Coye-la-Forêt

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Le Festival théâtral de Coye-la-Forêt, dans l’Oise, va fêter ses quarante-quatre ans d’existence et son succès durable soulève une série d’interrogations. Comment une petite ville de 4 000 habitants a-t-elle pu devenir le lieu du principal festival de théâtre de Picardie et l’un de ceux qui comptent en France ? Comment expliquer l’importance et la longévité d’une manifestation culturelle de ce type dans un contexte de crise du spectacle vivant ? Comment une structure animée depuis l’origine par des bénévoles issus du milieu associatif arrive-t-elle à assurer une programmation de qualité qui soutient la comparaison avec des structures professionnelles faisant appel à de nombreux salariés ? Cet ouvrage essaie de répondre à toutes ces questions, mais il n’est pas la simple restitution d’une aventure collective menée par quelques passionnés. C’est aussi une analyse détaillée de tous les problèmes auxquels doit faire face un festival : fonctionnement, programmation, financement, communication, relation avec les élus, le secteur associatif, le monde culturel. C’est enfin une réflexion sur l’évolution du spectacle vivant depuis les années Lang et les menaces auxquelles il est confronté depuis quelques années.

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Chapitre 1

Aux origines du Festival

Coye-la-Forêt est située dans un lieu chargé d’histoire, à la frontière des régions Hauts-de-France et Île-de-France. Au cœur de la forêt de Chantilly, la ville est traversée par la Thève, rivière souvent évoquée par Gérard de Nerval. Une petite route à travers la forêt mène aux étangs de Commelles et au château de la Reine Blanche, lieux appréciés par Chateaubriand et Corot. Coye-la-Forêt se trouve aussi à quelques kilomètres de Chantilly et de son château, qui abrite l’un des plus beaux musées de France, et de l’abbaye de Royaumont, haut lieu de la musique et de la danse. C’est au sein du Centre ­culturel de Coye-la-Forêt que se produisent chaque année, pendant trois semaines, une quinzaine de troupes françaises mais aussi étrangères. C’est désormais le plus ancien et le plus important festival de théâtre de Picardie.

Le rôle décisif de militants associatifs

Le Festival de Coye-la-Forêt apparaît en 1982. Le conseil régional de Picardie, sous l’impulsion de Guy Vadepied et de Jacques Étienne, avait soumis l’idée d’un Festival populaire de Picardie pour décentraliser les spectacles culturels, et lancé un appel à projets.
À Coye-la-Forêt, le Théâtre de la Lucarne, créé dix ans plus tôt par Claude Domenech, et la FCPE, présidée par Jean-François Gabillet, se sont associés pour répondre à cet appel à projets et créer un festival, en réunissant toutes les bonnes volontés de l’époque, en particulier les associations locales : l’association des Familles avec Renée et Jacques Déduit, le Photo-club avec René Mariage qui a été trésorier du Festival, l’autre association de parents d’élèves (la PEEP) avec Arlette Bec, le Club des Amphibiens avec Philippe Victorion, et les Très Riches Heures de la Thève avec Catherine et Jacques Bona. Tous avaient un enthousiasme et un vrai désir de voir aboutir ce projet. « Ces doux rêveurs », Michel Françaix, longtemps député-maire de Chambly et fidèle accompagnateur du Festival, s’en souvient en 1998 lors de l’inauguration d’une salle rénovée : « c’était un beau mois de mai 1982, j’étais alors conseiller régional, et les technocrates ne donnaient pas longue vie à ce festival débutant. Ah, s’il n’y avait pas eu ces doux rêveurs ! » Dès la deuxième année, le Festival accueille les Rencontres départementales de théâtre. La longue histoire du Festival commençait. Pour Jacques Bona, l’un de ces « doux rêveurs » à l’origine de cette aventure, « c’est une plante qui a poussé parce qu’elle s’est semée d’elle-même au bon endroit, accompagnée lentement par le soin des hommes ».

