Franz Werfel
Jacobovski
et le Colonel
(Jacobowsky und der Oberst)
Traduit de l’allemand (Autriche) par
Hélène Mauler et René Zahnd
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages de la comédie
Jacobovski
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Le Colonel Tadeusz Boleslav Stjerbinski
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Marianne
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Szabuniewicz
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Le Monsieur tragique
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L’Immortel (membre de l’Académie française)
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Madame Bouffier, patronne de l’hôtel « Mon Repos et de la Rose »*
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Ginette, gouvernante de Marianne
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Salomon, concierge de l’hôtel « Mon Repos et de la Rose »*
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La Vieille dame d’Arras
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Clémentine
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La Fillette
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La Personne de petite vertu
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Le Chauffeur d’une riche maison parisienne
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Clairon, patron du café « Au Père Clairon »* à Saint-Jean-de-Luz
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Le Brigadier de la Sûreté* de Saint-Cyrill
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Le Commissaire spécial de la police* à Saint-Jean-de-Luz
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Un Lieutenant de l’armée allemande
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Un Touriste de la Gestapo
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Le Joueur de dés
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Le Juif éternel
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Saint François
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Le Mort
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Des clients de l’hôtel, des clients du café à Saint-Jean-de-Luz, un veuf avec deux jeunes enfants, des soldats allemands, des policiers français.
L’action de la comédie se situe au mois de juin 1940 entre Paris et la côte atlantique française.
Première partie du premier acte
La buanderie de l’hôtel « Mon Repos et de la Rose »*. Celle-ci sert d’abri antiaérien. — Au lever du rideau et de prime abord, on ne peut écarter tout à fait la crainte de devoir assister à un drame pathétique, déplaisant et abscons, car la scène baigne dans une lumière d’un bleu magique, d’où émergent dans une torpeur spectrale quelques silhouettes humaines assises immobiles sur des bancs de bois placés le long des murs. Pour couronner le tout, la voix sépulcrale et lugubre d’un dieu grec annonciateur de malheur retentit au-dessus des spectres éclairés de bleu. — Mais par bonheur, il apparaît aussitôt que la voix n’est pas celle d’un deus ex machina parlant du haut des nuages, mais celle d’un président du Conseil français à la radio, qu’en outre la lumière magique émane de quelques ampoules nues que l’on a peintes en bleu conformément aux instructions de la défense antiaérienne française, et qu’enfin les silhouettes immobiles n’ont pas de signification symbolique, mais sont les clients d’un hôtel que l’attaque nocturne sur Paris a tirés du lit à une heure du matin pour les rassembler dans cette buanderie.
Voix du Président du conseil Reynaud. — La situation est grave, mais pas désespérée*... Sur la Somme, nos vaillantes troupes défendent chaque pouce du territoire national avec la plus grande bravoure. Mais la supériorité de l’ennemi en hommes et en matériel est telle qu’il faut s’attendre à...
La radio se tait d’un coup avec un hoquet d’effroi. On ne distingue pas encore clairement les silhouettes des personnes présentes.
Voix du Monsieur tragique. — Chez nous, on ne peut même plus compter sur l’amateurisme. Maintenant ils coupent vraiment la radio, comme prescrit en cas d’attaques aériennes...
Voix d’un petit garçon. — Qui c’est qui parlait à la radio ?
Voix du Monsieur tragique. — Le petit homme d’un grand moment, mon fils ! Il parle depuis Bordeaux et il a la voix sépulcrale qui convient : « La situation est grave »*. Le président du Conseil Reynaud.
La Vieille dame d’Arras, d’une voix creuse et plaintive de chat-huant. — Comment ?! C’était Monsieur Reynaud* en personne, mon Dieu, mon Dieu ! Monsieur Reynaud* est très à gauche. Tous ces messieurs sont très à gauche. Monsieur Léon Blum* ne tolère pas que l’on travaille plus de quarante heures par semaine. D’après ma fille. Ma fille est professeure au Lycée Jean Bodel*. Voilà le résultat ! La dernière guerre, je l’ai comprise. Cette guerre, je ne la comprends pas. à quoi bon mourir pour Danzig, demande tous les jours ma fille. Seules les personnes instruites savent où se trouve Danzig... Sainte Mère de Dieu, c’était une bombe ? ...
Le Monsieur tragique. — Ce ne sont pas des bombes, Madame*, ce sont les batteries de défense près de la gare Saint-Lazare. Un miracle, que ces batteries n’aient pas été volées par un de nos ministres et vendues aux boches*...
La Vieille dame d’Arras. — Oui, oui, Monsieur* ! Ma fille dit toujours, la démocratie, c’est quand les politiciens font de bonnes affaires et les hommes d’affaires de la mauvaise politique...
Le Monsieur tragique. — La démocratie, très chère, elle est comme la vie elle-même : la corruption des uns divisée par la corruption des autres !
Voix de la Fillette, étouffée. — Poussez-vous... C’est quand même...
Voix masculine. — Que se passe-t-il ?
Voix de la Fillette, embêtée. — Ben j’ai perdu mon porte-bonheur... Un joli petit éléphant en ivoire avec une petite tour dessus et un tout petit maharadja...
Quelques clients allument leurs lampes de poche pour chercher l’éléphant par terre.
Le Monsieur tragique. — Évitez ça, je vous en prie, mesdames et messieurs ! Ce n’est pas un abri à l’épreuve des bombes, ici, mais juste la buanderie de notre bon vieil hôtel miteux « Mon Repos et de la Rose »*. Là-bas les lucarnes donnent sur la rue, et les rideaux ne sont pas opaques. Et notre chef d’îlot* est un âne...
Voix masculine. — Non ! Un chien galeux ! Comme il a gueulé à la dernière alerte !
