Le repas de fiançailles d’un avare
Harpagon prépare un repas de fiançailles où il ne veut rien dépenser : le contraste entre l’occasion festive et son avarice est hilarant.
HARPAGON.
Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à
souper.
MAÎTRE JACQUES.
Grande merveille !
HARPAGON.
Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère ?
MAÎTRE JACQUES.
Oui, si vous me donnez bien de l’argent.
HARPAGON.
Que diable, toujours de l’argent ! Il semble qu’ils n’aient
autre chose à dire, de l’argent, de l’argent, de l’argent.
Ah ! Ils n’ont que ce mot à la bouche : de l’argent.
Toujours parler d’argent. Voilà leur épée de chevet, de
l’argent.
VALÈRE.
Je n’ai jamais vu de réponse plus impertinente que
celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne
chère avec bien de l’argent. C’est une chose la plus aisée
du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fît bien
autant : mais pour agir en habile homme, il faut parler de
faire bonne chère avec peu d’argent.
MAÎTRE JACQUES.
Bonne chère avec peu d’argent !
VALÈRE.
Oui.
MAÎTRE JACQUES.
Factoton : Celui qui se mêle, qui
s’ingère de tout dans une maison. Il est
du style familier, et ne se dit guère
qu’en dénigrement.
Par ma foi, Monsieur l’Intendant, vous nous obligerez de
nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de
cuisinier : aussi bien vous mêlez-vous céans d’être le
factoton.
HARPAGON.
Taisez-vous. Qu’est-ce qu’il nous faudra ?
MAÎTRE JACQUES.
Voilà Monsieur votre intendant, qui vous fera bonne
chère pour peu d’argent.
HARPAGON.
Haye ! Je veux que tu me répondes.
MAÎTRE JACQUES.
Combien serez-vous de gens à table ?
HARPAGON.
Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit.
Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.
VALÈRE.
Cela s’entend.
MAÎTRE JACQUES.
Hé bien ! Il faudra quatre grands potages, et cinq
assiettes. Potages… Entrées…
HARPAGON.
Que diable, voilà pour traiter toute une ville entière.
MAÎTRE JACQUES.
Rôt…
HARPAGON, en lui mettant la main sur la bouche.
Ah traître, tu manges tout mon bien.
MAÎTRE JACQUES.
Entremets…
HARPAGON.
Encore ?
VALÈRE.
Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le
monde ? Et Monsieur a-t-il invité des gens pour les
assassiner à force de mangeaille ? Allez-vous-en lire un
peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins
s’il y a rien de plus préjudiciable à l’homme que de
manger avec excès.
HARPAGON.
Il a raison.
VALÈRE.
Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est
un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes ;
que pour se bien montrer ami de ceux que l’on invite, il
faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne ; et
que, suivant le dire d’un ancien, « il faut manger pour
vivre, et non pas vivre pour manger ».
HARPAGON.
Ah que cela est bien dit ! Approche, que je t’embrasse
pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie
entendue de ma vie. « Il faut vivre pour manger, et non
pas manger pour vi… » Non, ce n’est pas cela. Comment
est-ce que tu dis ?
VALÈRE.
« Qu’il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour
manger. »
HARPAGON.
Oui. Entends-tu ? Qui est le grand homme qui a dit cela ? Citation attribuée à Socrate.
VALÈRE.
Je ne me souviens pas maintenant de son nom.
HARPAGON.
Souviens-toi de m’écrire ces mots : je les veux faire
graver en lettres d’or sur la cheminée de ma salle.
VALÈRE.
Je n’y manquerai pas. Et pour votre soupé, vous n’avez
qu’à me laisser faire : je réglerai tout cela comme il faut.
HARPAGON.
Fais donc.
MAÎTRE JACQUES.
Tant mieux, j’en aurai moins de peine.
HARPAGON.
Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui
rassasient d’abord : quelque bon haricot bien gras, avec
quelque pâté en pot bien garni de marrons.
VALÈRE.
Reposez-vous sur moi.
HARPAGON.
Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon
carrosse.
MAÎTRE JACQUES.
Attendez. Ceci s’adresse au cocher.
Il remet sa casaque.
Vous dites…
HARPAGON.
Qu’il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux
tous prêts pour conduire à la Foire…
MAÎTRE JACQUES.
Vos chevaux, Monsieur ? Ma foi, ils ne sont point du tout
en état de marcher : je ne vous dirai point qu’ils sont sur
la litière, les pauvres bêtes n’en ont point, et ce serait fort
mal parler : mais vous leur faites observer des jeûnes si
austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des
fantômes ; des façons de chevaux.
