ACTE I
Quand le rideau s'ouvre la scène baigne dans un éclairage en demi-teinte.
Dans un fauteuil, Philippe Darmont relit des feuilles manuscrites, et de temps en temps corrige un mot.
Par l'avant-scène Evelyne Darmont et Lucette entrent. Elles sont vêtues de sorties de bain genre thalassothérapie, et elles observent Philippe comme on le ferait d'un poisson dans un aquarium.
Evelyne tire Lucette par la manche, car celle-ci semble avoir quelques réticences.
EVELYNE : Venez... n'ayez pas peur.
LUCETTE : Je n'aime pas regarder chez les gens.
EVELYNE : Ce n'est pas chez les gens, c'est chez moi.
LUCETTE : Alors, c'est lui ?
EVELYNE : Oui. Pas mal ? Hein !
LUCETTE : Pour l'instant il a plutôt l'air tranquille.
EVELYNE : A première vue, oui.
LUCETTE : On se demande comment un homme aussi calme a pu faire une chose pareille.
EVELYNE : Je me pose encore la question.
LUCETTE : Vous aviez l'air tellement heureux.
EVELYNE : Mais on l'était.
LUCETTE : Qu'est-ce qu'il vous est arrivé alors ?
EVELYNE : Pour bien comprendre, il faut remonter quelques mois en arrière, juste avant Noël. A mon avis tout a dû commencer quand…
(Elles sortent.)
PHILIPPE : (au public) Bien évidemment il est toujours plus facile de dire qu'on ne comprend pas un événement plutôt que d'essayer d'en connaître les véritables causes.
Chercher un seul responsable est inutile, car il n'y en a pas ; ou plutôt, comme dans les accidents aéronautiques, c'est la conjugaison de plusieurs facteurs ; mauvaise météo, une panne de radio, plus une faute de pilotage et c'est la catastrophe. C'est vrai que nous étions heureux et que rien ne laissait présager de ce qui allait arriver.
(L'éclairage s'intensifie pour retrouver la tonalité du présent et du quotidien. Philippe a recommencé à corriger son manuscrit. On entend le bruit de la clé dans la serrure. Evelyne Darmont entre. Elle retire son manteau et se laisse tomber dans un fauteuil.)
EVELYNE : Je suis crevée… un monde !
PHILIPPE : Où ça ?
EVELYNE : Au Printemps… On sent que Noël approche.
PHILIPPE : Tu as trouvé le cadeau pour maman ?
EVELYNE : Non... mais par contre regarde. (Elle sort un pull d'un sac.) Joli, non ?
PHILIPPE : Combien ?
EVELYNE : Six cents francs, soldé. Regarde l'ancien prix... mille neuf cents francs. Je ne pouvais pas laisser passer une affaire pareille.
PHILIPPE : Si je compte bien, on a économisé...
EVELYNE : Mille trois cents.
PHILIPPE : C'est formidable, si tu continues à économiser autant on va finir par devenir riche.
Evelyne : Peut-être... Alors ça y est, tu as commencé ton nouveau ro-man !
PHILIPPE : J'ai écrit une dizaine de pages.
EVELYNE : Tu es content ?
PHILIPPE : J'attendais que tu rentres pour te les lire. Ce n'est qu'un premier jet. Tu seras indulgente ?
EVELYNE : Comme d'habitude mon chéri.
PHILIPPE : C'est bien ce qui m'inquiète... allons-y.
(Evelyne est venue se blottir dans les bras de Philippe. Celui-ci s'apprête à lire, quand le téléphone sonne. Evelyne va décrocher.)
EVELYNE : Allô ! Oui ma chérie... Qu'est-ce qu'il y a encore ? Et bien c'est ça le mariage... Oui... Oui... Et bien une autre fois, ton père allait commencer à me lire quelque chose... oui... embrasse-le tout de même de ma part.
(Elle raccroche.)
Ta fille trouve que depuis trois mois, Jean-Emile a beaucoup changé ; il fume au lit et ne lui offre des fleurs qu'une fois par semaine.
PHILIPPE : Trois mois déjà, certains matins, j'ai l'impression qu'elle va sortir de sa chambre avec son Nounours.
EVELYNE : On était complètement fous de faire un enfant aussi jeune.
PHILIPPE : J'étais surtout fou de toi.
Evelyne : Et tu l'es toujours ?
PHILIPPE : Toujours.
EVELYNE : On peut savoir comment tu fais ?
PHILIPPE : Comme au début... je te regarde.
EVELYNE : Je ne suis absolument pas certaine que tu sois sincère mais c'est tout de même très gentil. Allez ! Dépêche-toi de lire ce que tu as écrit avant que Béatrice arrive.
PHILIPPE : Béatrice ?
Evelyne : Oui, elle va passer. Elle ne va pas bien du tout, tu sais.
PHILIPPE : Je croyais qu'elle filait le parfait amour avec son Niçois.
Evelyne : Oui... et bien le Niçois c'est terminé.
