PREAMBULE
Eclairage sombre, juste un halo sur les personnages. Romuald est derrière un comptoir, cheminée ou meuble de la chambre par la suite. Rentre une fille, légère et joyeuse.
Une jeune fille : En vers et contre tout.
Romuald : Un rêve en vers ?
Une jeune fille : Oui, je voudrais vous acheter un rêve en vers.
Romuald : Et contre tout ?
Une jeune fille : Oui, que rien ni personne ne puisse arrêter le rongement des vers : contre tout.
Romuald : Je n’en ai pas.
Une jeune fille : Vous n’avez pas cherché !
Romuald : Je connais ma boutique Madame !
Une jeune fille : Fabriquez-le-moi alors !
Romuald : Mais je ne peux pas et je n’en ai pas le droit ! Je… je n’ai pas la licence... Faire des rêves, soit, c’est mon métier mais en vers !... (Un temps) De toute façon, je ne suis pas sûr de savoir faire !...
Une jeune fille : Je suis votre meilleure cliente...
Romuald (soufflant) : La plus exigeante aussi !
On entend une voix de femme : « Romuald !... Romuald ?... Ro - muald !... »
Une jeune fille (les yeux doux) : Un rêve en vers, s’il vous plaît...
Romuald : Ne prenez pas vos rêves pour des réalités !...
Une jeune fille : Vous blasphémez... Juste une nuit...
Romuald : Puisque je vous dis que je ne peux pas.
Une jeune fille (sourire aux lèvres) : Ce que vous dites ne rime à rien...
Romuald : Rêve de plaisanteries : je n’en ai pas le droit !
Une jeune fille : Un ou deux vers ne font de mal à personne !...
Romuald : Oui, c’est ça, on commence comme ça et puis un troisième, un quatrième vers et on ne peut plus s’arrêter... Vous m’en demandiez un plein rêve tout à l’heure ! Je suis...
Une jeune fille : Vers de rage ?
Romuald (haussant les épaules) : Non ! Désolé, je ne suis pas habilité à vendre des espaces vers, vous pouvez le comprendre, non ?!! (Un temps puis souriant de nouveau) Par contre, j’ai ma boutique remplie d’autres rêves fascinants ! Des chevaux blancs galopant sur une plage sans fin, droite et déserte, les choses qui changent soudainement de taille, des promotions professionnelles, avec applaudissements en option, des dialogues avec des proches morts, le don d’ubiquité, le dédoublement, j’en passe et des meilleurs !… Sans oublier bien entendu le rayon rêves coquins… Ne bougez pas... (Il se dirige vers l’arrière-boutique).
Une jeune fille : Non, ce n’est pas la peine... (Il s’arrête.) C’est un rêve en vers que je suis venue chercher...
Romuald : Mais enfin, vous savez que ça ne se vend pas comme ça des rêves en vers ! … C’est très réglementé !… Il faut normalement monter un dossier puis obtenir l’autorisation signée de la direction !
Une jeune fille : Ah ?…
Romuald : Eh oui ! De Freud en personne !
Une jeune fille : Vraiment ?
Romuald : Il se méfie des effets…
Une jeune fille (parlant toute seule, rêveuse) : Mais moi je les connais les effets des vers !… Vers de l’espérance, l’espérance de prendre plaisir par l’éloquence, un vers de trop et l’on divague, on prend son pied et parfois celui d’Alexandrin. L’espérance du vers…tige. Perdre pied et tomber avec béatitude dans leur harmonie berçante. L’espérance de l’émotion aussi ! Regarder à travers les vers… transparents, percer leurs secrets et traquer les sensations qui les ont fait naître… Et quand on y est bien, quand on les a apprivoisés, s’arrêter, se taire, en faire un pied à terre, un espace où l’on pourra se retrouver quand tout nous échappe…
Romuald : Bon… écoutez… j’ai peut-être quelque chose pour vous… Mais c’est bien parce que c’est vous…
Une jeune fille : Dites-moi !
Romuald : Promettez-moi de ne rien dire à personne…
Une jeune fille : Je ne parle pas pendant mon sommeil.
Romuald (à voix basse) : J’ai obtenu des vers de contrebande…
Une jeune fille : D’où ?
Romuald : Qu’importe… sur un marché de nuit…
Une jeune fille : Un marché noir ?
