Le Vestiaire (ou le Bestiaire)

L’entreprise Michaud, PME beauceronne spécialisée dans le flexible sanitaire, organise son premier séminaire. Au programme : un team building censé optimiser ses performances et renforcer la cohésion de ses collaborateurs. Oui, c’est beau sur le papier, mais le monde professionnel n’est pas un long fleuve tranquille, et cette soirée va réserver aux salariés quelques surprises inoubliables ! Vingt-cinq personnages vous embarquent dans cette comédie désopilante et déjantée pour explorer les méandres du monde de l’entreprise : ses enjeux de pouvoir, ses petites et grandes mesquineries.

🔥 Ajouter aux favoris

Soyez le premier à donner votre avis !

Connectez-vous pour laisser un avis !

PRÉPARATION

Le rideau s’ouvre. On voit apparaître un quadragénaire décontracté, plutôt beau gosse, appuyé au comptoir du vestiaire ; c’est Paulin Évrard. Il joue à Candy Crush. Devant lui, un gros dossier avec soufflets à rabats. De la salle de réception nous parviennent des bruits de chaises et de tables qu’on déplace. Un homme, tablier blanc noué négligemment autour de la taille et toque blanche à l’hygiène douteuse vissée sur la tête, sort des cuisines, traverse le hall et s’engouffre dans la salle de réception, l’air chafouin ; c’est Bertrand Jambier, le cuisinier.

Alexia, off — Ah ! Bertrand, vous n’avez pas vu Mme Michaud ?

Le cuistot, off, agressif — NON !

Alexia Touchard entre dans le hall. On la sent exaspérée. Paulin et Alexia se jettent un regard glacial.

Alexia — T’as pas vu passer la mère du patron ?

Paulin — Non !

Alexia, entre ses dents — Fait chier !

Elle sort par la porte d’entrée. Au même instant, une vieille dame sort, toute voûtée, des toilettes. On la sent perdue.

Paulin, affable — Vous voulez aller dans la salle de réception ?

Mme Michaud Oui.

Paulin — C’est par là, madame Michaud ! (Il lui prend le bras et la dirige vers la salle.)

Mme Michaud — Vous êtes gentil.

Paulin — Je vous en prie.

Il se remet au comptoir du vestiaire. Alexia entre par la porte d’entrée.

Alexia — Putain mais c’est pas possible ! Elle est où, la vieille ?

Elle s’engouffre dans les cuisines. Viviane Léger, la DRH, sort de la salle de réception. Paulin enclenche son téléphone, faisant semblant d’être en réunion.

Voix du téléphone — Cela nous éloigne du modèle pure player qui nous avait conduits à définir une offre package.

Paulin — Assurément.

Viviane fait un petit signe à Paulin, gênée de l’interrompre en pleine visio. Paulin lui fait signe d’attendre.

Voix du téléphone — Cela implique de sécuriser le sourcing et d’identifier un mix/portefeuille optimal en fonction du mass market.

Paulin — Assurément. Pardonnez-moi, un instant s’il vous plaît. (À Viviane.) Oui, Viviane ?

Viviane — Je peux vous demander un petit service, Paulin ?

Paulin — Ben là ça m’arrange pas trop.

Viviane — Pourriez-vous avoir la gentillesse de me prévenir quand Christophe Benoit sera arrivé ?

Paulin — Qui ?

Viviane — Le formateur de Coachevents. Je dois accueillir l’équipe du traiteur.

Paulin — Oui, oui. son faux interlocuteur.) Excusez l’interruption !

Viviane — Merci, merci.

Alexia sort des cuisines.

Alexia — Ah ! Viviane, vous n’avez pas vu Mme Michaud ?

Viviane — Si, elle est dans la salle de réception. Elle vous cherche, justement.

Viviane entre dans la cuisine.

Alexia — Putain de vioque…

Paulin — Tant de diplômes et d’heures supplémentaires pour finir mamie-sitter !

Alexia — Ta gueule !

Alexia entre dans la salle de réception. Paulin se remet à Candy Crush. Un homme se poste derrière la porte vitrée de l’entrée. Il se met à faire des postures qui ressemblent à du taï-chi-chuan. On le sent très concentré. Au bruit de la porte, Paulin active son téléphone.

