SCÈNE 1
Musique d’ambiance. Le petit salon de l’agence. Une femme entre, modestement vêtue. Elle fait deux pas, hésite, se retourne vers la sortie, puis gonfle la poitrine et revient finalement s’asseoir après avoir retiré son imperméable défraîchi. Elle attend sagement, les mains à plat sur son sac à main posé sur ses genoux. Fin de la musique.
Éliane, s’adressant à un interlocuteur inconnu. – Tu vois, j’ai tenu parole : j’y suis ! Mais je t’avoue que je repartirais bien en courant. (Prenant une profonde inspiration.) Accroche-toi, ma fille. Quand faut y aller, faut y aller !
Agnès, entrant, tout sourire, main tendue. – Madame Godichon, enchantée !
Éliane, rectifiant, pincée. – Mademoiselle !
Agnès. – Yes, of course : mademoiselle ! Je me présente : Agnès Swindle, directrice de cette agence dont la méthode américaine…
Éliane. – Excusez-moi, mais on en a pour longtemps ?
Agnès. – Pardon ?
Éliane. – Oui, parce que dans une heure, j’ai les vêpres.
Agnès. – Les vêpres ?… Yes, of course ! Rassurez-vous, notre premier contact sera bref. Je vais vous poser quelques petites questions, histoire de faire connaissance.
Éliane, fermant les yeux. – Allez-y !
Agnès est surprise. Un temps.
Agnès, se raclant la gorge. – Hum, hum… (Elle se saisit d’un bloc-notes et d’un stylo.) Vous m’avez dit, lors de notre premier entretien téléphonique, que vous recherchiez l’homme de vos rêves.
Éliane. – Oui !
Agnès. – J’en déduis que vous ne l’avez pas trouvé ?
Éliane. – Si !
Agnès. – Pardon ?
Éliane, ouvrant les yeux. – Je vous réponds : si, je l’ai trouvé !
Agnès. – Ah ! mais alors, en quoi puis-je vous être utile si vous l’avez trouvé ?
Éliane. – Je vous explique : l’homme de mes rêves, c’est le Seigneur, et c’est lui qui m’envoie vers vous.
Agnès. – Excusez-moi d’insister, mais…
Éliane. – C’est simple : ce matin encore, à l’église, pour la troisième fois, il m’a répété : « Éliane, tu m’étouffes, sors de mon église et va chercher l’homme de ta vie. Et ne reviens que quand tu l’auras trouvé. C’est promis, vous aurez ma bénédiction. »
Agnès. – Ah !
Éliane. – Voilà ! (Elle ferme à nouveau les yeux.)
Agnès, décontenancée. – Of course ! Hum… Question suivante : comment imaginez-vous l’homme idéal ?
Éliane. – Ben… brun, avec une barbe, maigre, les yeux bleus, magnétiques… et il faut qu’il ait lu la bible. Je vérifierai.
Agnès, dubitative. – Oui… Et vous voulez avoir des enfants ?
Éliane. – Douze.
Un temps.
Agnès. – Quelle profession aimeriez-vous qu’il exerce ?
Éliane. – Charpentier.
Agnès. – Of course ! S’il est divorcé ou veuf, cela vous pose un problème ?
Éliane. – Divorcé ou veuf ? C’est impossible ! Vierge !
Agnès. – Quel âge ?
Éliane. – Trente-trois ans.
Agnès, perplexe, refermant son bloc-notes. – Parfait !
Éliane, rouvrant les yeux. – C’est fini ? Vous avez bien tout noté ?
Agnès. – Oui, j’ai tout noté, mais je suis désolée, je ne peux rien faire pour vous.
Éliane. – Comment ça ?
Agnès. – Eh bien… vous aimez… votre Seigneur, mademoiselle Godichon ?
Éliane. – Évidemment !
Agnès. – Croyez-vous qu’il en existe deux comme lui ?
Éliane. – Certainement pas !
Agnès. – Alors, je ne peux pas vous trouver sa copie conforme s’il est unique.
Un temps.
Éliane. – Ah oui ! Je n’avais pas pensé à ça. Comment faire, alors ?
Agnès. – Faites-moi confiance, j’ai fait Harvard, mademoiselle Godichon : je suis diplômée de psychologie quatrième échelon.
Éliane. – Ah oui ! Quand même !
Agnès. – J’ai déjà ma petite idée.
Éliane. – Ah bon ?
Agnès. – Je suis certaine que votre Seigneur sera enchanté.
Éliane. – Ah ! alors, je reviens demain ! Vous me le présentez ?
