Scène 1
La salle de séjour d’un appartement populaire, meublée principalement de deux fauteuils d’apparence très modeste. Clara arrive, avec des sacs de courses aux couleurs d’une grande surface discount. C’est une femme appartenant à la classe moyenne, qui rentre chez elle fatiguée après une journée de travail. Son portable sonne. Elle se débarrasse de ses sacs et prend l’appel avec un air exténué.
Clara – Allô... (Elle se radoucit en reconnaissant la voix de son interlocutrice) Ah, Jessica ! Non, non, je viens juste de rentrer. (Elle ôte son imperméable et se laisse tomber dans un fauteuil) Alors comment ça va...? (Son visage se fige) Non...? Lola ? Ah, merde... Je suis vraiment désolée... Et c’est arrivé quand ? D’accord... D’accord... Ah, merde... Je ne sais pas quoi dire... Dix-sept ans ? Et elle est morte de quoi ? De vieillesse...? C’est sûr que dix-sept ans, c’est déjà assez vieux, non ? Pour une chienne. Attends, je regarde sur ChatGPT... Dix-sept ans pour une chienne, ça équivaut à quatre-vingt-onze ans pour une femme. Non, évidemment, ce n’est pas comme si c’était ta mère... Ou ta belle-mère... Oui, moi aussi, à la limite, je préférerais, mais bon... On s’y attache, quand même. Eh ben écoute, moi ça va... Enfin... À l’hôpital, c’est de pire en pire, tu sais. Avec les réductions de personnel, maintenant une infirmière doit faire aussi le boulot d’une femme de ménage. On court toute la journée, on n’a plus le temps de bavarder avec les patients. Non, vraiment, des fois je me demande si je ne ferais pas mieux d’aller bosser dans le privé. Une clinique de chirurgie esthétique, tiens, pourquoi pas ? Je serais sûrement mieux payée. Et mieux considérée. Et dans une clinique privée... si je couche avec le chirurgien, il pourra peut-être me refaire le nez gratuitement. Pourquoi le nez ? Je ne sais pas, j’ai dit ça comme ça. Je n’ai jamais aimé mon nez. Non parce que dans le public, je te jure... Même en couchant avec le directeur, je ne suis pas sûre qu’on te retirerait les amygdales gratis. Enfin... Ce n’est pas pour ça que j’ai choisi ce métier, non plus. Quand j’ai commencé, je pensais pouvoir être utile, tu vois... Sauver des vies. Comme dans les séries américaines que je regardais à la télé. Résultat, je passe mon temps à vider des bassins et à changer des draps... Non, on dit une vie de chien, mais... Ils ne sont pas si à plaindre que ça, les chiens. C’est nous qui bossons pour payer leurs croquettes, et ensuite on ramasse les crottes ! Ah, je te jure... Et puis l’avantage d’une vie de chien, c’est que ça dure moins longtemps. Non, crois-moi, elle est mieux où elle est, cette pauvre bête... (On entend la sonnerie de la porte d’entrée) Il va falloir que je te laisse. C’est Franck. Il a encore oublié ses clefs. Et il faut que je mette mes surgelés au congélo. Dans le bus, j’ai cru que j’avais perdu les eaux. Les esquimaux étaient en train de me dégouliner sur les genoux... Non, je ne suis pas enceinte, pourquoi ? Bon, je te rappelle... OK... Moi aussi, je t’embrasse... Et embrasse Steven de ma part...
Elle range son téléphone et va ouvrir. Elle revient en compagnie de Franck, d’allure très ordinaire, mais avec un côté un peu lunaire.
Franck – Désolé, j’ai oublié mes clefs dans le tiroir de mon bureau à l’agence.
Clara – Comme d’habitude...
Il semble soudain exalté.
Franck – Oui, mais cette fois, j’ai une bonne raison.
Clara – Une bonne raison d’oublier tes clefs ?
Franck – Une bonne raison d’être distrait ! Devine quoi ?
Clara – Quoi ?
Il brandit un ticket de loto.
Franck – Mes numéros de loto ! Ils sont sortis !
Clara – Tes numéros de loto ?
Franck – Enfin, pas tous, mais...
Soudain exaltée, elle aussi.
Clara – Alors on a gagné le gros lot ? On est multi-millionnaires ?
Il modère son enthousiasme pour ne pas lui donner de faux espoirs.
Franck – Pas tout à fait... J’ai seulement quatre numéros, mais bon...
Clara – Combien ?
Franck – 400 euros.
Elle est évidemment déçue.
Clara – D’accord... Je me disais aussi...
Franck – C’est quand même 400 euros. Tu n’es pas contente ?
Clara – Si, si, bien sûr, c’est juste que... Si tu m’avais annoncé directement : chérie, j’ai gagné 400 euros au loto... Là, je nous imaginais déjà changer de vie. Arrêter de travailler, prendre un billet d’avion pour n’importe où mais le plus loin possible, acheter une villa avec piscine au bord de la mer...
Franck – Quand on habite au bord de la mer, on n’a pas besoin de piscine, si...?
Clara – C’est ça ce qu’on appelle le luxe, j’imagine. Avoir des trucs dont on n’a pas vraiment besoin. Quoi qu’il en soit, nous on n’habite pas au bord de la mer, et on n’a pas de piscine non plus... Et ça c’est qu’on appelle une vie de merde...
Franck – Avec 400 euros, on peut quand même se payer un petit extra...
Clara – Oui... On peut toujours s’acheter un carnet de tickets pour la piscine municipale. Ou même un abonnement à l’année pour deux personnes.
Franck – Désolé, je pensais que ça te ferait plaisir.
Clara – Mais oui, ça me fait plaisir ! Excuse-moi. Je suis un peu sur les nerfs en ce moment... Et puis Jessica vient de m’annoncer qu’elle avait perdu sa chienne.
Franck – Elle va peut-être la retrouver.
Clara – Ça m’étonnerait, elle est morte...
Franck – Jessica ? Elle est morte ?
Clara – Lola, la chienne de Jessica, c’est elle qui est morte !
Franck – Ah merde ! Et elle est morte de quoi ? (Clara s’apprête à répondre, mais il la coupe) Attends, je ne sais pas pourquoi je te demande ça, je m’en fous complètement. Surtout aujourd’hui, avec ces 400 euros qui nous tombent du ciel...
Clara – Et alors ? Qu’est-ce que tu vas faire de cette...