ACTE I
Au lever du rideau, Lulu, blonde platinée, dans la soixantaine, ayant endossé une robe d’intérieur assez élégante, met la dernière main à la préparation du petit buffet, sur la deuxième table.
On sonne à la porte de l’appartement, et non à celle de la résidence. On veillera à ce que ces sonneries soient différentes.
LULU : (déposant sur la table une assiette à biscuits) Oh ! ça… c’est ma voisine : Mademoiselle Martineau… (Avec un accent parigot) Y a rien à faire, ma chère… elle se pointe toujours avant l’heure, là où elle va… C’est une maniaque de l’horloge automatique… Elle fonce chez vous, tête baissée, à croire qu’elle a le feu quelque part.
(Elle se dirige vers la porte, l’ouvre, et fait entrer Mlle Martineau.)
Bonjour, ma chère Mademoiselle… C’est au poil ! (Se reprenant) Je veux dire : toujours exacte au rendez-vous… Entrez dans ma cambuse… euh… Entrez donc chez moi, je vous en prie.
(Mlle Martineau, petite cinquantaine, est vêtue d’un strict tailleur bleu marine duquel dépasse, impeccable, un petit col claudette d’un blanc absolu. Gants de peau même ton que le tailleur ou éventuellement noirs. Chevelure sombre, sans un seul fil blanc. Elle entre précautionneusement, presque sur la pointe des pieds.)
Mlle MARTINEAU : Bonjour, chère Madame Brotilini… Comment allez-vous ?
LULU : (décontractée) A la “va-comme-je-te-pousse”… Je me porte comme un charme, mais… (Faisant des mines) de grâce, de grâce, ne continuez pas à m’appeler ainsi… Voilà plus de six mois que nous sommes voisines de palier.
Mlle MARTINEAU : C’est vrai…
LULU : Alors, supprimons les salamalecs, les embarras et les chichis… Soyons nature… Appelez-moi “Lulu” en toute simplicité. J’me sentirai plus à l’aise et ce sera bien plus “sympa”… O.K ?…
Mlle MARTINEAU : (un peu perdue) Lulu ? Lulu ? mais… je ne sais pas si je pourrais y parvenir ! Ça me reste dans la gorge.
LULU : (vexée) Comment ça ? Ce n’est pourtant pas difficile ? (insistant) Répétez après moi : Lu - lu… Lu… Lu…
Mlle MARTINEAU : (se forçant) C’est bien pour vous faire plaisir. (Elle prend son élan.) Je dirai donc “Madame Lulu”.
LULU : (protestant vivement) Ah ! non ! pas Madame Lulu ! Vous ne vous rendez pas compte ; ça fait “voyante” devant un tas de cartes et une boule de cristal.
Lulu tout court. C’est quand on m’appelle comme ça que ça me fait le plus plaisir… Quand on me donne du Madame Brotilini, j’ai toujours la fâcheuse impression qu’on va me servir des brocolis sur canapé et surtout, surtout, que mon vieux mari – Dieu ait son âme – est encore de ce monde. Sensation extrêmement pénible et que je ne peux plus supporter.
(Pendant cette dernière réplique, Mlle Martineau s’est avancée, à pas menus, et s’est finalement assise tout au bord d’un fauteuil que Lulu lui a désigné d’un geste de la main.)
Mlle MARTINEAU : Je n’ai pas eu l’honneur de connaître feu Monsieur votre époux, mais… était-il vraiment si âgé que cela ?
LULU : Il était no-no… (Elle cherche.) No-no… No-na… euh…
Mlle MARTINEAU : (ravie d’avoir compris) Nonagénaire.
LULU : Voilà ! Vous l’avez dit… Et pas un “nona” du début de la neuvième dizaine ! Ça devait lui faire dans les quatre-vingt-dix-sept ou quatre-vingt-dix-huit ans… quand il a avalé son acte de naissance ! (Réaction désapprobatrice sur le visage de Mlle Martineau) Je vous demande pardon. Je voulais dire, quand il a cassé sa pipe !