Romuald : Oui… Rêve féminin de première qualité… Des… déclarations…
Une jeune fille : En vers ? !
Romuald : Oui !… de quoi vous faire dormir le sourire aux lèvres, dans un nuage rose… j’ai même plusieurs tons à vous proposer : Lyrique, Révolté, Impatient, Sportif,… qu’ai-je encore ?… infidèle !
Une jeune fille : Une déclaration infidèle ?
Romuald : Absolument, Madame ! Que voulez-vous, vous n’êtes pas chez n’importe quel marchand de sable !… Je suis leader dans mon secteur !…
Une jeune fille : Je peux essayer ? !…
Romuald : Mais bien sûr ! (Il disparaît dans l’arrière boutique et revient avec un seau rempli de sable et en étale une partie sur l’oreiller comme un bijoutier ferait admirer une bague sur son tapis de velours.) Les voici, les voilà : les déclarations dont vous aviez, j’en suis sûr, toujours rêvé !… Quel ton voulez-vous ?
Une jeune fille : Infidèle, je suis curieuse…
Romuald : Mais sans aucun problème ! (Il prend une poignée de sable)
Une jeune fille : Enfin… c’est juste pour voir, hein… Je n’oserais pas, même pas en rêve, mais…
Romuald : Tenez. (Il laisse s’écouler les grains sur l’oreiller : on entend en voix-off :)
Pour m’assurer que vous demeurez la plus belle
Je me dois ma chère de vous être infidèle…
Une jeune fille (indignée) : Macho, oui ! Ça, une déclaration ?! vous devriez avoir honte !…
Romuald (gêné) : Non, mais c’est juste un exercice de style !… Et puis je ne suis que le vendeur… Essayez donc celle-là. (Même jeu)
D’évidence, c’est par ce type de pulsions
Que Newton, simplement, découvrit l’attraction !…
Une jeune fille : Quel est ce modèle ?
Romuald : Amusé.
Une jeune fille : Hmm ! J’aime bien celle-ci : l’amour dans un sourire… Mais laissez les grains tomber plus lentement, laissez-les respirer… Vous m’aviez dit Impatient, je peux…
Romuald : Mais oui, oui, bien sûr, bien sûr… (Même jeu)
Mots, intentions, regards, mimiques et clins habiles
Vous offusqueriez-vous de propos plus… tactiles ?…
Une jeune fille : Il est charmant celui-là !… Tendre mais décidé, tout ce que j’aime...
Romuald : Ah…
Une jeune fille : Quoi d’autre ?
Romuald : Eh bien… Orgueilleux, Coléreux, Précis, Observateur, Financier, …
Une jeune fille (le coupant) : Financier ?
Romuald : Oui, financier ! (La jeune fille fait une moue dubitative. Romuald continue sa liste.) Mais aussi Cleptomane, Agressif, Prudent, Scientifique, Timide, euh… j’en oublie certainement…
Une jeune fille : Je peux essayer Orgueilleux…
Romuald : Mais bien sur… (Même jeu)
Saisis ton jour de chance : je me donne à toi,
D’autres m’ont attendu et ont attrapé froid…
Une jeune fille (amusée) : Oh, le stéréotype du gars qui ne veut pas avouer qu’il est amoureux ! La fierté masculine ! Comme si on ne savait pas lire entre les lignes, nous les femmes ! Elle me plait celle-là… Je vous la commande ainsi que Impatient, Amusé et puis… euh… je vais vous prendre Timide et Prudent ; je parie qu’elles respirent la tendresse.
Romuald : Je vous les fais essayer ?
Une jeune fille : Non, je veux être surprise…
Romuald : Vous avez raison : c’est toujours mieux !
Une jeune fille : J’y pense, elles sont prémonitoires ?
Romuald : Hélas, non, je n’ai pas pu… Désolé… La contrebande a ses limites…
Une jeune fille : Ah ?… (déçue) Rien ne presse alors… En tout cas, je vous félicite, elles ont l’air très bien vos déclarations ! Je voudrais connaître les chanceuses qui les ont inspirées !…
Romuald : Ah… je peux vous raconter ce que j’en sais !...
Une jeune fille : Avec plaisir !
La même voix de femme : « Romuald !... Ro - muald !... » Le noir se fait.
Romuald : Eh bien… il s’agit, dit-on, d’un homme qui ne s’exprimait qu’en vers…
NOIR TOTAL. RIDEAU.
