore. Elle dit que sentir ma présence la rend suicidaire. Elle dit que le son de ma voix n’apporte que misère. Elle dit que mon existence a ruiné sa croyance en la race humaine.
Judith. — À qui elle dit ça ?
Thomas. — À tous ceux qui le demandent. Même à tous ceux qui ne demandent rien. Elle le dit même quand elle est...