APRÈS-MIDI
Une terrasse servant de pièce à vivre dans une ferme de montagne restaurée proposant une chambre d’hôte. Alban et Ève sont assis côte à côte sur des chaises longues.
Ève – Quelle tranquillité... Le matin, c’est le chant des oiseaux qui me tire du lit, au lieu de la sonnerie de mon portable... Ça fait déjà presque trois mois qu’on est là, et je n’arrive pas encore à y croire... J’ai l’impression d’être au paradis.
Alban – Le calme avant la tempête...
Ève – Ça n’est que le paradis sur terre. Il faut bien continuer à gagner sa vie à la sueur de son front. Toi, évidemment, tu peux peindre n’importe où : c’est moi ton modèle...
Alban – Ma muse...
Ève – Moi, que voulais-tu que je fasse, ici, à part ouvrir des chambres d’hôtes et vendre des fromages de chèvre ?
Alban – Mmm...
Ève (songeuse) – Nos premiers clients...
Alban – Le baptême du feu.
Ève – Va falloir être à la hauteur. Je compte sur toi. Ton amabilité naturelle... Ton sens de l’accueil...
Alban – Et eux, tu crois qu’ils seront à la hauteur ? (Un temps) Tu te rends compte ? On a quitté Paris pour échapper à tous ces cons, et maintenant, tous les week-ends, on va les avoir à dormir chez nous...
Ève – Et à dîner...
Alban – Oh, non... Ne me dis pas qu’ils ont pris aussi la table d’hôtes ?
Ève – Ils sont peut-être très sympas ! Tu n’as qu’à considérer que c’est des amis que j’ai invités...
Alban – Mes amis, je ne les fais pas payer.
Ève – Non. D’ailleurs, tu ne les invites jamais...
Alban – Tu as peut-être raison. Au moins, ceux-là, si c’est des cons, quand ils nous feront un chèque avant de partir, on saura pourquoi on a perdu notre journée à leur faire à bouffer, et notre soirée à leur faire la conversation.
Ève – Après, tout dépend où tu mets la barre pour distinguer les cons du reste de l’humanité. On est peut-être des cons, nous aussi. C’est quoi, un couple de cons, pour toi ?
Alban – Je ne sais pas... La connerie, ça ne se définit pas. Ça se constate. Tu connais la formule : il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Eh ben pour la connerie, c’est pareil...
Ève – Mmm...
Alban – On ne les a pas quittés il y a si longtemps, souviens-toi. Le couple de cons, tu le reconnais même dans le noir ! (Ève lui lance un regard distrait.) Quand ils arrivent en retard au cinéma, par exemple ! Au lieu de s’asseoir en bout de rang, ils enjambent dix personnes pour s’asseoir au milieu. Sur ton chapeau. Après ils consultent l’écran lumineux de leurs portables pendant dix minutes pour s’assurer que le monde pourra tourner sans eux pendant ce qui reste du film.
Ève – Quand Madame ne ressort pas de la salle un quart d’heure après pour répondre à un appel urgent. Histoire de ne déranger personne.
Alban – Alors là, tu peux être sûre que tu as affaire à un couple de cons de classe internationale.
Ève – On ne risque plus d’avoir ce genre de problèmes ici. Le cinéma le plus proche est à cinquante kilomètres.
Alban – Ah, ouais...? Malheureusement, le con est très mobile, figure-toi.
Ève – Même à la campagne ?
Alban – Pourquoi tu crois qu’il a un quatre-quatre et un GPS ? Il se déplace, le con. Jusque dans les chemins mal carrossés conduisant aux petits coins de paradis dont les adresses ont imprudemment été postées sur le site des Gîtes de France... (On entend un bruit de moteur, et le bêlement des chèvres dérangées par l’engin.) Tiens, d’ailleurs les voilà...
Ève – Déjà ! Tu crois ? Oh, mon Dieu ! Je n’ai même pas encore fini de faire leur chambre...
Le bruit de moteur s’éloigne.
Alban – Ah, non. Ceux-là ne font que passer. Ils doivent être en transhumance vers le sud. C’est la saison.
Alban entreprend consciencieusement de rouler un pétard.
Ève – Et si j’allais cueillir des fraises des bois ? Elles sont tellement parfumées. Je pourrais leur faire une tarte. Ce n’est pas tous les jours qu’ils doivent manger des fraises des bois, à Paris. Tu viens avec moi ?
Alban – Où ça ?
Ève – Ben dans les bois !
Alban – Attends, c’est microscopique, une fraise des bois. Il doit en falloir un bon millier pour faire une tarte !
