ACTE 1 - Scène 1
La mère est enfoncée dans son lit, sous sa couette et ses oreillers. Catherine, vêtue d'une tenue un peu démodée, entre. Elle pose deux sacs à provisions par terre, son sac à main sur une chaise, et une baguette de pain sur la table. Elle soupire en constatant le désordre, retire ses chaussures, enfile des chaussons et range bruyamment les provisions dans la kitchenette.
LA MÈRE, émergeant de ses oreillers : Tu vois pas que je dors, non ?!
Catherine ne répond pas.
LA MÈRE : Je te parle !
CATHERINE, sur le même ton : Je t'entends !
LA MÈRE : Eh bé, réponds !
CATHERINE : Tous les matins, je me lève à six heures, je range le bazar, je cours prendre le bus pour ne pas…
LA MÈRE : Au temps pour moi, ne réponds pas.
CATHERINE : Je termine… Pour ne pas rater le train qui part à sept heures vingt précises et j'arrive au bureau exténuée avant même de commencer ma journée. Le soir, je cours encore pour rapporter le pain avant que la boulangerie ne ferme. Aujourd'hui, je n'ai même pas eu le temps de déjeuner parce que j'ai cavalé entre midi et deux heures pour m'acheter des culottes.
LA MÈRE : Encore ?
CATHERINE : Ça fait au moins deux ans que je n'en avais pas achetées.LA MÈRE : Je m'en fous de tes culottes ! Je dis « encore » parce que tu me fais la même scène qu'hier, qu'avant-hier…
CATHERINE : Je cavale toute la journée pendant que Madame se prélasse.
LA MÈRE, en aparté : … Avant avant-hier… À part le petit détail croustillant des culottes.
CATHERINE : Le jour où je fais les courses, tu pourrais au moins aller chercher le pain, c'est à deux pas d'ici !
LA MÈRE : Pourquoi ? Puisque tu le ramènes tous les soirs.
CATHERINE : Au prix de quels efforts ! Et on rapporte du pain, on ne le ramène pas !
LA MÈRE : Oh Madame Je-sais-tout, Madame j'ai le bac international ! On n'a jamais manqué de pain, c'est le principal. Bref, qu'est-ce qu'il y a dans les sacs à provisions ?
CATHERINE : Des provisions !
LA MÈRE : Je vais t'en envoyer une qui va te passer l'envie de te foutre de moi !
CATHERINE, lui tendant le ticket de caisse : Tiens ! Le ticket de caisse : 33,23 € !
LA MÈRE : Je parle en francs, moi, Mademoiselle ! 33,23 € ça ne me parle pas ! Bref, qu'est-ce qu'il y a à manger, c'est clair ?
CATHERINE : De tout… des conserves, du lait, des fruits, des légumes…
LA MÈRE : Du pain…CATHERINE : Ne m'énerve pas !
LA MÈRE : Et allez ! Elle s'énerve ! Tu t'es encore levée du mauvais pied ce matin. Vide ton sac, j'ai l'habitude. Vas-y, déballe, je t'écoute ma chérie.
La mère enfouit sa tête sous les oreillers.
CATHERINE, tout en rangeant : Regarde ce bazar ! Le canapé est encore ouvert, les tasses à café traînent partout, la vaisselle n'est pas faite, les cendriers dégueulent… et ELLE, elle glande toute la journée. J'en ai marre, marre, marre ! Un de ces jours, je vais partir d'ici avec pertes et fracas !
LA MÈRE, émergeant de ses oreillers : Qu'est-ce que tu insinues ? Tu vas partir ?
CATHERINE : Oui !
LA MÈRE : Toute seule ?
CATHERINE : Oui !!!
LA MÈRE : Alors, ton père m'a quittée…
CATHERINE : C'est le seul mérite que je lui reconnaisse. Il est resté dix-huit ans avec toi ? C'est peut-être pour ça qu'on lui a remis la Légion d'honneur.
LA MÈRE : Je te demande pardon. Sa Légion d'honneur, il l'a eu pour mérite militaire !