PHILIPPE : Depuis quand ?
Evelyne : Avant-hier.
PHILIPPE : Ah !
Evelyne : Et en plus Gérard vient de lui diminuer sa pension alimentaire, sous prétexte que leur fille Pauline travaille. Hier soir, au téléphone elle sanglotait.
PHILIPPE : Sur son amour perdu, ou sur la pension ?
Evelyne : Je ne sais pas, mais elle était dans un tel état que je lui ai donné ma recette habituelle : un Témesta, un Equanil, un Valium, et je lui ai dit de passer ce soir à la maison.
PHILIPPE : Le Niçois ; c'est le combien ?
EVELYNE : Depuis son divorce ?
PHILIPPE : Non, depuis le début de l'année.
EVELYNE : (réfléchissant) Attends... (Elle compte sur ses doigts et elle arrive à six.)
PHILIPPE : Et tu en oublies.
EVELYNE : Ce n'est pas de sa faute, si à chaque fois elle y croit.
PHILIPPE : Oui, mais à chaque fois, c'est toujours sur ce divan que ça se termine.
EVELYNE : Moi, que veux-tu, je ne peux pas abandonner une amie dans la détresse. Souviens-toi de Michelle l'année dernière... si je n'avais pas été là...
PHILIPPE : Elle est toujours avec son armateur grec ?
EVELYNE : Oui. Heureusement pour elle tout va bien. Il parle même de l'épouser.
PHILIPPE : Surtout qu'elle ne refuse pas. J'ai vu ce qu'il a craqué cet été, il a l'air plus qu'à l'aise.
EVELYNE : Pour une fois qu'il lui arrive quelque chose de chouette.
PHILIPPE : On en a terminé avec les copines ? Je peux te lire ma prose ?
Evelyne : Oui... mon chéri... je t'écoute... j'adore les débuts d'un roman.
PHILIPPE : (commençant à lire) Quand Romuald arriva devant la porte du musée, il eut un soupir de désappointement ; le musée était fermé le mardi. Une exclamation de déception le fit se retourner. Deux jolis yeux verts se plantèrent dans les siens. La clarté et la pureté du regard le frappa. La beauté de la jeune fille était telle qu'il en resta un instant comme paralysé.
EVELYNE : J'aime bien.
PHILIPPE : (poursuivant) ...paralysé, à tel point qu'il dut faire un effort pour parler, car sa langue semblait vouloir rester collée au palais. La jeune fille sans doute amusée par son expression, lui sourit. Romuald réussit à.…
(On sonne.)
EVELYNE : (grave) C'est Béatrice. Je t'en supplie Philippe fais un effort, elle est dans un état épouvantable.
PHILIPPE : Encore une charmante soirée qui se prépare.
EVELYNE : La pauvre.
(Evelyne va ouvrir. L'éclairage bascule un peu, et Philippe comme dans un monologue intérieur s'adresse au public.)
PHILIPPE : Le nombre de boîtes de kleenex que l'on consomme ici est à peine croyable. Elles arrivent, elles s'allongent et elles pleurent. Evelyne les écoute, les console et les mouche. La pauvre dit-elle toujours, elle n'a vraiment pas de chance. Mais pour avoir de la chance, il faut au moins jouer à quelque chose. Les copines d'Evelyne ne jouent plus à rien. Elles sont comme des boules de métal dans un billard électrique. Béatrice c'est la pire de toutes, parce que c'est celle qui pleure le plus fort. A propos... est-ce qu'on a des kleenex ?
(Il va voir, et revient avec trois boîtes.)
Trois boîtes... ça ira... Vous devez penser que j'exagère, et bien vous allez voir.
(Philippe se rasseoit, et l'éclairage bascule à nouveau. Béatrice fait son entrée. C'est une très jolie femme et qui a l'air en pleine forme. Elle est habillée très mode juste un peu trop jeune, mais fait beaucoup d'effet. Philippe surpris, repose discrètement sa boîte de kleenex.)
(entre ses dents) Quand elles ont l'air en forme... c'est souvent pire.
BEATRICE : Bonsoir mon petit Philippe !
PHILIPPE : Bonsoir... Tu vas bien... alors !
BEATRICE : Oui... très bien.
PHILIPPE : Ah ! bon.
BEATRICE : Oui je sais, hier soir quand j'ai téléphoné à Evelyne, ça n'allait pas du tout.
EVELYNE : Il est revenu ?
BEATRICE : Pas du tout.
EVELYNE : Il n'est pas revenu ?
BEATRICE : Non... j'en ai rencontré un autre.
EVELYNE : Attends... attends... je ne comprends pas... tu en as rencontré un autre... mais quand ?
BEATRICE : Hier soir.
EVELYNE : Mais quand tu m'as téléphoné, il était neuf heures et tu étais couchée.
BEATRICE : Et bien je me suis relevée. J'ai voulu utiliser ta recette.
EVELYNE : Un Témesta, un Equanil, un Valium.