Mlle MARTINEAU : (choquée) Oh !
LULU : Pardon-excuse, ma très chère, je sens que je vous choque… Je voulais dire, en termes corrects, que mon cher compagnon avait dans les quatre-vingt-dix-huit ans quand il a quitté cette terre “pour un monde meilleur”. C’est comme ça qu’il a dit, le curé, le jour de ses funérailles. Je l’ai bien retenu parce que, entre nous, ça m’a fait doucement rigoler, car le Marcel Brotilini avait, durant son séjour ici-bas, brûlé la chandelle par les deux bouts. Je ne sais pas comment il se débrouille là-haut, mais dans notre “vallée de larmes”, il n’a pas dû s’ennuyer, c’est moi qui vous le dis !… S’il raconte sa vie aux anges et aux saints qui habitent là-haut, il risque de chahuter leurs auréoles ! Ah ! le bougre ! On peut dire qu’avant de me rencontrer, il avait collectionné une foultitude de nanas et de cocottes en tous genres.
Mlle MARTINEAU : (mal à l’aise, se tortillant sur son siège) Heu… des… des cocottes ?
LULU : Ben oui ! Oh ! minute, ma chère… Pas des cocottes-minute comme vous semblez le penser… de “vraies” cocottes, comme il en existait en ce temps-là, des “peaux de vache” au cœur tendre, capables de dépouiller leur “client” jusqu’au dernier centime pour claquer ensuite leur fric avec le mec qu’elles aimaient.
Mlle MARTINEAU : (totalement effondrée) Vous m’en apprenez… vous m’en apprenez… des “choses”… (Elle s’éponge le front.)
LULU : (constatant son trouble) Faut pas vous mettre dans tous vos états pour si peu. J’vous dis la vérité vraie. A part ça, mon homme, c’était tout de même quelqu’un de bien. Cousu de fric. Coureur de jupons, ça oui… mais brave gars quand on savait le prendre. Et moi, je savais ! Et puis, à partir du jour où il m’a passé la bague au doigt, je l’ai surveillé de près, le coquin !
Mlle MARTINEAU : (médusée) Ah ! oui ?
LULU : Comme je vous le dis ! Bien sûr, à cette époque, il frisait les soixante-dix piges. Pas mal, hein ? Il s’était, comme qui dirait, un peu calmé, concernant ses fredaines…
Mlle MARTINEAU : (hochant la tête) Ah ! (Elle se mouche.)
LULU : Moi, j’étais jeunette et j’ai dû supporter sa jalousie pendant plus de trente ans. Peuchère ! comme aurait dit ma bonne mère… que le bail a été long ! (Elle se plante devant le tableau de danseuse.) Remarquez… la fidélité conjugale, ça ne m’a pas coûté vraiment… ce qui m’a manqué par-dessus tout, c’est l’immense bonheur de remonter sur les planches. Chaque soir, ça me prenait au cœur, au ventre, dans les guiboles… J’étais à cent lieues de mon régulier, sous un halo de lumière, face à la rampe aveuglante, en train de danser la java ! Ah ! j’en ai bavé, croyez-moi, car j’adorais mon métier.
Mlle MARTINEAU : Vous étiez donc comédienne ?
LULU : (presque vexée) Pas du tout ! (fièrement) J’étais danseuse aux “Folies” ! Vous vous rendez compte !
Mlle MARTINEAU : (éberluée) Aux Folies ?…
LULU : Aux “Folies Bergère”, pardi ! A l’époque c’était le plus beau spectacle de Paris, le plus chouette, le plus couru. On ne lésinait pas sur les plumes d’autruche, les collants, les paillettes. Toutes les filles étaient “sensass” et levaient la jambe avec entrain parmi les froufrous sur les flonflons d’un superbe orchestre. Comme ça, tenez… (Elle lance une jambe au nez de Mlle Martineau qui se cramponne.) Ça ne vous dit toujours rien, les “Folies” ? Mais, ma pauvre petite, c’est à croire que vous descendez d’une autre planète !
