Quand le rideau se lève, la scène est vide. Le téléphone sonne.
Victor entre, venant du deuxième plan cour. Il porte une courte blouse blanche boutonnée avec un col officier.
VICTOR (Au téléphone.) Allô ?… Oui… C’est bien ici ! Vous voulez le bureau de Maître Belman ou le cabinet dentaire de Mme Belman ?… Comment, vous venez d’atterrir à Orly ? Mais qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?… Ah ? Vous voulez que je le dise à Mme Belman ?… Comment ?… Oui ! Oui ! J’ai compris !… Ce n’est pas une commission pour le docteur mais pour Madame, quand elle est simplement Madame ! C’est de la part ?… De M. Walker ?… Ah bon ?… Ah ! c’est vous ?… Ah ! c’est vous ! Bonjour, Monsieur… Alors comme ça, vous avez encore mal aux dents ? Ah non ! Bon… Tant pis ! Oui ! Simplement avertir Madame que vous arrivez !… Oui, c’est ça. Au revoir, Monsieur Walker. (Il raccroche au moment où Bernard entre.) Bonjour, Monsieur !
BERNARD Bonjour, Victor !
VICTOR (Regardant sa montre.) Si j’avais su que Monsieur reviendrait plus tôt du Palais, je me serais préparé ! (Il ôte sa veste blanche. Il porte en dessous un gilet de valet de chambre avec un nœud papillon de smoking.) Que Monsieur veuille bien m’excuser.
BERNARD Oh ! s’il ne tenait qu’à moi, vous pourriez rester comme ça toute la journée !
VICTOR Ça ferait moins sérieux vis-à-vis des malades de Madame.
BERNARD Oh oui ?… Bon ! Peut-être. Bref, je suis rentré parce que j’attends quelqu’un.
VICTOR Ah bon ? Qui ça ?
BERNARD Je ne sais pas ! Ce monsieur n’a pas voulu me donner son nom.
VICTOR C’est bizarre !
BERNARD Un cas très particulier. Il m’a téléphoné pour me dire que sa maîtresse le trompait.
VICTOR Ce n’est pas grave !
BERNARD Non ! Mais ce qui l’est plus, c’est qu’elle le trompait avec son propre mari…
VICTOR C’est banal !
BERNARD Oui ! Mais ce qui l’est moins, c’est qu’il a empoisonné le mari à l’arsenic !
VICTOR C’est pas bête !
BERNARD Et comme il était paniqué au téléphone, je lui ai conseillé de venir ici tout de suite avec sa valise. Cet imbécile voulait filer ! Vous vous rendez compte ?
VICTOR Et comment ! Il nous aurait mis dans l’impossibilité de plaider le remords, l’inconscience ou même la folie !
BERNARD Victor, vous faites des progrès de jour en jour !
VICTOR Oh ! Monsieur est trop indulgent ! Monsieur sait bien que c’est au contact quotidien de Monsieur que je me perfectionne.
BERNARD Mais non, Victor, mais non ! Vous êtes très doué ! Vous auriez dû continuer votre Droit.
VICTOR C’est aussi ce que Madame me dit, Monsieur.
BERNARD Ah ! elle regrette que vous n’ayez pas terminé vos études ?
VICTOR Elle regrette surtout que j’aie commencé celles de l’École dentaire. Pourtant je fais ce que je peux ! Nous avons eu une matinée terrible !
BERNARD Ah oui ?
VICTOR Ne m’en parlez pas, Monsieur ! Nous avons travaillé deux heures sur une merveille de kyste placé sous une grosse molaire barrée. Enfin, je vous passe les détails !
BERNARD Oui ! Passez-les… Et vous pensez qu’elle en a encore pour longtemps ?
VICTOR La molaire ?… Oh ! non, Monsieur ! Elle est morte !
BERNARD Je vous parle de Madame.
VICTOR Ah ! Madame ? Elle a l’air bien.
BERNARD Alors dites-lui de venir.
VICTOR Bien, Monsieur. (Il remet sa blouse et se dirige vers la porte, deuxième plan cour. Bernard l’a accompagné un petit peu. Victor s’arrête et le regarde.) Ah ! Monsieur est chez Madame !
BERNARD Comment ?
VICTOR (Il désigne le ruban qui coupe le canapé en deux.) Oui ! Que Monsieur regarde où il est !
BERNARD Ah oui ! C’est vrai !
VICTOR Alors, n’est-ce pas, Monsieur a intérêt à retourner chez lui.
BERNARD Oui ! Oui ! Bien sûr ! (Il retourne dans la moitié jardin de la scène.) Je suis distrait.
