PREMIER TABLEAU
Lorsque le rideau se lève, une sémillante dame dans les quarante ans plus qu'approximatifs, voire dépassés, court dans tous les sens dans un appartement en désordre. A gauche, un placard. Le mari derrière la porte de l'appartement.
GASTON - Ouvre !
AMANDE - Non ! je n'ouvrirai pas !
GASTON - Ouvre, je te dis !
ARMANDE - Non !
GASTON - Tu as un amant, c'est ça ?
ARMANDE - Je ris, ah, ah !
GASTON - Si tu n'ouvres pas, j'enfonce la porte... Oh ! hisse, oh ! hisse, et puis non prenons plutôt la clef.
ARMANDE - Non !
GASTON - Oh ! hisse, oh hisse ! (Puis sortant une clef) ... Enfin, voilà.
ARMANDE - Quoi ? tu ouvres maintenant avec la clef des portes que tu devrais enfoncer ?
GASTON - Où est-il cet amant ?
ARMANDE - Là, dans l'armoire.
GASTON - Qu'est-ce qu'il y fait ?
ARMANDE - Il attend, pardi.
GASTON - Il attend quoi ?
ARMANDE - Que tu repartes, pardi. Enfin, les amants sont bêtes mais pas au point de sortir d'une armoire lorsque les maris sont présents.
GASTON - Tu dis ça pour me provoquer, hein, ou te moquer de moi ?
ARMANDE - Pas du tout, je ne plaisante pas... Allez ! allez ! va tirer cet amant de derrière mon linge sale.
GASTON - Tu aurais pu le laver, tout de même.
ARMANDE - Mon amant ?
GASTON - Non ! le linge sale. Mais voilà, tu ne fais rien... Alors, puisque c'est comme ça...
ARMANDE - Comment, tu n'iras pas ?...
GASTON - ... Non ! Je n'irai pas. D'ailleurs, pour avoir un amant, il faudrait être un peu plus drôle que toi, un peu mieux fringuée que toi, un peu plus intelligente, imprévue que toi !
ARMANDE - Oh ! mais je t'assure que je suis très imprévue ! Va voir dans l'armoire.
GASTON - Pas question. J'en ai assez ! Ça fait trente ans que tu me gâches ma vie, que tu inventes des mensonges... Suffit ! suffit !
ARMANDE - Repars pas ! écoute ! il tousse à présent !
(On entend une toux affreuse.)
GASTON - Qu'il tousse ! Moi, je vais éternuer dehors.
ARMANDE - Regarde ! regarde !
GASTON - Non !
(Il sort. Sa femme reste furieuse et frustrée.)
ARMANDE - Il est sorti ! Il est parti sans même essayer de voir mon amant... Comme si je n'étais pas capable d'en avoir un, moi !... Oh ! oh ! le monstre. Je le hais. (Elle fonce vers l'armoire, l'ouvre brutalement) ... Bon ! vous, sortez, à présent ! Et ne remettez jamais plus les pieds ici.
(Apparaît un pauvre homme, assez minable, poussiéreux.)
BUSTER - Oh ! Madame, mais pourquoi avez-vous fait ça, Madame ?... Enfin, c'est vrai, j'étais venu en tant que spécialiste du porte-à-porte vous proposer une marchandise humble mais honnête et vous, vous m'avez fait entrer dans une armoire ! De force, en plus.
ARMANDE - J'ai eu tort. La prochaine fois, que je ne vous revois plus.
BUSTER - Mais c'est que je vous ai vue, moi, Madame !... Alors, puisque de toute façon, on a eu un bon petit contact, si, si, je vais vous proposer maintenant me camelote.
ARMANDE - Pas question. Je n'ai besoin de rien.
BUSTER - Même pas de charmantes farces et attrapes ?
ARMANDE - Monsieur, je n'ai ni le temps ni l'humeur, ni les oreilles à acheter des farces et attrapes. Dehors !