Notes de mise en scène :
PREMIER ACTE
SCENE 1
La chambre de Romuald dans l’ombre. La mère rentre, allume la pièce.
La mère : Romuald !… Romuald !… Ro-muald ! Je te rappelle que tu as ce matin ton premier cours de soutien. Elle arrive dans 10 minutes ! Lève-toi et habille-toi ! (Elle s’en va pour ressortir mais revient vers la chaîne hi-fi. Elle la met en marche : une musique rythmée emplit la pièce.)
Romuald (s’étirant) :
Maman !… Eteins !…
(mettant sa tête sous l’oreiller)
Oh non !
(se retournant en croix sur son lit)
Que je suis malheureux!…
(Un temps)
J’essayais juste de rêver encore un peu…
(à part)
Conservant, malgré tes cris, mes paupières closes,
Je tentais de retenir ces…
La mère (revenant) :
Ah ! autre chose !
Tu me rangeras s’il te plait…
Romuald :
Mes vêtements
Et toutes mes BD qui traînent…
La mère :
Exactement !
(Elle soulève un monticule de feuilles, CD, habits sur son bureau.)
Et tu chercheras ton bureau !
(Elle ressort avec des vêtements.)
Romuald (se levant, regardant sa montre et allant éteindre la chaîne.) :
Syndrome antique…
La mère est agitée de pulsions frénétiques,
Toujours soucieuse de protéger son gamin
Des désordres régnant dans son cher sac à main…
Vicieux amour maternel…
(se regardant dans la glace)
Bon. Voyons ma tête…
Prometteuse !… Français, je pars à ta conquête !…
(Un temps. Romuald est perplexe.)
Tiens ! Dors-je toujours ?… C’est puissant et insensé !
Je parle maintenant en…
(cherchant le mot)
vers… sans y penser !…
(Un temps. Il s’écoute parler, immobile.)
Par quelle ironie de la vie, ou mieux, des songes
Mon rêve, par mes mots dociles, se prolonge ?!…
(Un temps. Il est éberlué.)
Non, c’est impossible ! Purement impossible !
Ce que j’entends là est strictement impossible !
(Comme en colère contre lui-même.)
Je me lève en retard pour mon cours de français,
(Alors, qu’à mon goût, j’en ai déjà bien assez),
Et voilà que, moi, dont l’argot est le terrain,
Je cause en vers !… Pardon : en vers alexandrins !…
(Il s’arrête et répète lentement sa dernière phrase.)
« Et voilà que, moi, dont l’argot est le terrain,
Je cause en vers !… Pardon : en vers alexandrins !… »
(Faisant un pas de côté)
Mais qui donc se permet ?...
(à voix basse) Quelqu’un est là… Dedans !
Il parle à ma place ! C’est fou ! hallucinant !…
Me voilà esclave de son élocution !
S’il avait demandé au moins la permission !...
(Abattu)
Il m’emprisonne dans un étonnant cachot :
Un langage cerclé par douze vieux barreaux !
Me voilà donc contraint de parler comme un livre ?…
Sans personne à prier pour que l’on m’en délivre...
(Il réfléchit.)
Mais d’un autre côté : pourquoi donc dire non ?...
Et ne pas profiter de la situation ?
Quel talent singulier !… Quel génie imprévu !…
Voilà les vers que je ne lui ai pas vendus…
(Il réfléchit.)
Je n’en suis pas fâché car le tour est cocasse !
La mère (traversant la chambre pour prendre un vêtement):
Elle est là dans un instant et toi, tu traînasses !
(Elle ressort)
Romuald :
… plaisant, sans effort mais certainement fugace…
La mère (des coulisses) :
Romuald ! Je ne peux pas m’habiller à ta place !
Romuald :
Juste ! Je… Mais attends ! Tu m’as rendu la rime ?!…
La mère :
Pardon ?
Romuald :
Mais oui ! et en alexandrins en prime !
La mère (en entrant) :
C’est tes cours de français qui te montent à la tête ?
Romuald :
Tête ?!… Changeons de rime, je l’ai déjà faite…
Non, je ne crois pas, je ne sais pas…
La mère : Bon, suffit !
Arrête ton cirque ! Tu n’es pas encor prêt,
(Romuald grimace à la tombée de la rime.)
Tu n’as pas rangé tes vêtements…
Romuald :...