Le désespoir de Médée
Médée tue ses propres enfants pour se venger de Jason.
MÉDÉE
Amies, mon acte est décidé : le plus vite possible je tuerai. mes fils et m’enfuirai loin de ce pays pour ne pas, par mes lenteurs, exposer mes enfants à périr par une main plus hostile. Il faut absolument qu’ils meurent. Puisqu’il le faut, c’est moi qui les tuerai, qui les ai mis au monde. Allons! arme-toi, mon coeur! Que tardons-nous ? Reculer devant ces maux terribles, mais nécessaires! Va, ô malheureuse main, prends un glaive, prends; marche vers la barrière d’une vie de chagrins. Ne sois pas lâche. Ne te souviens pas de tes enfants, que tu les adores, que tu les as mis au monde. Allons! pour cette journée du moins, oublie tes fils : après, gémis! Car si tu les tues, pourtant ils t’étaient chers; et je serai, moi, une femme infortunée! (Elle rentre dans le palais.)
LE CHŒUR
Strophe I. – Ah! Terre! Rayon éclatant du Soleil! Regardez, voyez cette femme funeste avant qu’elle n’ait porté une main meurtrière sur ses enfants et immolé son propre sang. De la race d’or ils sont la descendance; que le sang d’un dieu tombe sous les coups des hommes, c’est chose terrible! Ah! Lumière née de Zeus, retiens-la, arrête-la, chasse de la maison une malheureuse et meurtrière Erinys envoyée par des dieux vengeurs.
Antistrophe II. — Vaines se sont perdues les peines de ton enfantement; en vain tu as donc mis au monde une postérité chérie, 6 toi qui as quitté des Symplégades les roches azurées, la passe inhospitalière! Malheureuse! Pour-quoi une lourde colère s’abat-elle sur ton âme ? Pourquoi à ta tendresse fait place une haine meurtrière ? Funeste est pour les mortels la souillure d’un meurtre domestique. Elle éveille contre les meurtriers de leur famille, par la volonté des dieux, des douleurs proportionnées au crime qui s’abattent sur leurs maisons.
LES ENFANTS (de l’intérieur) Hélas!
LE CHOEUR
Strophe II. — Entends-tu le cri ? Entends-tu les enfants ? Ah! malheureuse! femme infortunée!
UN DES ENFANTS
Hélas ! Que faire ? Où fuir les mains d’une mère ?
L’AUTRE ENFANT
Je ne sais; frère chéri, nous sommes perdus.
LE CHŒUR
Dois-je entrer dans le palais, soustraire au meurtre les enfants? Je le crois.
UN DES ENFANTS
Oui, au nom des dieux, sauvez-nous. Hâtez-vous.
L’AUTRE ENFANT
Car nous sommes près du filet, sous le glaive. (Silence. Les enfants sont morts.)
LE CHOEUR
Malheureuse! Tu avais donc un cœur de roc ou de fer, pour tuer de ta fatale main tes enfants, le fruit de tes entrailles!
Antistrophe II. — Une seule femme, m’a-t-on dit, une seule, avant toi a porté la main sur ses enfants chéris…… Inô, frappée de démence par les dieux, lorsque l’épouse de Zeus l’eut chassée de sa demeure, errante.- Elle se lança, la malheureuse! dans la mer, pour tuer ses enfants, meurtre impie…— … ayant bondi du haut du promontoire marin, elle partagea la mort avec ses deux fils.
— Que pourrait-il arriver encore d’horrible ? O union conjugale, si féconde en épreuves, que de maux déjà tu as causés aux humains!
(Jason entre, bouleversé.)