VICTOR Mais il ne faut pas ! Il faut éviter ce genre de choses ! (Il sort deuxième porte cour.)
BERNARD (Va au téléphone et compose un numéro.) Allô ?… Est-ce que je pourrais parler à Mlle Bubble ?… Ah ! c’est toi ?… Oui ! Alors écoute ! Eh bien, ça y est !… Mais si, c’est vrai… Mais oui !… J’en suis sûr. Tu vois qu’il ne fallait pas t’impatienter ! Alors amène tes affaires quand tu veux… Oui, c’est ça ! (Victor revient à ce moment-là et pose sa blouse sur le dossier du canapé. Bernard, très tendre au téléphone, ne l’a vu ni entendu.) Oui… Moi aussi, mon trésor ! C’est ça… Oui… Mais oui, je t’embrasse… Oui ! (Il s’aperçoit de la présence de Victor et raccroche brusquement.) Mais vous écoutez ce que je dis ?
VICTOR Oh ! Monsieur ! J’entends tout !
BERNARD Eh bien, justement !
VICTOR Oh ! Monsieur ! J’en ai entendu d’autres !
BERNARD Oui ! Bon ! Qu’est-ce que vous voulez ?
VICTOR Eh bien, comme Monsieur me l’a demandé, je viens de dire à Madame que Monsieur était là.
BERNARD Ah bon ? Merci… Soyez gentil, allez me chercher de la glace.
VICTOR Oui, Monsieur. Tout de suite ! (Il se dirige vers la porte troisième plan jardin, s’arrête.) De toute façon, Monsieur sait qu’il peut compter sur ma discrétion… tant pour… (Il désigne le téléphone qu’il a entendu, et désigne ensuite la place où se trouvait précédemment Bernard « chez Madame ».) que pour…
BERNARD Mais oui ! Je sais… Merci.
Victor sort au moment où Jacqueline entre de la porte deuxième plan cour. Jacqueline est en blouse blanche. Elle porte des lunettes et tient à la main des radiographies dentaires.
JACQUELINE (À la porte 2 cour avant de la refermer.) Et surtout gardez bien la bouche ouverte !
BERNARD C’est moi ! (Jacqueline fait un signe comme pour dire qu’elle le voit bien, et elle regarde sa montre.) Oui ! Oui ! Je sais que ça t’étonne que je sois déjà rentré. Mais… (Elle fait signe qu’elle ne lui demande rien.) Oui, je sais que tu ne me demandes rien ! (Elle fait signe que ça lui est égal.) Et je sais que ça t’est égal ! Oui ! Tu veux un verre ? (Elle fait signe que non.) Non ? Bon ! Alors je voudrais quand même que tu me répondes directement. (Elle fait signe que non. Il s’approche d’elle en parlant.) Pourtant… ce que j’ai à te dire est très important ! (Elle lui désigne le ruban sur le dossier du canapé, et trace dans l’air une ligne droite perpendiculaire à la rampe, qui coupe idéalement la scène en deux parties égales dans le sens de la profondeur.) Hein ? Quoi ? Ah oui ! C’est vrai ! (Il retraverse vers la partie jardin.) Mais il est indispensable que nous ayons une explication ! (Elle fait signe que non. Et Victor entre à ce moment-là avec un seau à glace.)
VICTOR Voilà, Monsieur !
BERNARD Merci !
JACQUELINE Ah ! Victor ! Vous arrivez bien !
VICTOR (Prenant sa blouse et l’enfilant.) Le Docteur a encore besoin de moi pour les soins de M. Roche ?
JACQUELINE Non ! Pas tout de suite ! Je le laisse se remettre un peu avant l’obturation que j’ai à lui faire sur petit D6.
VICTOR (Ôte sa blouse.) Alors ! Madame m’appellera ?
JACQUELINE Oui.
BERNARD (À Victor qui s’apprêtait à sortir.) Non ! Restez. J’ai à parler à Madame, et vous savez bien qu’elle ne veut pas me répondre si vous n’êtes pas là.
VICTOR Oh ! non, Madame ! Il y a près de cinq semaines que ça dure !
JACQUELINE Adressez-vous à Monsieur ! C’est lui qui ne veut plus me voir !
VICTOR Allons ! Monsieur !
BERNARD Mais… c’est Madame qui ne peut plus me voir !
VICTOR Enfin ! Madame, vous entendez Monsieur ?
JACQUELINE Non ! Vous savez bien que nous ne nous entendons plus !
VICTOR Que Madame fasse un effort !