HARPAGON.
Les voilà bien malades, ils ne font rien.
MAÎTRE JACQUES.
Et pour ne faire rien, Monsieur, est-ce qu’il ne faut rien
manger ? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres
animaux ; de travailler beaucoup, de manger de même.
Cela me fend le coeur, de les voir ainsi exténués ; car
enfin j’ai une tendresse pour mes chevaux, qu’il me
semble que c’est moi-même, quand je les vois pâtir ; je
m’ôte tous les jours pour eux les choses de la bouche ; et
c’est être, Monsieur, d’un naturel trop dur, que de n’avoir
nulle pitié de son prochain.
HARPAGON.
Le travail ne sera pas grand, d’aller jusqu’à la Foire.
MAÎTRE JACQUES.
Non, Monsieur, je n’ai pas le courage de les mener, et je
ferais conscience de leur donner des coups de fouet, en
l’état où ils sont. Comment voudriez-vous qu’ils
traînassent un carrosse, qu’ils ne peuvent pas se traîner
eux-mêmes ?
VALÈRE.
Monsieur, j’obligerai le voisin le Picard, à se charger de
les conduire ; aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour
apprêter le soupé.
MAÎTRE JACQUES.
Soit. J’aime mieux encore qu’ils meurent sous la main
d’un autre que sous la mienne.
VALÈRE.
Maître Jacques fait bien le raisonnable.
MAÎTRE JACQUES.
Nécessaire : Le “nécessaire” est la
personne qui fait l’empresser sans
qu’on le lui demande.
Monsieur l’Intendant fait bien le nécessaire.
HARPAGON.
Paix.
MAÎTRE JACQUES.
Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs ; et je vois
que ce qu’il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le
pain et le vin, le bois, le sel, et la chandelle, ne sont rien
que pour vous gratter, et vous faire sa cour. J’enrage de
cela, et je suis fâché tous les jours d’entendre ce qu’on dit
de vous ; car enfin je me sens pour vous de la tendresse,
en dépit que j’en aie ; et après mes chevaux, vous êtes la
personne que j’aime le plus.
HARPAGON.
Pourrais-je savoir de vous, maître Jacques, ce que l’on dit
de moi ?
MAÎTRE JACQUES.
Oui, Monsieur, si j’étais assuré que cela ne vous fâchât
point.
HARPAGON.
Non, en aucune façon.
MAÎTRE JACQUES.
Pardonnez-moi : je sais fort bien que je vous mettrais en
colère.
HARPAGON.
Point du tout ; au contraire, c’est me faire plaisir, et je
suis bien aise d’apprendre comme on parle de moi.
MAÎTRE JACQUES.
Lésine : Épargne sordide jusque dans
les moindres choses. [L]
Vigile : Dans l’Église catholique, veille
ou autre jour qui précède une
solennité, et pendant lequel on observe
l’abstinence et le jeûne. [L]
Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai
franchement qu’on se moque partout de vous ; qu’on nous
jette de tous côtés cent brocards à votre sujet ; et que l’on
n’est point plus ravi que de vous tenir au cul et aux
chausses, et de faire sans cesse des contes de votre lésine.
L’un dit que vous faites imprimer des almanachs
particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps et les
vigiles, afin de profiter des jeûnes où vous obligez votre
monde. L’autre, que vous avez toujours une querelle toute
prête à faire à vos valets dans le temps des Étrennes, ou
de leur sortie d’avec vous, pour vous trouver une raison
de ne leur donner rien. Celui-là conte qu’une fois vous
fîtes assigner le chat d’un de vos voisins, pour vous avoir
mangé un reste d’un gigot de mouton. Celui-ci, que l’on
vous surprit une nuit, en venant dérober vous-même
l’avoine de vos chevaux ; et que votre cocher, qui était
celui d’avant moi, vous donna dans l’obscurité je ne sais
combien de coups de bâton, dont vous ne voulûtes rien
dire. Enfin voulez-vous que je vous dise, on ne saurait
aller nulle-part où l’on ne vous entende accommoder de
toutes pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le
monde, et jamais on ne parle de vous, que sous les noms
d’avare, de ladre, de vilain et de fesse-mathieu.
HARPAGON, en le battant.
Vous êtes un sot, un maraud, un coquin, et un impudent.
MAÎTRE JACQUES.
Hé bien, ne l’avais-je pas deviné ? Vous ne m’avez pas
voulu croire : je vous l’avais bien dit que je vous
fâcherais de vous dire la vérité.
HARPAGON.
Apprenez à parler.