Agnès. – Doucement, chère mademoiselle, pas de précipitation. J’ai dans mon fichier international quelques hommes qui pourraient parfaitement vous correspondre…
Éliane. – International ?! Mais je le veux blanc ! Je ne veux pas d’un rouge ou d’un jaune ! Je le veux catholique et français !
Agnès. – Mais cela va de soi ! J’ai bien compris votre demande : nous resterons dans le classique.
Éliane. – Classique, c’est ça : classique.
Agnès, se levant et lui tendant la main. – Je vous recontacte dans deux jours. Cela vous convient ?
Éliane. – Bon, si ça ne peut pas aller plus vite…
Agnès. – Vous verrez, je vous promets le coup de foudre.
Éliane. – Qu’est-ce que c’est que ça, le coup de foudre ?
Agnès. – Eh bien… une attirance incontrôlable, mystérieuse, divine !
Éliane. – Oh là là ! Il faut que je file aux vêpres ! J’ai mon bus qui passe dans dix minutes ! (En enfilant son imperméable.) Bon, ben j’attends votre appel. Au revoir, madame ! (Elle s’éloigne, s’arrête et revient vers Agnès.) Vous ne m’avez toujours pas dit combien va me coûter cette petite plaisanterie.
Agnès. – Mais, mademoiselle, l’amour n’a pas de prix !
Éliane. – Soyez bénie, madame « Sinde » ! Je vais brûler un cierge pour votre âme. Quand je disais à mon Seigneur qu’il existe encore des gens désintéressés !
Elle sort précipitamment.
Agnès, d’une voix forte. – Attendez ! Je crois qu’il y a un malen… ten… Désintéressée ? Ben voyons !
Elle sort.
SCÈNE 2
Musique. Entre une femme pressée, attaché-case à la main. Elle jette un coup d’œil rapide à la pièce, puis se met à marcher de long en large. Elle s’impatiente. Arrive une jeune femme au style indéfinissable : mélange de jeune fille sage et d’allure baba cool. Fin de la musique.
Marie. – Ah ! enfin ! (S’approchant, main tendue.) Bonjour !
Juliette, faisant un tour sur elle-même, évaporée. – Hello !
Marie, décontenancée. – Euh… je ne vous imaginais pas comme ça. Je veux dire… vous êtes très jeune !
Juliette. – C’est une question d’esprit. Tout est une question d’esprit. Comment se porte le vôtre ?
Marie. – Je suis surbookée : j’ai rendez-vous avec le directeur général des petits pots Blédilolo dans une heure, golf avec les Duvernoy dans deux et conseil d’administration à… J’ai oublié l’heure !
Juliette. – Zen !
Marie, s’asseyant. – Allons au but !
Juliette, s’amusant. – Oui, allons au but !
Marie. – Vous ne vous asseyez pas ?
Juliette. – M’asseoir ? Il n’en est pas question ! Il faut toujours rester en position de décollage.
Marie. – Pardon ?
Juliette. – Se préparer à l’envol, au septième ciel !
Marie. – Ah oui ! Le septième ciel ! Très amusant. Vous voulez sans doute que je vous parle de moi ?
Juliette. – De vous ? Si ça vous fait plaisir…
Marie, un peu sèche. – Pas tant que ça, mais ça pourrait vous aider, non ?
Juliette. – Pas de problème, faisons connaissance ! (Elle lui désigne une chaise.) Pose-toi, ma sœur !
Un temps.
Marie, déstabilisée. – Alors voilà : je suis mariée, présidente-directrice générale des couches-culottes Petit Paquebot, deux enfants majeurs mais pas matures, avec mon mari ça fait trois. Mon mari, parlons-en, il fait très bien la cuisine et le ménage, mais il manque terriblement de sex-appeal. Et je rêve d’aventure. Tous les jours je m’imagine dans les bras d’un homme, genre un peu voyou, vous voyez ?
Juliette. – Non, pas très bien.
Marie. – Genre motard musclé, avec le chewing-gum dans la bouche, le bandana autour du cou, qui m’enlèverait sur sa grosse bécane après m’avoir dit : « Tu viens, poulette ? » (Elle glousse.) Excusez-moi, je suis folle, mais vous devez en entendre de pires, je suppose ?
Juliette. – Des horreurs ! Tous les jours ! J’aime ça ! (Avec un débit rapide.) Mais j’ai du mal à comprendre ce que je peux faire pour vous, car je n’ai pas de motard musclé dans mon carnet de relations.
Marie. – Je ne vous parle pas de votre carnet, mais de votre fichier ! (Se levant, énervée.) Vous pouvez me trouver ce genre d’homme, oui ou non ?!