BUSTER (furieux) - Si vous croyez que moi j'ai l'humeur d'en vendre...
(Il se met à ouvrir une vilaine valise...)
... Alors , comme je vous disais, voici des farces et attrapes qui n'attrapent personne, des objets absolument lugubres, inénarrables, des nez qui ne sont même pas gros et qui retombent, des assiettes creuses qui sont trouées, aaah ! aaah ! c'est drôle, vous voyez, ça tombe, un camembert qui n'a pas l'air d'un camembert et une araignée qui ressemble à un camembert, tordant, non ?
ARMANDE - Ce n'est pas possible !
BUSTER - Si ! et en plus, un serpent en rondelles, un crachat en plastique... Bon ! je vous fais un lot style paquet-cadeau... Ce qui fera... Je compte douze, puis retiens trop, rajoute sept...
ARMANDE - Dehors, Monsieur !
BUSTER - Enfin, Madame, je suis un homme seul !
ARMANDE - Ça vous regarde, Monsieur... Quant à moi...
BUSTER - Je sais que vous aussi, vous n'êtes pas tellement mieux lotie !
ARMANDE - Quoi ?
BUSTER - Je l'ai deviné que ça ne va pas dans votre ménage.
ARMANDE - Mais, Monsieur...
BUSTER - Allons ! votre problème, c'est la solitude, hein, comme c'est le mien aussi...
ARMANDE - Monsieur, je vous le répète : vous ayant accordé le grand honneur d'entrer dans mon armoire, et mon mari n'ayant pas voulu me faire l'honneur de vous y trouver, on s'en tiendra là.
BUSTER - Non ! on ne s'en tiendra pas là... Enfin, c'est incroyable ! Toujours des refus, que ce soit pour la camelote, les femmes, les bêtes...
ARMANDE - Ciel, un sadique !
BUSTER (l'empêchant de filer) - Je vous ai découverte, vous m'avez cloisonné dans ce placard, ça va tout changer désormais... Oui ! le destin : un homme n'aimait plus sa femme et vice versa, un marchand de farces et attrapes survient...
ARMANDE - Partez, Monsieur, je suis au bord de ma crise de nerfs quotidienne.
BUSTER - Je vous promets qu'avec moi, vous en aurez au moins deux par jour.
ARMANDE - Je suis une femme honnête, Monsieur !
BUSTER - Ça vous passera !... Allez, re-placard !
(Il lui donne un grand pousson.)
ARMANDE - Mais non !
BUSTER - Si ! Avant, il y avait ma vieille maman. Il y aura, à présent, vous qui n'êtes pas tellement plus jeune ! (Il la pousse.)
ARMANDE - Oh ! (essayant de résister) Cette scène est aberrante !... Et moi qui n'ai pas fait la cuisine, ni la vaisselle, qui suis si mal peignée... Vous êtes moche !
BUSTER - Pas plus que vous ! Ce devrait donc faire une moyenne et même un record ! Allez, dans l'armoire ! (Il s'enferme aussi dans l'armoire.)
ARMANDE - Oh ! il m'a capturée.
(Plouf, la porte de l'armoire se referme sur eux.
Un instant, scène vide, le mari revient, joyeux.)
GASTON - Armande ! Armande ! c'est ton mari, Gaston... Alors, voilà, j'ai réfléchi, ça m'arrive ! Et comme je suis certain que tu n'es pas capable d'avoir un amant, je vais aller l'ouvrir, ton armoire, pour te prouver qu'il n'y a personne.
(Il fonce sur l'armoire, l'ouvre violemment. En jaillit Armande.)
ARMANDE (très digne) - Pardon ! je dois me dépêcher.
GASTON - Quoi ! tu étais aussi dans l'armoire ?
BUSTER (sortant à son tour, ébouriffé) - Oh, excusez-moi... Il fait une de ces chaleurs...