BEATRICE : Oui mais je n'avais plus de Témesta. Alors, je me suis relevée pour descendre à la pharmacie. Et pendant que j'étais à la caisse, un type me drague. Sur l'instant j'ai eu envie de l'envoyer aux pelotes. Tu me connais. Surtout que j'étais pas d'humeur. Enfin bref, je suis sortie, et on s'est retrouvés tous les deux sur le trottoir. Le tabac était encore ouvert, il m’a proposé un verre... Très poliment... tu vois... bref... j'ai accepté... après tout prendre un verre avec un inconnu, ça peut être très amusant.
Evelyne : Très.
PHILIPPE : Comment ça très !
EVELYNE : J'ai dit, ça peut être très amusant, je n'ai pas dit que je le faisais.
Beatrice : Et bien finalement, c'était un garçon charmant, d'origine slave, drôle, et très prévenant, ce qui entre nous me changera de Mario qui était tellement mufle.
EVELYNE : Il était mufle Mario ?
BEATRICE : Ah ! oui, alors. Ce n'est pas lui, qui ce matin serait descendu acheter des croissants.
PHILIPPE : Tandis que celui-là...
BEATRICE : Quand je me suis réveillée, le café était prêt.
PHILIPPE : Alors, c'est reparti !
BEATRICE : Oui, mais cette fois-ci j'ai eu peur.
EVELYNE : Il s'appelle comment ?
BEATRICE : Boris... Boris VURCHISKANOV... ou BURCHISKATOV...
PHILIPPE : Qu'est-ce qu'il fait ?
BEATRICE : Heu ! Qu'est-ce qu'il m'a dit déjà... courtier... enfin un truc comme ça.
EVELYNE : Courtier en quoi ?
BEATRICE : Je ne sais pas, tu sais, je n'ai pas encore eu le temps de ren-trer dans le détail.
EVELYNE : Enfin, bref il te plaît.
BEATRICE : Enormément. Et puis pendant ce temps-là, je ne gamberge pas, parce que... (Se tournant vers Philippe) Philippe ! Evelyne t'a dit que Gérard voulait me diminuer ma pension ? S'il croit qu'il va m'obliger à retrouver du boulot, il se trompe. Le style super-woman, moi, ce n'est pas mon genre.
EVELYNE : Tu vas le revoir ton Russe ?
BEATRICE : Forcément, il est chez moi.
EVELYNE : Quand je pense, qu'hier soir encore, tu parlais de te tuer à cause de ton Niçois !
BEATRICE : Oui, c'est bête hein !
PHILIPPE : C'est ce que je dis toujours, il ne faut jamais se suicider parce que après on regrette.
BEATRICE : Tu as raison, il faut garder l'espoir jusqu'au bout, et le jour de son propre enterrement, jeter un dernier regard sur le jeune ordonnateur de Pompes Funèbres et se dire : dommage !
EVELYNE : Tu sais, je suis vraiment contente de t'entendre parler comme ça.
BEATRICE : Ce type m'a remonté le moral, mais alors ! au plus haut ! Tu permets que je téléphone ? (Elle compose le numéro.) ... Allô... oui… c'est moi... tu vas bien ? Qu'est-ce que tu as fait... un bain... oui… tu t'es recouché... com- ment ?… ah !... oui… oui… (Elle rit.) … oui... d'accord... (Elle repose le téléphone.) Mes enfants, ne m'en veuillez pas, mais je dois partir.
PHILIPPE : Déjà !... Il n'est pas malade au moins.
BEATRICE : Heu !... non... il veut me voir, il veut me parler. J'étais surtout passée pour vous rassurer.
PHILIPPE : Nous le sommes tout à fait.
EVELYNE : Et tes filles ?
BEATRICE : Elles vont bien, merci. Pauline travaille, et Juliette vient de se prendre un studio.
EVELYNE : Dis-moi, ton Boris, tu nous le présenteras j'espère ?
BEatrice : Oui, mais pour l'instant, je veux en profiter un peu.
EVELYNE : Et tu n'as pas envie de te le faire piquer.
BEATRICE : Il y a un peu de ça. Au revoir.
(Béatrice sort raccompagnée par Evelyne. Philippe reste seul, et s'adresse à la salle.)
PHILIPPE : Maintenant, vous connaissez Béatrice. Mais il y a aussi, Michel-le, Sylvie, Claudine... Je sais ce que certains pensent ; petit veinard. Oui, et bien alors là, vous n'y êtes pas du tout. L'aventure avec les amies de sa femme, alors là ! non merci. On est tout de même pas obligé, non ! On a encore le droit de refuser, oui ! Oui ! ah ! bon ! ouf... j'ai eu peur, car on vit dans une telle convention que j'ai cru un instant, que c'était devenu obligatoire.
Parce qu'il ne faut pas croire tout ce qu'elles racontent. Nous aussi ça nous arrive de ne pas avoir envie.
Parce qu'il faut les entendre : “Ah ! ces hommes, tous des obsédés......