Comme l’écrit Luc Benito dans Les Festivals en France : marchés, enjeux et alchimies : « Un festival est avant tout une aventure humaine, une histoire de personnes et de personnalités. » L’association du Festival théâtral de Coye-la-Forêt est déclarée officiellement le 5 mars 1984 à la sous-préfecture de Senlis. L’apparition de ce festival dans une petite ville et son développement au fil des années sont indissociables de deux militants associatifs. Et d’abord de l’initiateur, Claude Domenech. Fils de réfugié républicain espagnol, fier de ses origines catalanes, il a toute sa vie été un homme d’engagement et de passion. Son engagement syndical et politique commence dès ses études à l’université d’Amiens. Et il se poursuivra tout au long de sa carrière professionnelle d’enseignant, car c’est un militant syndical qui participe à toutes les grandes mobilisations dans l’Éducation nationale, mais aussi à de nombreuses luttes politiques au-delà. Nommé professeur au lycée de Chantilly, il a su faire partager sa passion pour la littérature et le théâtre à des générations de lycéens. À peine arrivé, il fonde un club-théâtre qui va durer jusqu’en 1989, date à laquelle est créé un atelier de pratique artistique dont il devient le responsable pédagogique. Cet atelier va déboucher selon ses souhaits sur une option théâtre en 1995. Logiquement, dès 1996, Claude devient examinateur au baccalauréat pour cette option. Cette passion qu’il transmet à ses élèves le conduit à organiser des déplacements scolaires en car pour Chaillot ou la Cartoucherie de Vincennes, à faire dialoguer des metteurs en scène avec les élèves, et organiser des représentations de fin d’année. Il va même embarquer avec sa compagnie de théâtre certains jeunes lycéens motivés dans un spectacle qui sera joué lors du Festival ­d’Avignon. Avec d’autres, dont je fais partie, il met en scène un petit film sur Sylvie de Gérard de Nerval, poète qu’il aimait par-dessus tout, et qu’il va tourner sur les lieux mêmes de la nouvelle, dans les villages du Valois. Chacun peut témoigner de son émotion lorsqu’un élève venait lui dire combien son enseignement l’avait marqué. Car Claude, comme beaucoup de perfectionnistes, doutait souvent et avait besoin de ces manifestations de reconnaissance.

Sa passion du théâtre, Claude l’a développée dès ses études à l’université d’Amiens, où il commence la mise en scène avec Le Miracle de Théophile de Rutebeuf, puis l’a entretenue régulièrement auprès de grands professionnels. Il évoquait souvent son stage avec le théâtre du Campagnol, ou ses cours de dramaturgie avec Daniel Lemahieu, dramaturge d’Antoine Vitez. Chacun sait que Vitez était une de ses références avec Vilar, et se souvient de son enthousiasme pour le Hamlet de Vitez à Chaillot en 1983. Il a su établir des relations d’amitié durables avec certains grands comédiens et metteurs en scène, comme Gérard Gelas du théâtre du Chêne Noir à Avignon, Pierre Chabert, collaborateur de Beckett, Dominique Houdart ou Jean-Luc Paliès. Cette passion du théâtre, Claude en a fait profiter toute une ville, et il a joué un rôle essentiel de passeur de culture, qu’il s’agisse de l’initiation des élèves du primaire, des cours à l’école du Théâtre de la Lucarne ou des représentations de sa compagnie, où chaque année il montait de nouveaux spectacles avec quelques fidèles et les meilleurs éléments de l’école de théâtre. Plusieurs comédiennes professionnelles comme Pauline Bureau ou, plus récemment, Mélanie Vindimian et Lucy Samsoën sont passées par cette école de théâtre.

Homme engagé, il l’a été au service de la commune où il a passé toute sa vie. Brillamment élu conseiller municipal à une époque et dans un contexte où l’on ne votait pas pour une liste mais pour un homme, il a longtemps siégé au conseil municipal. Et c’est en tant qu’adjoint au maire Jean Macé qu’il va être à l’origine du Centre culturel de Coye-la-Forêt. Comme il aimait à le rappeler, chacun se demandait lors de sa construction pourquoi construire une salle dédiée au spectacle vivant aussi grande dans un petit village, alors qu’aujourd’hui beaucoup regrettent qu’elle ne soit pas plus grande. Chaque année, sa compagnie, le Théâtre de la Lucarne, créait dans cette salle deux spectacles, et en près de quarante ans ce sont des dizaines de mises en scène que l’on a pu applaudir. Certains gardent toujours le souvenir de spectacles forts comme L’Ensorcelé de Valle-Inclán ou La Tour de Babel d’Arrabal, deux auteurs qu’il appréciait. Surtout, il y a plus de quarante-trois ans, entouré d’une petite équipe de bénévoles comme lui, Claude a eu l’idée folle de créer un festival de théâtre ambitieux dans une toute petite commune du sud de l’Oise. Il nous a quittés en 2014, mais son ombre plane toujours sur le Festival. À la demande de ses amis, la municipalité a accepté de baptiser la salle 1 du Centre culturel, la grande salle de spectacle, salle Claude Domenech.