JASON
Femmes, qui vous tenez ici près du palais, est-elle encore dans la maison, Médée qui a commis ces horribles crimes, ou s’est-elle éloignée en fuyant ? Car il faut qu’elle se cache sous la terre ou qu’elle s’élève sur des ailes dans les profondeurs de l’éther si elle ne veut pas payer sa dette à la maison royale. Croit-elle qu’après avoir tué les souverains du pays, impunément elle s’enfuira de ce palais ? Mais je me soucie moins d’elle que des enfants. Elle, ses victimes lui vaudront le mal qu’elle leur a fait. C’est la vie de mes enfants que je suis venu sauver : je crains que les parents de Créon ne leur fassent du mal et ne, vengent le meurtre impie de leur mère.
LA CORYPHÉE
Infortuné! Tu ne sais pas l’étendue de tes malheurs, Jason; sinon, tu n’aurais pas tenu ce langage.
JASON
Qu’y a-t-il ? Veut-elle me tuer moi aussi ?
LA CORYPHÉE
Tes fils sont morts de la main de leur mère.
JASON
Malheur! Que me dis-tu ? Ah! quel coup mortel pour moi, femme!
LA CORYPHÉE
Oui, tes enfants ne sont plus, sache-le bien.
JASON
Où les a-t-elle tués ? Dans le palais ? ou dehors ?
LA CORYPHÉE
Ouvre les portes : tu verras tes enfants égorgés.
JASON (à des esclaves)
Tirez les verrous, serviteurs. Vite! Faites sauter les gonds, pour que je voie mon double malheur; eux qui sont morts, et elle (dans un rugissement) que je châtierai.(Médée apparaît sur un char traîné par des dragons ailés, ses enfants à ses pieds.)
MÉDÉE
Pourquoi ébranles-tu et forces-tu ces portes ? Pour chercher les morts et moi qui les ai fait périr ? Épargnetoi cette peine : si tu as besoin de moi, dis ce que tu veux. (Jason s’élance pour l’atteindre.) Ta main ne me touchera jamais. Voilà le char que le Soleil, père de mon père, m’a donné comme rempart contre une main ennemie.
JASON
O monstre! ô femme odieuse entre toutes aux dieux, à moi, et à la race entière des hommes ! Quoi ! sur tes enfants tu as osé porter le glaive, après les avoir mis au monde, pour me faire périr en m’enlevant mes fils! Et après ce forfait tu regardes le Soleil et la Terre, quand tu as osé le crime le plus impie! Puisses-tu périr! Pour moi, aujourd’hui je suis sensé, mais j’étais insensé quand de ta demeure et d’un pays barbare je t’ai emmenée en Grèce à mon foyer, horrible fléau, traîtresse à ton père et à la terre qui t’avait nourrie. Ton génie vengeur, c’est contre moi que l’ont lancé les dieux, car tu avais tué ton frère à ton foyer quand tu montas sur le navire Argo à la belle proue. C’est par là que tu as commencé. Devenue ma femme et après m’avoir donné des enfants, par jalousie tu les as fait périr. Il n’est pas de femme grecque qui eût jamais osé un tel crime et pourtant avant elles je t’ai choisie pour épouse, — alliance odieuse et funeste pour moi ! — toi, une lionne, non une femme, nature plus sauvage que la Tyrrhénienne Scylla. Mais assez, car toi mille outrages ne pourraient te mordre, telle est l’impudence de ta nature. Va-t’en, ouvrière de hontes, souillée du sang de tes enfants! Pour moi, il ne me reste qu’à pleurer mon sort : de mon nouvel hymen je ne jouirai pas et mes fils que j’avais engendrés et élevés je ne pourrai plus leur adresser la parole vivants : je les ai perdus.
MÉDÉE
Je me serais longuement étendue à répondre à tes paroles si Zeus mon père ne savait les services que je t’ai rendus et ce que tu m’as fait. Allons! tu n’allais pas, après avoir outragé ma couche, mener agréable vie à te rire de moi avec la princesse et celui qui te l’avait donnée pour femme, Créon, impunément me chasser de ce pays! Après cela, appelle-moi, si tu veux, lionne ou Scylla, qui habite le sol tyrrhénien : comme tu le mérites, à mon tour je t’ai blessé au coeur.