Agnès, entrant. – Mais que…
Marie. – Vous ne voyez pas que nous sommes en entretien ?
Agnès. – En entretien ?
Marie. – Oui, attendez votre tour, comme tout le monde !
Agnès. – Je suis la directrice de cette agence : Mme Agnès Swindle, et j’ai rendez-vous avec Mme Volteface !
Juliette, venant à elle en lui tendant sa main à baiser. – C’est moi-même ! Hello !
Elle fait un petit tour sur elle-même et s’éloigne.
Agnès, à Marie qui est restée figée. – Vous êtes madame… ?
Marie. – Marie Mangetout !
Agnès. – Madame Mangetout ? (Un temps.) Nous avons rendez-vous demain !
Marie. – Nous sommes bien mardi ?
Agnès. – Non, lundi !
Marie, contrariée. – Ah bon ?
Juliette. – Mais oui ! Lundi, le premier jour de la semaine. Paré au décollage !
Marie, vexée. – En tout cas… c’est scandaleux ! (Désignant Juliette à Agnès.) Cette femme s’est fait passer pour vous et je lui ai raconté ma vie !
Juliette. – Mais c’est toi, ma sœur, qui avais un besoin irrépressible de répandre les miasmes de ton esprit !
Marie. – Mais pas du tout ! Je n’avais aucune envie de vous raconter…
Agnès, à Marie. – Calmez-vous, madame Mangetout ! Il s’agit d’un malentendu, je vous recevrai comme convenu demain, à quatorze heures.
Marie, très énervée. – Oui, c’est ça, à demain ! (Elle se dirige vers la sortie et se retourne. À Agnès.) Je vous souhaite bien du plaisir avec cette jeune femme, ma sœur !
Elle sort.
Juliette. – Son esprit est terriblement pollué. C’est triste, vous ne trouvez pas ?
Agnès. – Je suis désolée, je suis très en retard et j’ai peu de temps à vous accorder. Voulez-vous que je vous donne un autre rendez-vous ?
Juliette. – Ah non ! J’y suis, j’y reste !
Agnès. – Asseyez-vous, je vous en prie.
Juliette. – M’asseoir ? Il n’en est pas question. Il faut toujours rester en position de décollage.
Agnès, déroutée, ouvrant son bloc-notes. – Alors, vous m’avez dit au téléphone que vous étiez divorcée et échaudée par les hommes.
Juliette. – Quelque peu, effectivement.
Agnès. – Bien. Cependant, vous ne renoncez pas à rencontrer l’homme de vos rêves.
Juliette. – Oui, en quelque sorte.
Agnès, surprise. – C’est-à-dire ?
Juliette. – Un esprit de femme dans un corps d’homme, vous voyez ?
Agnès. – Vous pouvez m’en dire plus ?
Juliette. – Une apparence d’homme, mais avec des émois de femme.
Agnès. – Mais encore ?
Juliette. – Tous les attributs de l’homme, mais une énergie de femme.
Agnès, prenant des notes. – Résumons-nous ! Un homme qui sache tenir une maison : faire la cuisine, le repassage, les courses… qui devance vos envies et désirs, délicat, sensible, mère courage et maternel…
Juliette. – Parfaitement ! Vous avez ça en magasin ?
Agnès. – Je suis une spécialiste, madame ! J’ai été l’assistante du professeur Mac Phaluster, grand chercheur en ressorts féminins. (Reprenant ses notes.) Dans quelle tranche d’âge le situez-vous ?
Juliette. – Dans la tranche pas trop mûr mais viril. Pas trop vert mais plutôt écologique.
Agnès. – Mais encore ?
Juliette. – Je ne supporte pas la pantouflarde attitude, et je honnis la réelle réalité !
Agnès. – Si vous pouviez être un peu plus précise ?
Juliette. – Voyez-vous, je suis dans ma phase « nirvâtique » : entre terre et ciel, mais à l’orée des nuages… (Avec un débit plus rapide.) Alors, comprenons-nous bien : il est hors de question que j’affronte un deuxième tremblement de terre ! Une île déserte, ma sœur : le sable fin, les palmiers, les cacatoès, et tout le romantisme exacerbé d’un coucher de soleil sur une mer d’huile.
Un temps.
Agnès. – Of course !
Juliette. – Vous êtes mon dernier espoir !
Agnès. – Revenez dans une semaine, j’aurai trouvé la perle rare.
Juliette. – Merveilleux ! (Sortant son chéquier.) Combien pour le sauvetage ?