Mais le Festival de Coye-la-Forêt va aussi s’identifier à son autre créateur, Jean-François Gabillet. Au départ, ce n’est pas un homme de théâtre, mais un cadre d’entreprise qui négocie ou gère des contrats de TGV et métros dans toute l’Asie pour le compte d’une grande multi­nationale. Mais c’est aussi un militant associatif et politique qui préside à l’époque l’association de parents d’élèves FCPE. Proche de Claude, il va tout de suite s’embarquer avec lui dans la création du Festival. Claude étant attaché à la présidence de sa compagnie de théâtre, Jean-François deviendra, dès 1983, président du Festival et le restera pendant plus de quarante ans. Si ce côté inamovible, d’année en année, suscite en interne quelques plaisanteries du type « mieux que la Corée du Nord », il va avoir de grands avantages : maintenir une continuité dans le développement du Festival, une stabilité dans l’association, et imposer face aux élus une incarnation du Festival. Tout de suite, les deux créateurs se sont partagé les rôles : à Claude les aspects artistiques, à Jean-François l’organisation, les recherches de financement et la négociation des contrats. Autour de ces deux créateurs, une petite équipe va se constituer. À l’origine, les membres du Festival étaient issus des associations locales, et si certains membres ne restaient qu’une année ou deux, beaucoup, en particulier au niveau du bureau, ont contribué à l’organisation du Festival de nombreuses années, même après avoir quitté leur association d’origine. Cet aspect pérenne de leur engagement bénévole a permis au Festival de conserver son esprit. Certains vont jouer un rôle moteur en prenant en charge, parfois pendant de longues années, des tâches essentielles : Michèle Domenech et Geneviève Trouillard, les réservations et la billetterie ; Claude Gonse, la trésorerie et les demandes de subventions ; Jacques Bona, les relations avec les sociétés de droits et les associations ; Max Picherit, les relations avec les subventionneurs publics. Les membres actuels de l’association savent tout ce qu’ils doivent à ces précurseurs. En ce qui me concerne, je connaissais Claude depuis longtemps et je venais, depuis les débuts du Festival, comme spectateur. En 1996, j’ai choisi d’habiter à Coye-la-Forêt et j’ai rejoint l’équipe d’animation, assez vite comme secrétaire, puis à partir de 2009 comme vice-président, chargé des partenariats publics et privés.

Un contexte politique et culturel favorable

Deux figures aussi importantes que dissemblables, sauf par la longévité et l’engagement dans l’exercice de leur mission, dominent l’histoire des politiques culturelles sous la Ve République : André Malraux et Jack Lang. En ce qui concerne le Festival de Coye-la-Forêt, l’arrivée de Jack Lang au ministère de la Culture va jouer un rôle essentiel.

Les années Lang

Comme le notent Vincent Martigny, Laurent Martin et Emmanuel Wallon, auteurs de l’ouvrage Les Années Lang : Une histoire des politiques culturelles 1981-1993 : « Un très grand nombre de livres ont été publiés au fil des ans sur l’œuvre accomplie par Jack Lang en tant que ministre de la Culture de François Mitterrand entre 1981 et 1993. Certains sont exagérément critiques, d’autres excessivement louangeurs, mais aucun encore ne s’était donné pour tâche exclusive de proposer une réflexion systématique sur les politiques mises en place à cette époque, parfois qualifiée d’ “âge d’or des politiques culturelles françaises”. Peut-être parce que, quarante ans après l’arrivée de Jack Lang rue de Valois, cette entreprise décourage par l’ampleur des réformes mises en œuvre et la diversité des chantiers engagés. » Le raisonnement de Jack Lang à cette époque est simple : le contexte économique est peu favorable, la situation budgétaire est mauvaise, c’est une raison de plus pour doter fortement le « pauvre » ministère de la Culture. Dans un extrait de notes envoyées au ministre du Budget et au Premier ministre en juillet 1981, il explique : « puisqu’il n’est pas possible de changer sérieusement les choses pour les autres ministères, autant accomplir un geste symbolique pour la Culture. Cela représenterait un acte historique éclatant qui conférerait à ce budget 1982 par avance médiocre une couleur qui annoncerait le changement et en serait le symbole ». Comme le précise Philippe Urfalino dans L’Invention de la politique culturelle : « Nul doute que l’intérêt de François Mitterrand pour différents arts et son souci, relayé par son entourage, de se façonner une image d’homme de culture, ainsi que le savoir-faire et l’énergie déployés par Jack Lang pendant les arbitrages budgétaires de l’été 1981 pèsent lourdement dans le doublement du budget de 1982. »