Voix du téléphone — Cela nous éloigne du modèle pure player qui nous avait conduits à définir une offre package.

Paulin — Assurément !

L’homme fait un signe de tête à Paulin et scrute le hall. Il ferme les yeux, respire profondément.

Voix du téléphone — Cela implique de sécuriser le sourcing et d’identifier un mix/portefeuille optimal en fonction du mass market.

Paulin scrute, ahuri, les gestes yogiques de l’homme.

Paulin, au téléphone — Assurément !

L’homme caresse une plante verte et le mobilier.

Voix du téléphone — C’est en scrutant le benchmarking et le bottom up qu’on atteindra une reengineering optimale.

L’homme quitte sa transe.

Le coach, très souriant — Excusez-moi, je peux vous déranger deux petites secondes ?

Paulin — Ben là ça m’arrange pas trop !

Le coach, très souriant — Je suis Christophe Benoit.

Paulin — Vous êtes le formateur ?

Le coach — Plus précisément, je suis coach en compétences professionnelles.

Paulin — Je préviens Viviane de votre arrivée.

Le coach — Et vous êtes… ?

Paulin — Paulin Évrard.

Le coach — L’assistant de gestion administrative et financière ? J’ai entendu parler de vous. (Un temps.) Votre réunion !

Paulin — Euh, oui, merci ! (Vers la cuisine.) Viviane, Christophe Benoit est là !

Le coach — Merci !

Paulin sort dehors. On le voit s’allumer une clope. Le coach ferme les yeux, concentré. Bertrand, le cuisinier, sort de la salle de réception, va aux toilettes, visiblement très énervé.

Viviane, off — Merci, messieurs-dames, et n’hésitez pas à m’appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit. Bon courage ! (Elle entre dans le hall.) Bonjour, Christophe.

Le coach — Bonjour, Viviane.

Viviane — Ça a été la route depuis Paris ? Ça va, vous n’avez pas eu de mal à trouver ?

Le coach — Un peu. Ça capte très mal par ici. Vraisemblablement les antennes relais ne poussent pas dans les champs de Beauce. (Ils rient.) Mais vos indications étaient très précises. Quelle excellente idée d’avoir indiqué qu’il fallait tourner à droite après la quatorzième éolienne !

Viviane, inquiète — Le lieu du séminaire vous plaît ?

Le coach — Beaucoup. C’est… Je cherche le mot… C’est simple. Et c’est dans cette simplicité que nous allons chercher le meilleur de vos collaborateurs. Je sens de très bonnes ondes dans ce lieu.

Viviane, soulagée — Ça me fait plaisir !

Le coach — Détendez-vous, Viviane. Souvenez-vous du quatuor EDPE : Énergie, Dynamisme, Plaisir, Émotion. Nous travaillons ensemble en coaching depuis… ?

Viviane — Huit mois.

Le coach — Déjà ? Que le temps passe vite quand la passion et l’intelligence sont là ! Vous avez insufflé ce premier séminaire de l’entreprise Michaud, vous avez convaincu votre hiérarchie de la nécessité de créer ce temps fédérateur et novateur. Vous avez pris à bras-le-corps la grandeur de votre fonction de DRH et, croyez-moi, croyez-moi, après cette soirée, vos collaborateurs vous remercieront.

Le cuistot sort des toilettes, se dirige droit vers Viviane et se plante devant elle, menaçant.

Le cuistot — Je peux au moins faire le dessert ?

Viviane — Euh, Bertrand, je vous présente Christophe Benoit de la société Coach…

Le cuistot, la coupe — Je peux au moins faire le dessert ?

Viviane — Je suis navrée, Bertrand… Comme je vous le disais, l’assistante de M. Michaud a tenu à nous faire découvrir ce soir une cuisine moléculaire. (Le cuistot grogne.) Je sais que cela vous tenait à cœur… (Le cuistot grogne. Viviane jette un œil au coach et se lance, comme si elle récitait.) Bertrand, « je vais établir avec vous un contact humain détendu et me mettre en position d’écoute active pour vous permettre d’échanger avec moi ».

Un temps. Le cuistot la regarde et part dehors. On le voit fumer une clope avec Paulin.