CATHERINE : Il a défendu son pays et il n'a même pas été capable de défendre sa propre fille !LA MÈRE : Ça suffit, Catherine ! De toute façon, la question n'est pas là. Ton père n'a jamais eu à se plaindre de moi. Il est parti pour une poule, c'est tout.
CATHERINE : Il est parti parce qu'il en avait plein le dos ! Comme moi !
LA MÈRE : Qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pour avoir une famille pareille ! Mon mari s'en va avec une poule – j'ai dit « une poule » – ; ma sœur ne m'écrit plus sous prétexte que je l'ai paraît-il vexée – j'ai dit « paraît-il » - ; mon abruti de frère ne veut plus me voir…
CATHERINE, imitant sa mère : J'ai dit « ne veut plus me voir »…
LA MÈRE : Laisse-moi finir ! Et toi, tu veux me laisser tomber ?
CATHERINE : La pauvre victime que personne ne comprend. Mais tu es vraiment infernale !
LA MÈRE : Moi !? J'dis jamais rien ï!
CATHERINE : Depuis des années, je me montre patiente…
LA MÈRE : Donc, t'as pas de raisons de me laisser tomber…
CATHERINE : Je t'ai soutenue dans ton divorce…
LA MÈRE : Ça y est, elle remet ça !
CATHERINE : Et, dès que tu as obtenu ta pension, tu t'es montrée sous ton vrai jour : méchante, aigrie, égoïste…
LA MÈRE : C'est tout ?
CATHERINE : Et autoritaire !LA MÈRE : Moi, autoritaire ?! J'dis jamais rien !!!
CATHERINE : J'étouffe ici ! Je ne reçois jamais personne parce que tu me fais honte ! Tu te rends compte ?! Le peu d'amis que j'ai ne te plaisent pas. Tu trouves toujours un prétexte pour m'empêcher de sortir ! Ça va plus, ça ! Moi, j'ai envie de vivre ! Tu m'étouffes et j'ai besoin d'air ! Je veux vivre ! VIVRE !!! Tu peux comprendre ça, oui ?!
LA MÈRE : Oui je suis pas sourde ! La ferme ! Fais à manger, je meurs de faim.
CATHERINE, entrant dans la kitchenette : En plus, tu te moques de tout, c'est pas croyable ça !
LA MÈRE : Bon, la bouffe, ça vient ?
CATHERINE : Rien ne l'arrête.
LA MÈRE : Les émotions, ça me creuse.
La mère attrape un paquet de cigarettes, constate qu'il est vide, le froisse et le jette.
LA MÈRE : Tu m'as ramené des cigarettes ?
CATHERINE : Non, je n'ai pas rapporté de cigarettes ! Je ne fume pas !
LA MÈRE : Je le sais, sainte Catherine. Mais moi, je fume.
CATHERINE : Je paye le loyer, le téléphone, l'électricité, la bouffe ! Mais les cigarettes, terminé !
LA MÈRE : Tu me coupes les vivres ?
CATHERINE : Je ne plaisante pas, maman.LA MÈRE : Ah ! c'est vrai, Mademoiselle ne plaisante pas. C'est un peu ce que je te reproche d'ailleurs, ton manque d'humour. Je sais pas de qui tu tiens ça, mais pas de moi en tout cas. (Un temps)… Alors, plus de cigarettes ? Comment je vais faire à compter de dorénavant ?
CATHERINE : Pour commencer, tu vas me faire le plaisir de chercher un peu de travail.
LA MÈRE : Je rêve ! Tu as vu comment tu me parles ?
CATHERINE : Je ne vois pas pourquoi tu t'es arrêtée si tôt d'ailleurs.
LA MÈRE : Parce que tu as commencé pardi ! Chacune son tour.
CATHERINE : Ce n'était pas un peu trop tôt pour prendre ta retraite ?
LA MÈRE : Par les temps qui couraient, plus tôt on la prenait, plus on avait de chances de la toucher. Et puis tu sais, je n'avais pas de santé pour travailler.
CATHERINE : Pas de courage, tu veux dire.
La mère s'approche de son lit et prend une cigarette électronique sur la table de nuit.