BERNARD (À Victor.) Surtout que ce que j’ai à dire à Madame ne sera pas long.
VICTOR (À Jacqueline.) Monsieur dit que…
JACQUELINE (À Victor.) Eh bien, dites à Monsieur de vous le dire.
VICTOR (À Bernard.) Oui ? Alors comme c’est parti, là, Monsieur aurait peut-être intérêt…
BERNARD Moi, je veux bien vous le dire, mais si Madame ne me répond pas… ça ne servira à rien !
VICTOR Oui ! C’est logique ! (À Jacqueline.) Monsieur dit que…
JACQUELINE (À Victor.) Oui ! J’ai entendu… Eh bien, dites à Monsieur que je vous répondrai et que vous transmettrez.
BERNARD Bon ! Alors, Victor, voulez-vous dire à Madame que le dossier est en très bonne voie et que nous aurons un résultat beaucoup plus vite qu’elle ne pense ?
JACQUELINE (À Bernard.) Non ? Ce n’est pas vrai ?… Tu dis ça pour me faire plaisir ?
VICTOR Mais Madame parle à Monsieur ? Et moi alors ?
BERNARD Mais qu’est-ce qui t’arrive ?
JACQUELINE Il m’arrive… il m’arrive… que je suis tellement contente de ce que tu me dis que je suis d’accord de te parler directement !
VICTOR Ah bon ? Tant mieux ! Alors Monsieur et Madame se rabibochent ?
JACQUELINE (À Bernard.) C’est bien vrai ?
BERNARD Oui ! Nous serons séparés avant deux mois.
JACQUELINE C’est merveilleux !
VICTOR Ah ! mais non !
JACQUELINE Mais si !… Puisque Monsieur le dit, il le sait ! Il connaît son métier ! C’est la seule qualité qu’il ait…
VICTOR C’est vrai !
BERNARD Eh bien, dites donc, vous !
VICTOR Non ! Je voulais dire… c’est vrai que Monsieur connaît son métier. Mais si c’est vrai que Monsieur et Madame se séparent, c’est vrai aussi que moi je m’en vais !
JACQUELINE Pourquoi ?
BERNARD Oui ! Je ne vois pas ce que ça change pour vous.
VICTOR Mais ça change tout ! Depuis que Monsieur et Madame m’ont fait le caprice de ne plus vouloir dormir ensemble, moi j’ai deux lits à faire au lieu d’un.
BERNARD Eh bien, séparés, ce sera pareil !
VICTOR Ah non ! Justement pas ! C’est comme pour la cuisine ! Depuis que Monsieur et Madame ne veulent plus manger ni la même chose ni ensemble, et en plus à des heures différentes, moi au lieu de deux repas, ça m’en fait quatre ! Alors fâchés c’était du provisoire, mais séparés ça devient du définitif ! Moi je résilie, Monsieur et Madame !
BERNARD Victor, vous savez que je vous aime beaucoup.
VICTOR Je sais ! Moi aussi, Monsieur.
JACQUELINE (Désignant Bernard.) Mais moi je vous aime encore plus que lui.
VICTOR Oui, mais ça, c’est parce que je réussis très bien les beignets d’escargots au coulis d’ananas !
BERNARD Vous n’êtes pas que mon secrétaire. Vous êtes mon bras droit.
JACQUELINE Et à moi le mien.
VICTOR Justement ! Pour le ménage, il ne me reste que le gauche de libre !
BERNARD Mais nous avons signé un accord !
VICTOR J’ai eu tort !
JACQUELINE C’est vous-même qui l’avez voulu !
VICTOR J’aurais dû réfléchir et refuser un seul salaire pour deux têtes, et l’indexer sur le prix de l’essence, parce qu’avec ma Rolls…
BERNARD Parce que maintenant vous avez une Rolls ?
VICTOR Très modeste, Monsieur ! Une 85 d’occasion sans télévision ni téléphone.
JACQUELINE Et votre Mercedes ?
VICTOR La Mercedes ? Je m’en sers en semaine. Mais pour les week-ends, c’est un peu miteux. Alors n’est-ce pas, j’ai fait la dépense de la Rolls.
BERNARD Deux voitures ? Et vous voulez quitter une maison qui vous assure un pareil train de vie ?
VICTOR Train de vie ! Train de vie ! Il ne faut pas exagérer, Monsieur ! Je vais tout de même aller relire notre contrat… Il peut y avoir une virgule qui manque !
BERNARD C’est vous-même qui l’avez tapé, et vous ne faites jamais d’erreur !
VICTOR Hélas, Monsieur ! Mais alors il y a peut-être un vice de forme.