Le décret du 10 mai 1982, rédigé par Jacques Sallois, ­premier directeur de cabinet de Jack Lang, amende les formulations du décret fondateur du 24 juillet 1959, qui portait l’empreinte de Malraux. Il charge le ministère « de permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’inventer et de créer, d’exprimer librement leurs talents et de recevoir la formation artistique de leur choix ; de préserver le patrimoine culturel national, régional ou des divers groupes sociaux pour le profit commun de la collectivité tout entière ; de favoriser la création des œuvres de l’art et de l’esprit et de leur donner la plus vaste audience ; de contribuer au rayonnement de la culture et de l’art français dans le libre dialogue des cultures du monde ».

À partir de ces années 1980, le ministère de la Culture, mais aussi les collectivités territoriales qui, bien souvent, lui emboîteront le pas, pourront mener à la fois une politique de soutien aux institutions culturelles prestigieuses et une politique de reconnaissance de formes ou de pratiques culturelles nouvelles, une ambitieuse politique du patrimoine et une généreuse politique d’encouragement à la création. Les auteurs de l’ouvrage Les Années Lang : Une histoire des politiques culturelles 1981-1993 concluent que « la connaissance de la politique culturelle des années Lang peut redonner courage et confiance aux acteurs d’aujourd’hui, en leur montrant que, au-delà des budgets — qui sont évidemment des leviers essentiels —, ce qui a fait bouger les choses, ce qui a entraîné les administrations et les collectivités, mais aussi les associations et les individus, ce fut surtout une certaine puissance d’imagination et de conviction que même ses détracteurs ont reconnue à Jack Lang et aux équipes dont il s’est entouré ». Jack Lang est obsédé par l’idée que la culture, source d’énergie nationale, est le ciment du vivre-ensemble et qu’elle doit s’adosser à la jeunesse et à la modernité. Dans le livre Éclats écrit avec Jean-Denis Bredin, avec des témoignages d’Antoine Vitez, il déclare : « Pour dire la vérité, je crois peu aux programmes ­culturels. Je crois surtout à la détermination audacieuse et lucide des responsables et aux utopies mobilisatrices de l’imagination populaire. Le reste suivra. »

Le développement des festivals

Cette politique culturelle volontariste et ambitieuse favorisera l’essor des festivals en France. Il faut se rappeler que Jack Lang, bien avant d’arriver au ministère, s’était illustré en créant en 1963 le Festival mondial de théâtre de Nancy. La Cour des comptes, dans un rapport de mars 2023, explique : « La politique culturelle qui a été engagée après l’élection de François Mitterrand en mai 1981 a eu pour effet d’amplifier un phénomène né dans les années 70. Privilégiant en effet le caractère festif et spontané des manifestations culturelles, leur ouverture et leur accessibilité à un public populaire (création de la fête de la musique en 1982), elle en a légitimé de façon accrue la dimension événementielle. Le premier acte de la décentralisation, intervenu au début des années 80, a fait du festival, pour les élus locaux, un événement à la fois culturel, social, territorial et économique, contribuant à valoriser l’initiative territoriale, à conférer une identité au territoire et à combler l’écart culturel entre Paris et le désert français. »