JASON
Toi aussi tu souffres et partages mes malheurs.
MÉDÉE
Sache-le bien : ma douleur est un avantage, si de moi tu ne te ris pas.
JASON
O mes enfants, quelle mère criminelle vous avez eue!
MÉDÉE
O mes fils, comme vous a perdus la perfidie d’un père!
JASON
Non, ce n’est pas ma main qui les a fait périr.
MÉDÉE
C’est ton outrage et ton nouvel hymen.
JASON
C’est pour ta couche que tu as accepté de les tuer.
MÉDÉE
Crois-tu que ce soit pour une femme un léger malheur ?
JASON
Oui, si elle est sage; mais pour toi tout devient offense.
MÉDÉE (montrant le corps des enfants)Ils ne vivent plus : voilà qui te mordra le coeur.
JASON
Ils vivent : cruels vengeurs, pour ta tète.
MÉDÉE
Les dieux connaissent le premier auteur de leur malheur.
JASON
Ils connaissent donc ton âme abominable.
MÉDÉE
Hais. Je déteste ton odieux entretien.
JASON
Et moi le tien : la séparation est aisée.
MÉDÉE
Comment donc ? Qu’ai-je à faire ? Je la désire vivement moi aussi.
JASON
Laisse-moi ensevelir ces morts et les pleurer.
MÉDÉE
Non certes : c’est moi qui de ma main les ensevelirai. Je les porterai au sanctuaire d’Héra, la déesse d’Acraea, pour qu’aucun de mes ennemis ne les outrage en boule-versant leurs tombes. Et sur cette terre de Sisyphe nous instituerons à jamais une fête solennelle et des cérémonies, en expiation de ce meurtre impie. Pour moi, je vais sur le territoire d’Erechthée vivre avec Égée, fils de Pandion. Toi, comme il convient, tu mourras, misérable! misérablement, frappé à la tête par un débris d’Argo, et tu auras vu les amers résultats de ton nouvel hymen.
JASON
Ah! puissent te faire périr l’Erinys de tes enfants et la Justice vengeresse du meurtre!
MÉDÉE
Qui donc t’écoute, dieu ou génie, toi le parjure et l’hôte perfide ?
JASON
Hélas! hélas! Femme infâme! Infanticide!
MÉDÉE
Va-t’en au palais ensevelir ton épouse.
JASON
J’y vais, privé de mes deux enfants.
MÉDÉE
Ce n’est encore rien que tes pleurs : attends la vieillesse.
JASON
O mes enfants adorés !
MÉDÉE De leur mère, oui, de toi, non.
JASON
Pourquoi les as-tu tués ?
MÉDÉE Pour faire ton malheur.
JASON
Hélas! Je veux embrasser les lèvres chéries de mes fils, malheureux que je suis!
MÉDÉE
Maintenant tu leur parles, maintenant tu les chéris; tout à l’heure tu les repoussais.
JASON
Laisse-moi, au nom des dieux, toucher la douce peau de mes enfants.
MÉDÉE
Impossible. C’est jeter en vain tes paroles au vent. (Le char disparaît.)
JASON
Zeus, tu entends comme on me repousse, comme me traite cette femme abominable qui a tué ses enfants, cette lionne. Ah! puisque c’est tout ce qui m’est permis et possible, je pleure mes fils et j’en appelle aux dieux, les prenant à témoin qu’après avoir tué mes enfants tu m’empêches de toucher et d’ensevelir leurs corps de mes mains. Plût aux dieux que je ne les eusse pas engendrés pour les voir égorgés par toi! (Il sort.)
LA CORYPHÉE
De maints événements Zeus est le dispensateur dans l’Olympe. Maintes choses contre notre espérance sont accomplies par les dieux. Celles que nous attendions ne se réalisent pas; celles que nous n’attendions pas, un dieu leur fraye la voie. Tel a été le dénouement de ce drame.