GASTON - Mais, Armande ! qu'est-ce qui se passe ?... Un homme dans l'armoire !... Non, non... Armande ! Ce n'est pas possible !... Mon couple se désagrège, mon rêve sentimental s'effondre... Dis-moi, Armande, que je rêve !
BUSTER - Vous rêvez, poussinet... Adieu !
GASTON - Non ! vous, ne partez pas.
BUSTER - J'ai des tonnes de camelote à placer, je vous assure.
GASTON - Armande ! Je veux une explication ou autrement, il va y avoir un drame ! Qui sait, un étripage... Armande ! Je suis donc trompé ?
BUSTER - A peine, Monsieur, à peine.
GASTON - Contredis, Armande, déments, même si c'est en mentant ! Jure-moi, sur la tête de tes enfants que tu n'as jamais eus, que c'est faux, que c'est...
ARMANDE - Non ! ce n'est pas faux. Qu'est-ce que tu croyais ? Que j'allais, comme ça, toute seule, continuer à moisir dans mon coin ?... Eh bien, non, je t'ai remplacé. Là !
GASTON - Mais il est plus moche que moi !
ARMANDE - C'est ce que je lui ai dit !
BUSTER - J'ai démenti, bien sûr.
ARMANDE - De toute façon, qu'est-ce que ça change, hein ? Qu'est-ce que ça change ?
GASTON (qui se calme) - Oui, c'est vrai : qu'est-ce que ça change ?... Certes, je l'aimais, ma femme, j'avais des attentions délicates pour elle...
ARMANDE - Deux fois par an, vous appelez ça du délicat ?...
BUSTER - Bien ! ciao !
GASTON - Je vous ai dit de rester, vous !... Armande ! j'ai une idée : apporte-nous les apéritifs !
(Armande, matée, recule, admirative.)
ARMANDE - Les apéritifs ? En ce moment ?... Alors, permets-moi de te dire que tu as une classe, ou bien, que tu es un type tellement au-dessous de tout, mais au-dessous de tout...
GASTON - La ferme ! A boire !
ARMANDE (qui obéit) - Oh ! il est... Je n'en peux plus...
BUSTER - Vous êtes sûr que...
GASTON - Vous, assis... Vous prendrez bien quelque chose, Monsieur ?
BUSTER - Je m'appelle Buster.
GASTON - Buster comment ?
BUSTER - Buster, commis voyageur en farces et attrapes.
GASTON - Je vois ! Un métier minable ?
BUSTER - Je n'ai pas à me plaindre... Et vous ?
GASTON - Moi, c’est dans un bureau.
BUSTER - Un travail sédentaire ?
GASTON - Plus, très, très ennuyeux.
BUSTER - Je vous envie, ce sont les plus stables... j'ai eu un camarade qui...
GASTON - Silence ! on n'est pas là pour parler de nos métiers catastrophiques, mais de ma femme...
ARMANDE (qui accourt) - Oui ! c'est à quel propos ?
BUSTER - Justement, à ce sujet, et sans vouloir vous forcer, je pourrais vous proposer un marché...
GASTON - J'écoute.
BUSTER - Eh bien, donnez-moi votre femme, qui ne vous sert à rien, ou tout juste deux fois par an... Et moi, en échange, je vous ferai cadeau de mon assortiment de farces et attrapes...
GASTON - C'est assez tentant...
ARMANDE - Qu'est-ce qu'il dit, chéri ?
GASTON - Retourne à ta cuisine !
ARMANDE - Je n'ai rien à y faire !
GASTON - Eh bien, fais-le quand même !... (à Buster) ... Vous, reprenez !
BUSTER - Enfin ! vous n'allez pas me dire qu'elle vous contente ? Non ! je sens que vous faites partie de ces couples insatisfaits, de ces gens qui se traînent deux par deux, jusqu'à une séparation inéluctable... Et je sens, j'en suis sûr, le moment est arrivé.