Agnès. – Il n’y a pas d’urgence, madame Volteface. La confiance : maître mot de cette agence. Vous me règlerez dans une semaine.
Juliette, tout en lui serrant la main énergiquement. – Porte-toi bien, ma sœur !
Elle s’éloigne.
Agnès. – Excusez-moi… Une dernière question : vous recherchez bien un homme ?
Juliette. – Un homme ? Oui, en quelque sorte.
Elle sort.
Agnès. – Ouf ! Quelle journée !
Elle sort de la pièce.
SCÈNE 3
Musique. Entre une jeune femme : jean troué, cheveux en pétard, chewing-gum dans la bouche. Elle va s’avachir sur une chaise, et se met à « textoter » sur son portable. Fin de la musique.
Agnès, entrant. – Mademoiselle Atouvent, je suppose ?
Caroline, restant assise. – Ouais, c’est ça. Salut !
Agnès. – Mme Swindle, directrice de cette agence. (Quelque peu irritée.) Mais restez assise, je vous en prie !
Caroline, en continuant de « textoter ». – Excusez-moi pour le rendez-vous de jeudi, j’ai eu un problème avec un mec, il m’a pris la tête.
Agnès, sèchement. – Et le rendez-vous de vendredi ?
Caroline. – Désolée, mais en ce moment je me cherche.
Agnès, ironique. – Vous avez déjà réussi à trouver la porte de l’agence !
Caroline. – J’ai vraiment besoin d’un coup de main parce que, avec les mecs, c’est la cata. J’en ai marre !
Agnès. – Vous êtes une jeune femme ravissante, je suis étonnée que vous ayez besoin de mes services.
Caroline. – Oh ! question drague, ce n’est pas le problème, mais je n’arrive pas à en garder un seul. Je ne comprends pas pourquoi.
Agnès. – Bien. Je vais vous poser quelques petites questions…
Caroline. – Genre interrogatoire de flic ?
Agnès. – Je ne pense pas que la police ait le temps de se préoccuper de votre bonheur.
Caroline. – Ouais, ça c’est vrai. L’année dernière, je suis sortie avec un inspecteur de police. Un beau mec. Le coup de foudre. J’ai rien capté : ça marchait super, et un soir, en boîte, il m’annonce qu’il est muté. Moi, j’étais prête à le suivre, mais il m’a chanté le refrain du flic solitaire. Et voilà ! Bye-bye !
Agnès. – Dites-moi, Caroline, dans vos rêves, comment voyez-vous l’homme de votre vie ?
Caroline. – Ben, je ne vois pas grand-chose. J’en ai eu à la pelle : de toutes les tailles et de toutes les couleurs.
Agnès. – Ne me dites pas que vous n’avez pas un idéal masculin ?
Caroline. – Ouais : mon père.
Agnès. – Votre père ?… C’est votre héros ?
Caroline. – Faut pas exagérer. En tout cas, c’est un mec qui assure.
Agnès. – Qu’est-ce qu’il assure ?
Caroline. – Ben… c’est un type vraiment béton : il est à la tête de plein d’entreprises, il voyage dans le monde entier. Il assure, quoi !
Agnès. – Et votre mère ?
Caroline, agressive. – Ma mère, elle voyage avec tous les mecs qu’elle rencontre !
Agnès. – Bien… Et l’homme de vos rêves ?
Un temps.
Caroline. – Un mec qui reste plus de six mois.
Agnès. – Êtes-vous prête à me faire confiance ?
Caroline. – Ouais, faut bien. Si vous me jurez que celui que vous allez me présenter ne va pas se tirer comme les autres.
Agnès. – Je vais mettre mon professionnalisme à votre service, afin de vous présenter l’homme de vos rêves. Après, ce sera à vous de tout faire pour le garder.
Caroline. – Je ne vais quand même pas le payer ou l’attacher au radiateur ?!
Agnès. – Écoutez, Caroline, le problème est très simple : ils vous ont quittée parce qu’ils ne vous aimaient pas. Et vous avez de la chance que ça n’ait pas duré, parce que la plupart des femmes gâchent toute leur vie avec un homme qui n’est pas l’homme qu’il leur faudrait.
Caroline. – Ouais, cool ! Et alors ?
Agnès. – Alors, je vais vous trouver un homme qui ne partira jamais acheter des cigarettes. (Caroline la regarde, perplexe.) Une autre question : jusqu’à présent, avez-vous fréquenté des hommes plus jeunes, de votre âge ou plus âgés ?
Caroline. – Ben… plutôt de mon âge.
Agnès. – Je commence à cerner le problème : un homme un peu plus âgé que vous vous conviendrait...