LA MÈRE, au public : En cas de coup dur. (Tantôt à elle-même, tantôt au public) Sincèrement, j'ai beau faire mon examen de conscience, je ne vois pas ce qu'elle me reproche. Elle m'énerve à la fin ! Qu'est-ce qu'elle aurait voulu ? Que je travaille jusqu'à soixante-sept ans pour lui payer des études ?… Soixante-sept ans, qu'est-ce que je dis ?… Soixante-douze maintenant !… Elle rêve ! J'aurais perdu le bénéfice de ma pension… Tiens, en parlant de ça, il faudra que je le rappelle à l'ordre, l'autre, parce que l'indice de l'INSEE a augmenté et ma pension, ELLE, elle n'a pas bougé d'un iota. Et l'air de rien, j'ai fait un petit calcul et je perds 33,52 francs par mois. C'est pas grand-chose, me direz-vous, mais j'y ai droit ; y a pas de raison que ce soit sa poule qui en profite des 33,52 francs. Oui, je parle en francs. Et je parlerai en francs jusqu'à ma mort. N'en déplaise à ceux qui ont inventé l'euro et qui en ont profité pour augmenter la vie de 30 %, l'air de rien… Comme si on était cons.
Catherine entre dans la pièce, apportant un plateau contenant le repas et voit la cigarette électronique de sa mère.
CATHERINE : D'où tu sors ça ?
LA MÈRE : Je sais pas, je l'ai trouvée.
CATHERINE : Bon allez, à table.
LA MÈRE : Pas faim !
CATHERINE : Ah non, tu m'as dit que tu avais faim !
LA MÈRE, moqueuse : Qu'est-ce que tu as préparé ?
CATHERINE : Des carottes râpées, de la purée, du jambon.
LA MÈRE : Eh bé dis donc, on se croirait à la clinique ! J'ai encore moins faim.
Catherine se met à table et commence à manger.
LA MÈRE : C'est bon ? (Un temps) Je te demande si c'est bon ? (Un temps) Puisque tu insistes, je vais me forcer. (Elle goûte le jambon) Berk ! C'est immangeable ! Le jambon est trop cuit !
CATHERINE : C'est du jambon cru.
LA MÈRE : Eh bé, il est trop cru !
CATHERINE : Ne te force pas.LA MÈRE : Maintenant que j'ai commencé… (Elle mange de bon appétit) On dira ce qu'on voudra, le jambon, ça n'aura jamais le goût de pâté.
CATHERINE : ???
LA MÈRE : C'est du jambon de quoi ?
CATHERINE : Du jambon de… cochon. Du porc, quoi.
LA MÈRE : Quel porc ? Faut faire attention à ce qu'on mange maintenant. Y a des maladies partout. Il vient d'où ce porc ?
CATHERINE, moqueuse : Aucun risque. C'est du porc d'Amsterdam.
LA MÈRE : Ils élèvent du porc à Amsterdam ?
Un silence lourd s'installe.
LA MÈRE : Alors ?… Ça va mieux ?
CATHERINE : Quoi « Ça va mieux ? »
LA MÈRE : Tout à l'heure, ça n'allait pas. Je te demande si ça va mieux.
CATHERINE : Cesse de demander si ça va mieux quand ça va, c'est agaçant.
LA MÈRE : Je suis désolée, ma petite fille, mais tout à l'heure, tu hurlais.
CATHERINE, élevant la voix : Je ne hurlais pas, j'élevais la voix.
LA MÈRE : Ne t'énerve pas.CATHERINE : Je ne m'énerve pas ! C'est TOI qui m'énerves !
LA MÈRE : C'est bien ce que je pensais, ça va pas mieux.
CATHERINE : Merde !
LA MÈRE : Oh très chic ! Très distingué !
CATHERINE : Bon tu as gagné, je n'ai plus faim !
Catherine se lève brutalement et emporte le plateau dans la kitchenette. La mère allume la télé et continue à manger tranquillement. Catherine revient et débarrasse la table bruyamment.
LA MÈRE : Silence ! J'entends rien !
La mère augmente le son de la télé. Catherine continue à faire du bruit et entre dans la kitchenette. Puis elle tire le fil du téléphone qui est au pied du lit. On voit le téléphone par terre, traverser toute la pièce, lentement, direction la kitchenette. Au moment où Catherine...