Le coach, rassurant — C’est bien, Viviane, c’est très bien. Qui est-ce ?

Viviane — Bertrand, le chef cuisinier de notre cantine d’entreprise. Il se faisait une joie de préparer le repas de ce soir, mais la direction a préféré faire appel à un traiteur.

Le coach — Classique !

Viviane — Il le vit très mal, le pauvre.

Ruby, off — Oui, c’est parfait ! (Elle arrive dans le hall dans un grand éclat de rire. Elle est radieuse.) Paulin ? Paulin ? (Voyant Viviane.) Ah ! Viviane, des nouvelles du photobooth ?

Viviane — Le photobooth ? Ah ! le photomaton ? Paulin devait aller le chercher.

Ruby — Dans le hall. Dites-lui que je le veux dans le hall.

Viviane — Ruby, je vous présente Christophe Benoit de la société Coachevents…

Ruby — Mais il existe !!! Enchantée ! Ruby Carnis, l’assistante de M. Michaud ! Je suis ravie de rencontrer enfin le chef d’orchestre de ce séminaire destiné à développer le liant et optimiser les performances de notre entreprise.

Le coach, déstabilisé par le sex-appeal de l’assistante — Oh ! vous savez, madame Carnis…

Ruby — Christophe, j’aime la simplicité, appelez-moi Ruby.

Le coach — Oui… Ruby… Je ne suis que la braguette… baguette de direction, la chef d’orchestre c’est Viviane.

Ruby — Oui, bien sûr… Alors prions pour que la musique ne nous écorche pas les oreilles ! (Elle rit magnifiquement. Viviane rit jaune.) Je plaisante, Viviane, détendez-vous ! (Le téléphone de Viviane sonne. Elle s’éloigne un peu pour répondre. Ruby chuchote.) Alors, Christophe, quand allez-vous enfin nous dévoiler le contenu de ce « team building » ? (Guillemets avec les doigts.) Je trépigne d’impatience. Viviane, d’ordinaire si prolixe en informations insignifiantes, n’a rien voulu nous dire.

Le coach — Afin de garantir une parfaite égalité des équipes lors des activités cohésives, je ne peux rien vous dire pour le moment, Ruby.

Ruby, déçue — Eh bien, j’aurai essayé…

Le coach — Mais rassurez-vous, Viviane m’a fait part de toutes vos propositions, et comme vous nous l’avez demandé, cette soirée sera placée sous le sigle MCTA : Motivation, Cohésion, Transversalité, Animalité.

Ruby — C’est donc la 5e Symphonie de Beethoven qui nous attend ce soir ! (Elle rit magnifiquement. Il bave.) Avez-vous vu la salle, Christophe ?

Le coach — Pas encore !

Ruby — Viviane manque décidément à tous ses devoirs. Venez, je vais vous faire visiter cette magnifique « salle des fêtes » ! (Guillemets avec les doigts.)

Ils s’engouffrent dans la salle de réception.

Viviane, au téléphone — Merci beaucoup, monsieur. Je compte sur vous.

Viviane raccroche. On la sent très ennuyée. Paulin entre.

Paulin, sec — Viviane, vous auriez pu prévenir que Bertrand ne faisait pas le repas ce soir. Pour une fois qu’on va bien manger, j’ai même pas apporté de Tupperware pour en ramener à la maison !

Il va aux toilettes.

Alexia, off — Non, touchez pas à la boule à facettes, madame Michaud ! Non, c’est pas Noël ! Restez assise. Oui, c’est ça, faites dodo. Je reviens. (Elle entre.) Putain, la vioque… Ah ! Viviane ! (Elle voit sa tête.) Qu’est-ce qu’il se passe ?

Viviane — Je viens d’avoir l’agence d’hôtesses d’accueil. Pour l’instant, nous n’avons personne au vestiaire ce soir. Stéphanie Soufflet n’a pas envoyé le bon de commande.

Alexia — Vous avez confié ça à Moulin à vent ?

Viviane — Elle est aux services généraux, c’est censé être son travail quand même.

Alexia — Au bout de vingt ans, elle ne sait toujours pas faire un recto verso avec la photocopieuse. Alors lui confier la validation d’un bon de commande…

Viviane — L’agence voit ce qu’elle peut faire, mais elle ne peut pas me garantir de trouver quelqu’un en deux heures.