Les années 1980 constituent bien le premier stade de la « festivalisation » de la culture dont parle Michel Guerrin dans Le Monde du 12 juillet 2019. Il y a une amplification généralisée du nombre de festivals actifs créés lors de cette décennie par rapport à la période précédente. Cette vague créatrice peut s’expliquer par trois phénomènes conjugués. Le premier est le rôle prêté à l’événementiel par le ministère de la Culture, et singulièrement Jack Lang, dans une perspective de développement culturel. Le deuxième est le contexte de décentralisation qui va conduire les collectivités territoriales à investir ce champ, en concertation ou non avec l’État, notamment dans des territoires où l’implantation de lieux fixes ou de saisons culturelles est difficile. Les collectivités locales ont en effet tiré parti des premières lois de décentralisation pour investir dans le champ de la culture. En euros constants, elles ont presque doublé les moyens qu’elles y consacrent depuis quarante ans. Cette évolution s’est ainsi traduite par un considérable développement du maillage des institutions culturelles, en particulier dans les territoires au sein desquels la plupart dépendent juridiquement et, pour l’essentiel, financièrement des collectivités territoriales. La troisième raison est, par un effet mimétique, la croissance des vocations à créer un festival de la part d’artistes, de collectifs ancrés localement et de professionnels de la culture.

C’est bien ce qui nous est arrivé à Coye-la-Forêt : une envie de quelques militants associatifs de s’inscrire dans un grand mouvement d’ensemble favorable à la culture. Nous avons eu la chance d’apparaître au tout début de cette période dorée, et nous allons donc ­profiter, dès les premières années, des retombées de cet environnement politique et culturel volontariste. Dès 1983, le 2e Festival obtient le soutien de la Fédération départementale de théâtre, du ministère de la Culture-DRAC, de la Direction départementale du temps libre, du Festival populaire de Picardie, et bien sûr de la municipalité de Coye-la-Forêt. Nous allons conserver de longues années ce soutien de la DRAC et des collectivités territoriales qui nous accompagneront tout au long de notre développement.

Un contexte démographique et socioculturel privilégié et l’absence de scène de théâtre permanente

L’Oise est le troisième département le plus peuplé de la région Hauts-de-France après le Nord et le Pas-de-Calais, et il connaît désormais une attractivité inédite. C’est le seul département dont la population augmente de manière significative. Avec 824 503 habitants au 1er janvier 2017, l’Oise gagne 27 879 habitants en dix ans, soit une croissance annuelle trois fois supérieure à celle de la région, et la plus forte observée au niveau régional. Avec 14 019 habitants de plus entre 2013 et 2019, le département enregistre la plus forte croissance démographique de la région : + 0,3 % par an contre + 0,1 % dans les Hauts-de-France, principalement en raison de sa proximité avec la région parisienne. L’excédent naturel soutient la croissance démographique dans presque tous les arrondissements isariens. Mais dans l’arrondissement de Senlis, il est le plus marqué de la région après Lille (+ 0,6 % contre + 0,7 % par an). Une attractivité que l’Insee explique par la proximité géographique de l’Île-de-France et de son bassin d’emplois, avec en particulier l’aéroport de Roissy : « De plus en plus d’actifs de ce territoire, 100 000 en 2017, traversent la frontière régionale quotidiennement pour aller ­travailler vers Paris et le nord de l’Île-de-France. » Avec la crise du Covid et l’étendue du télétravail, l’Oise est aussi devenue bien plus attractive aux yeux des travailleurs parisiens. Le marché immobilier bien plus intéressant et la très bonne connexion avec Paris grâce aux axes routiers et au train ont joué leur rôle. Créée en 1994, la communauté de communes de l’Aire Cantilienne compte 46 246 habitants répartis sur 11 communes dans le sud de l’Oise et environ 150 km2, soit la taille d’une ville moyenne.