Mlle MARTINEAU : (pincée) Moi, j’assistais, avec ma famille, aux Concerts Colonne et aux représentations de la Comédie Française.
LULU : Ah ! Oui… je vois… Comme on le dit à la télé… (Elle prend un ton pincé.) Vous et moi… nous n’avons pas les mêmes valeurs… (Haussant les épaules) Bon… enfin… chacun ses goûts, n’est-ce pas ?
Mlle MARTINEAU : (conciliante) Bien sûr… bien sûr… Mais je suis persuadée que vous deviez être superbe.
LULU : (ragaillardie) Vous l’avez dit ! Même ce tableau (geste le désignant) qui jette pourtant du jus, ne rend pas ce que j’étais à l’époque… C’est comme ce collier, il était bien plus chouette. C’était pas du toc, vous pouvez me croire ! Et dire que c’est lui qui a sonné la fin de ma carrière. Quand je pense que j’aurais pu devenir “meneuse de revue” ! Ça me fait mal au palpitant… Oh ! oui, alors…
Mlle MARTINEAU : Bah ! Consolez-vous : c’est peut-être mieux ainsi. Je ne suis pas très au fait en ce qui concerne ce genre de carrières, mais j’ai souvent entendu répéter qu’elles étaient aussi fragiles que les roses… Je vous le dis comme je le pense, sans vouloir vous vexer en aucune façon…
LULU : Ne vous excusez pas : on me l’a dit plus de cent fois ! Ne parlons plus de mon passé : tirons un trait là-dessus. (Elle s’assied.) Parlons plutôt de vous. Je ne connais même pas votre prénom… Si vous me donnez du “Lulu”, alors moi, comment je vous appelle ?
Mlle MARTINEAU : (timidement) Marie-Albertine… si vous y tenez…
LULU : (répétant, un peu moqueuse) Marie-Albertine ! J’veux bien parier ma chemise que vot’ grand-mère se prénommait Marie… (Prenant un ton grandiloquent) et que vous avez eu un oncle qui s’appelait Albert… (Enflant la voix) un héros de guerre fauché “au champ d’honneur” à l’aube de sa jeunesse !
Mlle MARTINEAU : (surprise) Ça alors ! Comment l’avez-vous deviné ?
LULU : Rien de plus simple : mon vrai nom, à moi, c’est Marie-Lucienne. Marie, en hommage à ma grand-mère maternelle et Lucienne en souvenir de ce brave Lucien, père de ma grand-mère paternelle, tué à vingt ans et deux jours à la bataille de la Marne en quatorze…
Mlle MARTINEAU : (s’animant un peu) Et je présume que ce fameux Lucien avait son portrait en grand sur le buffet de la salle à manger ?
LULU : Et comment ! Avec, sur le côté du cadre, une petite cocarde tricolore !
Mlle MARTINEAU : (enchaînant) … rappelant le sacrifice qu’il avait fait de sa vie pour sauver la patrie envahie !
LULU : (approuvant) Ben ! Vous voyez qu’on a des points communs ! (Un temps) Les temps ont bien changé… (Après un silence) Je suis bien contente que vous adoriez jouer au bridge, ma chère “Titine”… Entre nous, votre “Marie-Albertine”, ça fait un peu constipé… J’m’excuse (prononcer : escusse) ça sortirait difficilement de mon gosier de vieux rossignol sur le retour. Vous êtes d’accord pour Titine, hein ?
Mlle MARTINEAU : (un peu pincée) A dire vrai… (Elle suspend sa phrase.)
LULU : Oui ?
Mlle MARTINEAU : A dire vrai : ce surnom ne correspond pas du tout à ma personnalité profonde…
LULU : (s’approchant familièrement de Mlle Martineau) Ben… justement, j’voudrais bien l’approfondir un peu, vot’ personnalité profonde… Vous n’serez pas vexée si je vous dis ce que j’en pense ?
Mlle MARTINEAU : (sur la défensive) Non… non…
LULU : (l’obligeant à se lever à son tour et la faisant un peu tourniquer) Visez-moi un peu c’te dégaine ! Avec...