Ève – Même une petite ?
Alban – Rien que d’y penser, j’ai déjà mal au dos...
Ève – Je les ramasserai, moi. Tu me tiendras compagnie. Tiens, tu pourrais en profiter pour faire quelque croquis, ça t’aérerait un peu...
Alban – Des paysages ? C’est les impressionnistes, qui peignaient dehors. Moi je suis un peintre d’intérieur. Et puis j’ai l’impression que le temps va se couvrir, non ?
Ève – C’était bien la peine de venir s’installer à la montagne, si tu ne peins toujours que des nus dans ton atelier... Alors, tu viens avec moi ?
Alban – Non, franchement, je ne supporterais pas de te voir t’éreinter pour des gens qu’on ne connaît même pas. Et qui sont sûrement tout à fait incapables de faire la différence entre tes minuscules fraises des bois et une fraise d’Espagne grosse comme un melon, directement livrée dans ton assiette par avion depuis sa serre en plastique à arrosage automatique.
Ève – Je reconnais que l’avantage, c’est qu’il en suffit de trois ou quatre pour faire une tarte. Il doit m’en rester quelques-unes au congélo...
Alban – Parfois, je me demande ce qu’on est venu foutre ici.
Ève – C’est moi qui ai eu l’idée de partir, mais c’est toi qui as choisi cet endroit...
Alban – C’est vrai. (Aux anges) C’est le paradis... (Se reprenant) Mais au paradis, il n’y avait qu’Adam et Ève... Ils n’ont pas eu l’idée saugrenue d’ouvrir des chambres d’hôtes. Ouais... On a bien profité du paradis pendant trois mois, mais maintenant tu vas voir : l’enfer, c’est les hôtes...
Ève (ironique) – Là tu t’es surpassé...
Alban – Celle-là, elle est faite. (Soupir) Enfin, heureusement que c’est une chambre pour deux personnes seulement. Au moins, on échappe aux enfants. Je ne supporte pas les enfants des autres.
Ève – Comme nous on n’en a pas...
Alban – Oui, ben si on en avait eu, je crois que je les aurais supportés plus facilement que ceux des autres... (Il allume son pétard et le tend à Ève.) Tu en veux ?
Ève – Non, merci...
Alban – C’est du bio... Récolte de la propriété...
Ève – Il faut que je reste un peu lucide pour accueillir nos hôtes... (Se levant) Allez, tu as raison, les fraises des bois, ce sera pour plus tard. Je vais commencer par faire leur lit, c’est plus raisonnable. Et toi ? Ton programme pour ce qui reste de la journée ?
Alban – Je crois que je vais commencer par faire une petite sieste. Histoire d’être au mieux de ma forme ce soir. Pour faire l’animateur avec nos hôtes, comme au Club Med...
Ève – Pas trop en forme quand même... (Ève s’apprête à entrer dans la maison.) Bon, j’aimerais autant qu’ils ne te trouvent pas en train de tirer sur un pétard quand ils vont arriver...
Alban – Ça y est. Adieu la liberté. Il va falloir que je me cache pour fumer, maintenant... Mais non, ne t’inquiète pas. Je les entendrai bien arriver, avec leur quatre-quatre diesel pétaradant...
Ève disparaît. Resté seul, Alban tire quelques bouffées de son joint, puis ferme les yeux et commence à somnoler. Un homme apparaît sur la terrasse. Il est en tenue de randonnée, avec éventuellement une croix autour du cou, et il porte un sac à dos. Bref, le look boy-scout, béret y compris. N’apercevant pas d’abord Alban, il avance sans rien dire en découvrant les lieux, et en cherchant un moyen de s’annoncer. Alerté par ses pas, Alban sort de sa torpeur mais garde les yeux fermés.
Alban – Je t’imaginais en train de faire les poussières dans leur chambre, avec ton petit tablier blanc et ton plumeau.
Bernard aperçoit Alban et, surpris, ne sait pas quoi dire.
Alban (ouvrant les yeux) – Alors tu as changé d’avis ? Tu veux pas qu’on la fasse ensemble, cette sieste, finalement...?
Alban à son tour voit Bernard et se rend compte de sa méprise. Comme un enfant pris en faute, il écrase son joint à la hâte, et tente de dissiper un peu la fumée. Il est encore plus gêné que lui.
Bernard – Bonjour... Excusez-moi... Je ne voulais pas vous réveiller.
Alban – Non, non, je ne dormais pas vraiment... Vous faites la quête pour...