Le rapport de la Cour des comptes de 2022 sur le spectacle vivant fait un constat amer : « L’objectif de démocratisation culturelle et d’élargissement des publics a été au cœur de la politique du spectacle vivant depuis plus de 60 ans. Malgré des efforts soutenus et des financements accrus, les résultats apparaissent en demi-teinte. » C’est un fait que la fréquentation du spectacle vivant en général et du théâtre en particulier est encore réduite et très inégale selon l’origine sociale, en dépit des efforts réguliers des créateurs, des diffuseurs comme de l’État et des collectivités territoriales. Comme le précise Jean-Michel Tobelem dans Politique et gestion de la culture : « Il est avéré que les facteurs principaux qui influencent la fréquentation des sites culturels sont les déterminants généraux des pratiques culturelles, c’est-à-dire le niveau d’éducation, et corrélativement, le niveau socioéconomique des individus. » Et ce constat explique peut-être en partie la réussite de notre festival face aux difficultés d’autres structures culturelles. La population de la zone géographique du sud Oise à laquelle nous appartenons est non seulement plus dense que dans le reste du département, mais elle est aussi plus favorisée en termes de niveau de revenus comme de catégories socioprofessionnelles. L’Oise est déjà, en moyenne par habitant, le département le plus riche des Hauts-de- France, et toutes les ­communes ayant le revenu fiscal le plus élevé se situent dans une bande sud de l’Oise qui va de Chantilly-Gouvieux à Senlis. Sans surprise, c’est dans ces communes du sud de l’Oise (Lamorlaye, Gouvieux, Coye-la-Forêt, Senlis) que le niveau d’entrée dans les 10 % les plus riches est le plus élevé. Cela renvoie à une structure de la population active particulière. La surreprésentation des cadres et professions intellectuelles supérieures (35,57 % contre 21,70 % au niveau national) et des professions intermédiaires (30,1 % contre 24,6 %) s’est accentuée en quelques années. Inversement, la sous-représentation des employés (20 % contre 29,65 %) et surtout des ouvriers (14,4 % contre 27,31 %) est manifeste. Si l’on prend en compte le niveau de diplôme, qui est très corrélé à la fréquentation du théâtre, le constat est le même. La répartition locale des actifs est donc assez éloignée de la réalité nationale. Si l’on ajoute à cela un nombre important de retraités aisés qui se sont installés dans cette zone forestière résidentielle, on comprend que le public potentiel pour le spectacle vivant est bien supérieur à ce qu’il peut être dans nombre de zones défavorisées des Hauts-de-France.

Le territoire qui va de Chantilly à Senlis constitue donc l’une des zones de population les plus denses et les plus favorisées de la région, mais il ne disposait d’aucune structure culturelle permanente destinée au théâtre. Il y a bien, dans l’agglomération de Creil, plusieurs structures culturelles : La Faïencerie à Creil, l’Espace culturel du château des Rochers à Nogent-sur-Oise (disparu depuis peu) et Le Palace à Montataire. Il s’agit de salles programmant aussi bien du théâtre, du cinéma, de la musique, de la danse, voire du cirque. Mais il s’agit là d’un bassin de population séparé de la bande sud du département qui est plus orientée vers la région parisienne. Excepté La Faïencerie, qui draine une petite partie de ses spectateurs dans la frange sud du département, ces salles ont surtout un public de proximité. Lorsque le Festival théâtral de Coye s’est créé, il a vite attiré un public intéressé par le théâtre, et qui satisfaisait aussi ce besoin en allant épisodiquement à Paris.

Au fil des années, le public de notre festival s’est élargi aux communes limitrophes d’abord, puis à des villes plus éloignées du sud Oise comme Senlis ou Chambly, et à des villes proches du nord du Val-d’Oise. Il y a bien eu, depuis, la création d’une salle polyvalente à Chambly, inaugurée en 2016 et programmant entre autres du théâtre, mais les villes moyennes comme Chantilly, Gouvieux, Lamorlaye ou Senlis n’ont pas encore de salle de théâtre permanente. Des festivals de théâtre se sont aussi créés récemment à Chantilly (« La Scène au Jardin ») ou à Senlis (« Senlis fait son théâtre »), mais ils se déroulent pendant des week-ends en juillet, août et septembre pour le premier, trois jours en avril pour le second, c’est-à-dire après ou avant notre festival. Le Festival de Saint-Maximin, rebaptisé « Sud’Oise sur scène », en novembre, a un public surtout local. Ils sont donc plus complémentaires que concurrents, et nous avons d’ailleurs établi des partenariats et des échanges de tarification avec certains d’entre eux. Avec le recul, on peut penser que cette absence de structure permanente, dévolue au théâtre, dans une zone de population où le public potentiel est important, a constitué un atout non négligeable pour le Festival de Coye-la-Forêt.