BERNARD Ah ça ! Peut-être !
VICTOR Oh ! ça m’étonnerait, Monsieur ! Monsieur est trop fort !
BERNARD Mais non… Mais non…
VICTOR Mais si… Mais si ! Monsieur est tellement fort que, par moments, j’en arrive à me demander si Monsieur n’est pas plus intelligent que moi… (Il sort deuxième plan jardin, bureau avocat.)
JACQUELINE Alors ?
BERNARD Alors, en conciliation, le juge n’essaiera même pas de nous réconcilier !
JACQUELINE Eh bien, c’est l’essentiel !
BERNARD À propos ! Je t’ai pris Blanchard comme avocat.
JACQUELINE J’aurais préféré Cornu.
BERNARD Mais moi j’ai Cornu.
JACQUELINE Eh bien, rends-le-moi, et je te donne Blanchard !
BERNARD C’est impossible, voyons ! Blanchard a ton dossier, Cornu le mien…
JACQUELINE Raison de plus ! Ils n’ont qu’à se les échanger.
BERNARD Mais oui ! Tout simplement ! « Prenez le mari, et passez-moi donc la femme ! »
JACQUELINE Voilà ! Appelle Blanchard tout de suite. Moi, je vais téléphoner à Cornu.
BERNARD Ne fais surtout pas ça !
JACQUELINE Pourquoi ?
BERNARD Mais parce que c’est déjà assez bizarre que nous ayons la même adresse !
JACQUELINE C’est normal !
BERNARD Justement pas ! À ce sujet, j’ai d’ailleurs dû affirmer que nous allions faire monter un mur.
JACQUELINE Au milieu du salon ?
BERNARD Oui ! Là ! Jusqu’à la fenêtre ! Pour couper l’appartement !
JACQUELINE Tu ne feras pas ça !
BERNARD Si ! Si ! Un gros mur en béton ! Puisque tu ne veux pas accepter de me laisser la place…
JACQUELINE Tu ne vas pas revenir là-dessus ! J’ai mon cabinet, ma clientèle, ici, et si ça te gêne, tu n’as qu’à déménager !
BERNARD Mais tu sais bien que je ne peux pas non plus ! Moi aussi j’ai mes clients habitués à venir ici.
JACQUELINE Des escrocs ! Des interdits de séjour ! Tu pourrais aussi bien les rencontrer ailleurs, puisque quand ils ne viennent pas ici, c’est toi qui vas les voir en prison… Alors comme tu passes ta vie avec eux…
BERNARD Eh bien, heureusement ! Et heureusement que ce sont de bons clients, eux !
JACQUELINE Qui te paient avec de l’argent volé.
BERNARD L’essentiel, c’est qu’ils me paient. Parce que, moi, ils me paient, eux ! Tandis que les tiens, on ne peut pas dire que les dents que tu leur arraches servent à te nourrir…
JACQUELINE Je ne peux pas savoir à l’avance à qui j’aurai affaire. Mais toi…
BERNARD Mais moi je sais ! Oui ! Je ne vis que grâce aux repris de justice. Et je souhaite qu’il y en ait beaucoup ! Parce que s’il y en avait moins, je n’aurais plus qu’à me faire carmélite ! Dès qu’il y a une vague de moralité, je la sens immédiatement. Grâce au ciel, ça ne se prolonge jamais !
JACQUELINE C’est bien ce que je dis ! Tu souhaites que nous vivions dans un monde de gangsters !
BERNARD Oh non ! Ne rêvons pas ! Conservons simplement la cadence actuelle de criminalité, et pour moi ce sera parfait.
JACQUELINE Tu es ignoble !
BERNARD Non ! Logique ! Enfin bref, puisque nous devons continuer à vivre ensemble…
JACQUELINE Pardon ! Pas ensemble ! Dans le même appartement ! Nuance ! Et je te rappelle que tu franchis tout le temps la ligne. Nous avons mis ce canapé là exprès.
BERNARD Il n’y avait aucune raison qu’il reste entièrement chez toi. Deux pieds chez moi, deux pieds chez toi, ton accoudoir, mon accoudoir, et un dossier commun !
JACQUELINE Justement ! Alors s’il te plaît, regarde le ruban. Et reste dans ta partie. Moi, je ne vais pas dans la tienne.
BERNARD Enfin, j’espère que tu seras quand même un peu indulgente quand je serai marié.
JACQUELINE Parce que tu vas te remarier ?
BERNARD Oui ! Enfin, j’en ai l’intention !
JACQUELINE Avec qui ?
...