Alexia — Bon, on a un autre souci. Mégastress m’a appelée.

Viviane — Qui ça ?

Alexia — Cindy, votre assistante ! Sa voiture est en panne, et c’est elle qui devait ramener Peurdetout.

Viviane — Qui ça ?

Alexia — Ben, Fabienne, la comptable.

Viviane, désemparée — Bon, j’appelle Kévin Moreau, le responsable qualité. Il habite à Coltainville.

Alexia — Monsieur Je-sais-tout ? Ça va être funky, le covoiturage.

Viviane, se dirige vers la salle de réception — Merci pour votre aide, Alexia. (Elle revient sur ses pas, et chuchote.) Dites-moi, Alexia, ça vous ennuierait de vérifier la composition des équipes de ce soir ?

Alexia — Pas de problème !

Viviane — Heureusement que vous êtes !

Alexia — Vous êtes bien la seule à vous en rendre compte ! (Viviane sort. Le cuistot rentre par la porte d’entrée, furax, et s’engouffre dans les cuisines. Le téléphone d’Alexia vibre. Elle jette un œil à droite et à gauche pour vérifier qu’elle est bien seule et décroche.) Quoi, maman ?… Non, je t’ai dit… Non, je t’ai dit pas besoin de lui donner son bain… Parce qu’elle en a pris un ce matin… Quoi ? Non, tu lui fais pas à manger… Parce que c’est ma fille, j’y tiens… Ben le petit pot dans le sac… Ben oui, c’est industriel !… Tout va bien, maman, c’est Blédina, c’est bio, ça coûte un bras ! (Le cuistot sort de la cuisine avec un chariot plein d’assiettes blanches. Il balbutie des injures et s’engouffre dans la salle de réception.) Écoute, maman, on s’en fout de Dolto, son fils Carlos chantait Big Bisou, autant te dire que ses théories sur la mère parfaite je me les mets où je pense… eh bien, c’est ça, je suis une mauvaise mère, ça nous fait au moins ça en commun ! (Elle raccroche.)

Paulin sort des toilettes.

Paulin, à Alexia — Ça va, Pit ? Oh là là ! T’as les traits tirés ! Tu fais pas un AVC ?

Alexia — Non, c’est juste le travail, mais tu sais pas ce que c’est… « promotion canapé »…

Ruby rentre dans un éclat de rire, suivie par le coach et Viviane.

Ruby — S’inspirer du comportement animal pour développer son leadership ! J’adore ce concept d’éthylométrie !!!

Le coach, la reprenant — Éthologie !

Ruby, voyant Paulin — Ah ! Paulin ! Vous êtes là ! Je vous ai cherché partout ! Vous avez ramené le photobooth ?

Paulin, blêmit — Euh, oui… bien sûr… Tout est sous contrôle, Ruby.

Ruby — Ah ! Paulin et son efficacité légendaire ! (Moue d’Alexia.) Christophe, je vous présente Alexia Touchard, assistante « direction commerciale ». (Guillemets avec les doigts.)

Le coach — Bonjour ! Christophe Benoit, coach en performances professionnelles, directeur de Coachevents.

Ruby — Ben vous n’êtes pas au comité de direction, Alexia ?

Alexia — Ben non, vous m’avez confié la mission « honorifique »… (Guillemets avec les doigts.) de surveiller Mme Michaud.

Ruby — Ah oui, c’est vrai. Et où est-elle ?

Alexia — Elle dort sous la boule à facettes.

Ruby — Savez-vous, Christophe, que c’est le mari de Mme Michaud, le papa de Hugues Michaud, notre PDG, qui a fondé l’entreprise en 1962 ?

Le coach — Oui, Viviane me l’a expliqué. Quelle réussite familiale inspirante que cette longue expertise dans le flexible sanitaire qui traverse les décennies ! Tout le monde ne peut pas s’enorgueillir d’avoir...

Il vous reste 90% de ce texte à découvrir.


Achetez un pass à partir de 5€ pour accéder à tous nos textes en ligne, en intégralité.



error: Ce contenu est protégé !
Retour en haut