GASTON - Attention ! Vous risquez de récolter une mégère, avec des caprices, insupportable et dépensière, n'essayant jamais d'être belle...
BUSTER - Est-ce que je demande l'impossible ?... Non ! non, au point où j'en suis, je m'en contenterai... C'est tout !
GASTON - Alors, marché conclu !
BUSTER - Voici la camelote.
GASTON - Pas la peine. Je vous la donne sans contrepartie, c'est tout ce qu'elle mérite.
ARMANDE (revenant) - Ça s'est arrangé ?
BUSTER - Mais oui !... Armande, c'est votre petit nom, c'est ça ?... Soyez heureuse : votre mari m'a donné à vous !
GASTON - Oui ! ça t'apprendra.
ARMANDE - ... Mais, ce n'est pas possible ! On ne va pas me bazarder sans mon assentiment, enfin... Je suis encore ton épouse, son épouse !
GASTON - Fini !
ARMANDE (décidée) - Très bien ! alors, ça sera ton dernier repas.
GASTON - A six heures du soir ?
ARMANDE - C'est toujours l'heure de manger ma mauvaise cuisine !
(C'est l'affolement.)
GASTON - Elle fait une cuisine immonde, Buster !
BUSTER (qui veut s'esquiver) - Oh ! dans ce cas...
ARMANDE (implacable, le retenant) - Non ! vous en profiterez aussi... Vous verrez... Je lui ai mijoté une de ces horreurs dont son estomac lui dira des nouvelles... Et vous aussi !
BUSTER - Elle parle sérieusement ?
GASTON - Ah ça !... Sur le plan du poison, elle ne plaisante jamais... mais tant pis, hein ? On va s'y mettre. Ce sont les risques du métier.
BUSTER - Non ! Je préfère récupérer mon matériel et...
GASTON - Buster, vous restez ! Que si je dois en baver pour une dernière fois ce soit au moins en compagnie !
BUSTER - C'est un guet-apens ?
GASTON - Tout juste une invitation !... Amène ta mixture, Armande !
ARMANDE - Une polenta, patate !
GASTON - Oh ! le comble. Vous m'en direz de ces nouvelles.
ARMANDE - A vous l'honneur, Buster...
GASTON - Oui ! vous êtes l'invité, Buster !... Commencez !
(L'instant est solennel. On a servi Buster, qui se prépare à tester.)
BUSTER - Silence ! s'il y a trop de bruit, je ne m'entendrai pas étouffer... Chut !
(Impressionnés, ils se taisent.)
ARMANDE - Chut !
GASTON - Chut !
LES DEUX - Alors ?
BUSTER - Hum !... Mais ce n'est pas si mal que ça !...
LES DEUX - Quoi ?
GASTON - Tu t'es trompée de plat, Armande ?
BUSTER - Je vous assure, le goût en est original, la texture moelleuse, chaleureuse, l'arrière-fond légèrement salé et... piquant... (il se dresse, triomphant) J'aime !
GASTON - C'est invraisemblable ! Vous êtes un imposteur, Buster, et puisque c'est comme ça, je reprends ma femme !
ARMANDE - Il aime ma cuisine, je défaille !... Serait-il enfin, lui, l'homme que j'ai toujours cherché, l'homme capable enfin d'apprécier ma cuisine, et le reste ?
BUSTER (dévorant) - Oui ! miam ! miam ! Vite, je veux connaître la recette, la recette, la recette !
GASTON - Je t'interdis de la lui donner, Armande !... On annule tout. Retour à la case départ !
ARMANDE - Au contraire ! Enfin, jaillissement hors de la case !... Buster, voilà, j'y mets des radis pourris, des cornichons terreux, du yaourt périmé, des pommes de terre crues, plus...
BUSTER - Oh ! mon Dieu... (Il s'écroule.)
ARMANDE - Non ! il...