Des débuts réussis

Dans son éditorial du 3e Festival, Claude Domenech écrit : « Troisième Festival. Troisième année. Et c’est le même pari qu’il faut à nouveau remporter ; celui du nombre de spectateurs d’abord, car le Festival se doit d’être la rencontre de tous, de ceux qui sont déjà familiarisés avec le spectacle mais aussi et surtout de tous les autres, sans lesquels un Centre Culturel n’aurait plus de raison d’être. Car là se situe un autre aspect du pari, aussi important que le précédent, celui de rendre plus proche, plus familier, plus nécessaire le théâtre à toute une population. Le théâtre est d’abord rencontre, échange, dans toute sa diversité ; qu’il soit chargé de drôlerie ou d’émotion, il est avant tout ce livre d’images qui n’existe que par la volonté de son public. S’il est un bonheur de jouer, que connaissent tous les acteurs sincères, il est aussi un bonheur de découvrir que, sur la scène, c’est de nous que le théâtre parle. De nous tous. Et que jamais il n’ennuie. C’est à tous ces rôles-là que se destine le Festival théâtral de Coye-la-Forêt. » On retrouve là les préoccupations du créateur du Festival : trouver un public pour justifier un centre culturel et une salle qu’il a contribué à faire construire, mais aussi et surtout ouvrir le théâtre à tous, faire un théâtre populaire comme l’un de ses maîtres en théâtre, Jean Vilar.

Les conditions de départ sont précaires. À la création, il n’y avait pas de régisseur ou d’équipe technique, pas de gradins, pratiquement pas d’équipement pour l’éclairage ou la sonorisation. C’était la troupe locale du Théâtre de la Lucarne qui prêtait son matériel. Toute l’équipe de bénévoles du Festival travaillait presque jour et nuit : il fallait installer les projecteurs (certains membres de l’équipe restaient juchés sur l’échafaudage jusqu’à une heure avancée de la nuit…), placer les chaises, balayer la salle après le départ des troupes, accueillir les compagnies au petit matin, aller faire les lits à l’association familiale La Sève pour en héberger quelques-uns, préparer des repas… Une époque héroïque, quoi… Mais peu à peu, les spectateurs sont au rendez-vous ; habitants de la commune mais aussi des villes voisines : Chantilly, Gouvieux, Lamorlaye… La période choisie pour le Festival dès les origines (le mois de mai) peut être considérée comme judicieuse. La fin du printemps se caractérise par un climat plus favorable aux sorties, des journées plus longues, et le mois de mai est aussi traditionnellement en France un mois à trous, où l’on travaille moins qu’à d’autres périodes. Autre avantage : il précède la période habituelle de la plupart des festivals qui va de juin à septembre, ce qui permet d’éviter la concurrence éventuelle de manifestations similaires, mais aussi d’obtenir une meilleure couverture médiatique, les journalistes étant moins sollicités par d’autres.

Très vite, le Festival bénéficie d’une reconnaissance officielle qui légitime son existence. Dans son éditorial du 5e Festival, le président Jean-François Gabillet écrit : « Il y a un an, près de 2 800 spectateurs assistaient au 4e Festival. Ces résultats confirmaient que l’initiative prise en 1982 n’était pas une expérience éphémère et nous ont permis d’obtenir la reconnaissance conjointe des ministères de la Culture et de l’Économie et des Finances comme association d’intérêt général à caractère culturel. Cet agrément doit nous permettre, avec l’aide de nos partenaires, de continuer notre action et de mieux répondre encore aux aspirations de notre public. » Dans l’éditorial de 1987, Claude Domenech écrit : « À l’heure où la vie culturelle en général et le théâtre en particulier connaissent des difficultés grandissantes, le Festival de Coye-la-Forêt persiste et signe sa 6e édition. La fidélité des spectateurs, leur nombre, témoignent de son indéniable nécessité. La diffusion et la création théâtrale ne peuvent s’inscrire que dans la durée, sinon elles n’ont plus de sens. » Ce qui était au départ un pari sur l’avenir s’inscrit manifestement dans la durée. Et cela, grâce à la présence croissante du public.

