Le franc parler de Dorine


Type : Dialogue
Langue : Français classique

Personnage : Dorine
Genre : Féminin
Âge : age

Dorine provoque Orgon par son franc-parler et ses moqueries


ORGON

C’est parler sagement… Dites-moi donc, ma fille, Qu’en toute sa personne un haut mérite brille,
Qu’il touche votre cœur, et qu’il vous serait doux
De le voir par mon choix devenir votre époux.
Hé ?
(Mariane se recule avec surprise.)

MARIANE

 Hé ?

ORGON

 Qu’est-ce ?

MARIANE

 Plaît-il ?

ORGON

 Quoi ?

MARIANE

Me suis-je méprise ?

ORGON

Comment ?

MARIANE

Qui voulez-vous, mon père, que je dise? Qui me touche le cœur, et qu’il me serait doux
De voir, par votre choix, devenir mon époux ?

ORGON

Tartuffe.

MARIANE

 Il n’en est rien, mon père, je vous jure. Pourquoi me faire dire une telle imposture ?

ORGON

Mais je veux que cela soit une vérité ; Et c’est assez pour vous que je l’aie arrêté.

MARIANE

Quoi ! vous voulez, mon père ?…

ORGON

Oui, je prétends, ma fille, Unir, par votre hymen, Tartuffe à ma famille.
Il sera votre époux, j’ai résolu cela ;
(Apercevant Dorine.)
Et comme sur vos vœux je… Que faites-vous là ?
La curiosité qui vous presse est bien forte,
Ma mie, à nous venir écouter de la sorte.

DORINE

Vraiment, je ne sais pas si c’est un bruit qui part De quelque conjecture ou d’un coup de hasard ;
Mais de ce mariage on m’a dit la nouvelle,
Et j’ai traité cela de pure bagatelle.

ORGON

Quoi donc ! la chose est-elle incroyable ?

DORINE

 À tel point , Que vous-même, monsieur, je ne vous en crois point.

ORGON

Je sais bien le moyen de vous le faire croire.

DORINE

Oui ! oui ! vous nous contez une plaisante histoire !

ORGON

Je conte justement ce qu’on verra dans peu.

DORINE

Chansons !

ORGON

 Ce que je dis, ma fille, n’est point jeu.

DORINE

Allez, ne croyez point à monsieur votre père ; Il raille.

ORGON

Je vous dis…

DORINE

Non, vous avez beau faire, On ne vous croira point.

ORGON

 À la fin, mon courroux…

DORINE

Hé bien ! on vous croit donc ; et c’est tant pis pour vous. Quoi ! se peut-il, monsieur, qu’avec l’air d’homme sage,
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez fou pour vouloir… ?

ORGON

Écoutez : Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point ; je vous le dis, ma mie.

DORINE

Parlons sans nous fâcher, monsieur, je vous supplie. Vous moquez-vous des gens d’avoir fait ce complot ?
Votre fille n’est point l’affaire d’un bigot :
Il a d’autres emplois auxquels il faut qu’il pense.
Et puis, que vous apporte une telle alliance ?
À quel sujet aller, avec tout votre bien,
Choisir un gendre gueux ?…

ORGON

Taisez-vous. S’il n’a rien, Sachez que c’est par là qu’il faut qu’on le révère.
Sa misère est sans doute une honnête misère ;
Au-dessus des grandeurs elle doit l’élever,
Puisque enfin de son bien il s’est laissé priver Par son trop peu de soin des choses temporelles,
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d’embarras, et rentrer dans ses biens :
Ce sont fiefs qu’à bon titre au pays on renomme ;
Et, tel que l’on le voit, il est bien gentilhomme.

DORINE

Oui, c’est lui qui le dit ; et cette vanité, Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
Qui d’une sainte vie embrasse l’innocence
Ne doit point tant prôner son nom et sa naissance,
Et l’humble procédé de la dévotion
Souffre mal les éclats de cette ambition.
À quoi bon cet orgueil ?… Mais ce discours vous blesse :
Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.
Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d’ennui,
D’une fille comme elle un homme comme lui ?
Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d’une fille on risque la vertu,
Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;
Que le dessein d’y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu’on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,
Font leurs femmes souvent ce qu’on voit qu’elles sont.
Il est bien difficile enfin d’être fidèle
À de certains maris faits d’un certain modèle ;
Et qui donne à sa fille un homme qu’elle hait,
Est responsable au ciel des fautes qu’elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.

ORGON

Je vous dis qu’il me faut apprendre d’elle à vivre !