La fidélisation du public se traduit, entre autres, par la hausse continue du nombre de cartes « Amis du Festival » (cartes d’abonnement pour plusieurs spectacles), ainsi que la fréquentation des spectateurs dans la durée, comme nous pouvons le constater avec notre base de données spectateurs. On constate aussi un renouvellement constant du public, avec l’arrivée de spectateurs venant de ­communes plus éloignées. Dans un article de l’édition du 12 au 13 mai 1990, Le Courrier picard écrit : « Neuf ans, vingt mille spectateurs : le Festival théâtral de Coye-la-Forêt devient une grande manifestation culturelle de la région. Déjà reconnu et apprécié dans le milieu professionnel du théâtre, le Festival de Coye a eu cette année un écho auprès du public jamais égalé jusqu’alors : sept des neuf ­spectacles de la première semaine ont été donnés à guichet fermé. Et le Festival n’est pas terminé ! Samedi 5 mai, à l’issue d’une représentation éblouissante d’Opération Fu J par la compagnie Dram Bakus et après de longues minutes d’applaudissements et de rappels, le Festival a fêté son 20 000e spectateur. » Le même journal écrit en 1991 : « Il y a dix ans, un petit groupe qui n’était animé ­d’aucune idée de prestige mais d’une passion commune et coriace pour le théâtre, décidait de planter le décor au sein du village et optait pour une formule, toujours la même aujourd’hui, qui consiste à offrir au public, quinze jours durant, autant de spectacles différents, le tout constituant un ensemble regroupé dans un même lieu, le Centre Culturel. Aujourd’hui, le Festival théâtral de Coye-la-Forêt est le seul, à ce titre, en Picardie, à figurer dans l’annuaire officiel des Festivals de France édité par le ministère de la Culture. Cependant son but n’est pas de devenir le “festival théâtral” de Picardie mais d’encourager, par son exemple, bien d’autres manifestations de ce genre. »

La première année, plus de 1 100 spectateurs, soit une moyenne de 106 spectateurs par représentation, viennent découvrir ce tout nouveau festival. Le cap des 2 000 spectateurs est franchi en 1984, celui des 3 000 en 1990, des 4 000 en 1993, des 5 000 en 2004, des 6 000 en 2015. Depuis 2009, et à deux exceptions près, la moyenne par représentation dépasse 220 personnes pour une capacité maximum de la salle de 252 places. Depuis son origine, plus de 188 000 spectateurs, dont 76 000 enfants et adolescents, ont assisté à des spectacles du festival.

La culture et le théâtre selon Claude Domenech

En mars 1983, Claude Domenech écrit une longue « Contribution du Théâtre de la Lucarne au Projet d’une Charte culturelle municipale pour Coye-la-Forêt ». Il est utile de se plonger dans ce texte argumenté pour comprendre la pensée de celui qui va incarner, avec Jean-François Gabillet, les premières décennies du Festival.

Sur la culture

Claude y évoque d’abord ce que signifie pour lui le mot « culture » : « Il s’agira donc pour nous d’entendre par culture les modes d’expression et de communication permettant de développer l’esprit et la réflexion, en particulier par le moyen de l’Art, c’est-à-dire faisant intervenir à la fois la pensée active et l’émotion esthétique. Dès lors, cette culture ne saurait se contenter d’être simplement une animation (fêtes de village ou de quartier, rencontres par tranches d’âge, etc.) des activités dont l’intérêt serait d’abord relationnel et ne se trouverait pas dans le contenu lui-même. » On constate ainsi, dès la création du Festival, le souci de Claude de bien distinguer la culture d’une simple animation municipale, et donc indirectement d’en fixer les ambitions.

Il se pose d’entrée la question du « pourquoi de la culture », et exprime les inquiétudes qu’il manifestera toujours concernant l’évolution de celle-ci : « Des lieux communs, mais non inutiles (cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant !) : il faut répéter que notre mode de vie entraîne l’assoupissement de nos facultés intellectuelles, et que les sociétés modernes font de l’homme un consommateur dont la réflexion se standardise, alors même que ses pouvoirs technologiques augmentent. Comme au niveau de la recherche, on pourrait dire que l’appliqué prend le pas sur le fondamental. La culture, dans ce qu’elle a de libérateur et de tonique pour l’esprit, dans ce qu’elle est avant tout une subversion de cet esprit contre les comportements, constitue une nécessité vitale permettant de résister à l’aliénation des langages pipés que les médias nous infligent. » On trouve là des interrogations très actuelles sur la culture, comme celles développées dans un dossier de la revue Esprit de mars-avril 2002. Dans son introduction, Marc-Olivier Padis explique : « Défendre la culture, certainement, mais quelle culture ? », estimant que le brouillage est tel, dans un contexte de développement des industries culturelles, que maintenant le mot rappelle une exigence et dans le même temps appelle une enquête pour en découvrir le sens.

Claude se pose ensuite la question : la culture pour qui ? Et l’on retrouve l’homme engagé politiquement qu’il a toujours été : « Toute égalité sociale qui ne reposerait...

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