DORINE

Vous n’en feriez que mieux de suivre mes leçons.

ORGON

Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons ; Je sais ce qu’il vous faut, et je suis votre père.
J’avais donné pour vous ma parole à Valère :
Mais, outre qu’à jouer on dit qu’il est enclin,
Je le soupçonne encor d’être un peu libertin ;
Je ne remarque point qu’il hante les églises.

DORINE

Voulez-vous qu’il y coure à vos heures précises, Comme ceux qui n’y vont que pour être aperçus ?

ORGON

Je ne demande pas votre avis là-dessus. Enfin, avec le ciel l’autre est le mieux du monde,
Et c’est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles :
À nul fâcheux débat jamais vous n’en viendrez ;
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.

DORINE

Elle ? elle n’en fera qu’un sot, je vous assure.

ORGON

Ouais ! quels discours !

DORINE

Je dis qu’il en a l’encolure Et que son ascendant, monsieur, l’emportera
Sur toute la vertu que votre fille aura.

ORGON

Cessez de m’interrompre, et songez à vous taire, Sans mettre votre nez où vous n’avez que faire.

DORINE, elle l’interrompt toujours au moment où il se retourne pour parler à sa fille.

Je n’en parle, monsieur, que pour votre intérêt.

ORGON

C’est prendre trop de soin ; taisez-vous, s’il vous plaît.

DORINE

Si l’on ne vous aimait…

ORGON

 Je ne veux pas qu’on m’aime.

DORINE

Et je veux vous aimer, monsieur, malgré vous-même.

ORGON

Ah !

DORINE

 Votre honneur m’est cher, et je ne puis souffrir Qu’aux brocards d’un chacun vous alliez vous offrir.

ORGON

Vous ne vous tairez point ?

DORINE

C’est une conscience Que de vous laisser faire une telle alliance.

ORGON

Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés… ?

DORINE

Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?

ORGON

Oui, ma bile s’échauffe à toutes ces fadaises, Et tout résolument je veux que tu te taises.

DORINE

Soit. Mais, ne disant mot, je n’en pense pas moins.

ORGON

Pense, si tu le veux ; mais applique tes soins. (Se retournant vers sa fille.)
À ne m’en point parler, ou… Suffit. Comme sage,
J’ai pesé mûrement toutes choses.

DORINE, à part.

 J’enrage De ne pouvoir parler.

ORGON

Sans être damoise Tartuffe est fait de sorte…

DORINE

 Oui, c’est un beau museau !

ORGON

Que, quand tu n’aurais même aucune sympathie Pour tous les autres dons…

DORINE, à part.

La voilà bien lotie ! (Orgon se retourne du côté de Dorine, et, les bras croisés, l’écoute et la regarde en face.)
Si j’étais en sa place, un homme assurément
Ne m’épouserait pas de force impunément ; Et je lui ferais voir, bientôt après la fête,
Qu’une femme a toujours une vengeance prête.

ORGON, à Dorine.

Donc de ce que je dis on ne fera nul cas ?

DORINE

De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas.

ORGON

Qu’est-ce que tu fais donc ?

DORINE

 Je me parle à moi-même.

ORGON, à part.

Fort bien. Pour châtier son insolence extrême, Il faut que je lui donne un revers de ma main.
(Il se met en posture de donner un soufflet à Dorine, et, à chaque mot qu’il dit à sa fille, il se tourne pour regarder Dorine, qui se tient droite sans parler.)
Ma fille, vous devez approuver mon dessein…
Croire que le mari… que j’ai su vous élire…
(À Dorine)
Que ne te parles-tu ?

DORINE

 Je n’ai rien à me dire.

ORGON

Encore un petit mot.

DORINE

 Il ne me plaît pas, moi.

ORGON

Certes, je t’y guettais.

DORINE

 Quelque sotte, ma foi !…

ORGON

Enfin, ma fille, il faut payer d’obéissance ;

Et montrer pour mon choix entière déférence.

DORINE, en s’enfuyant.

Je me moquerais fort de prendre un tel époux.

ORGON, après avoir manqué de donner un souffler à Dorine.

Vous avez là, ma fille, une peste avec vous, Avec qui, sans péché, je ne saurais plus vivre Je me sens hors d’état maintenant de poursuivre ;
Ses discours insolents m’ont mis l’esprit en feu,
Et je vais prendre l’air pour me rasseoir un peu.

Partagez !
FacebookTwitterEmail

error: Ce contenu est protégé !
Retour en haut