Le Monsieur tragique. — Il serait assez idiot pour croire que quelqu’un parmi nous envoie des signaux cachés aux avions allemands...
La Vieille dame d’Arras. — Et si ça arrivait vraiment ? Il y a tellement d’étrangers qui habitent dans cette maison... (Dans un cri étouffé :) Mais là, sûr que c’était une bombe...
Le Monsieur tragique. — De nouveau les batteries de défense. Ma bonne dame, vous êtes comme une turbine qui produirait de la panique... Voilà Madame Bouffier*, et elle nous apporte même un peu de lumière...
Madame Bouffier*, la patronne de l’hôtel, arrive avec une lanterne sourde. C’est une grosse femme dans la cinquantaine, aux cheveux teints en rouge flamboyant. Elle est suivie de Salomon, le concierge de l’hôtel, un jeune homme très petit, mélancolique, un peu difforme. — à présent, on distingue dans la maigre lumière la pièce nue avec les bancs le long des murs et quelques chaises sur lesquelles sont assis les clients de l’hôtel, frigorifiés, la plupart en tenue de nuit sous leurs manteaux.
Madame Bouffier. — Contrôlez les rideaux, Salomon, pour que nous n’ayons pas d’ennuis avec le chef d’îlot* comme hier...
Salomon. — Très bien, Madame Bouffier*...
Il dresse une échelle vers les lucarnes haut placées et vérifie que les rideaux bleus sont bien fermés. Sous son manteau de ville élimé, la Vieille dame d’Arras porte une chemise de nuit dans le style du siècle passé. à côté d’elle est assise Clémentine, sa petite-fille, une gamine de quatorze ans aux yeux gourmands, vêtue d’une chemise de nuit du même style.
La Vieille dame d’Arras. — Combien de temps va durer l’alerte aujourd’hui ? C’est notre septième nuit sans dormir. Et j’ai déjà soixante-treize ans et la petite à peine quatorze...
Le Monsieur tragique. — La France a trop dormi et dans trop de confort, Madame*, et maintenant elle meurt...
à ces mots, il se lève, un homme grand, vêtu de sombre, dans un manteau à la Havelock. Avec son front arrondi encadré de cheveux blancs, il rappelle ces boulevardiers* que l’on rencontre ici ou là devant les caisses des bouquinistes du Quai Voltaire*. D’ailleurs les poches de son manteau sont pleines de livres.
La Vieille dame d’Arras. — Qu’il m’ait encore fallu vivre ça. Vous savez, je viens de province, d’Arras... C’était un splendide matin de mai, et nous ne savions rien, absolument rien ! Je dis à ma fille : les œufs ont augmenté. Et ma fille dit, cette guerre est le plus grand crime de l’histoire mondiale. C’est que ma fille enseigne la géographie et l’histoire mondiale... Elle se met à sangloter. Prête-moi ton mouchoir, Clémentine ma petite*...
Clémentine. — Tiens, grand-maman...
Salomon, en descendant de l’échelle. — C’est en ordre, Madame Bouffier* ! Aujourd’hui il sera obligé de la fermer, le chef d’îlot*...
La Vieille dame d’Arras. — La pauvre est peut-être déjà orpheline... Son père, mon fils, est sous-lieutenant dans l’artillerie de forteresse sur la ligne Maginot... Pas vrai, Clémentine ?
Clémentine. — Oui, grand-maman...
Madame Bouffier, coupant court au lamento de la Vieille dame. — Je n’ai pas entendu le discours du président du Conseil. Qu’a dit Monsieur Reynaud* ?
Szabuniewicz, le Polonais somnolent, un homme athlétique à cou de taureau qui, appuyé au mur, semblait dormir, entrouvre les yeux. Son accent slave prononcé éveille immédiatement l’attention.
Szabuniewicz. — Le monsieur a dit : « La situation est grave, mais pas désespérée ». Peut-être aussi que le monsieur a dit le contraire : « La situation est désespérée, mais pas grave ». Je suis en France depuis pas mal de temps. Mais une langue étrangère est toujours plus facile à parler qu’à comprendre...
Madame Bouffier, joignant les mains. — Que Dieu inspire nos généraux : le Maréchal Pétain* et le Général Weygand* !
Le Monsieur tragique. — Des vieillards pareils, Madame*, Dieu n’a pas pour habitude de les inspirer beaucoup...
Szabuniewicz, tendant son porte-bonheur à la Fillette à côté de lui, sans ouvrir les yeux. — Voilà votre éléphant, Mademoiselle*...
La Fillette. — Ah ! Comment vous l’avez trouvé, Monsieur* ? Pourtant vous dormiez.
Szabuniewicz. — Szabuniewicz est un gars qui trouve tout en dormant, dit le Colonel...
Il bâille et se rendort.
La Vieille dame d’Arras. — Mais aidez ma pauvre tête à comprendre ! Donc... Donc il est possible que les Allemands gagnent... Mon Dieu, mon Dieu...
Le Monsieur tragique. — Le vieux bon Dieu ne les en empêchera pas, Madame*, et le vieux bon Pétain encore moins. Je crains que ces deux personnalités mûres et vénérables appartiennent à la cinquième colonne...
Madame Bouffier. — Stop, mes amis, c’est du défaitisme à l’état pur ! Je suis le chef de cette maison. Vous devez m’obéir comme les passagers d’un bateau à leur capitaine ! En tant que capitaine je ne tolère aucun défaitisme. Les Allemands sont encore à cent lieues de Paris. Il peut y avoir un miracle, comme il y en a eu un en ١٩١٤, lorsque les boches* étaient bien plus près qu’aujourd’hui et que Dieu a inspiré au Général Gallieni l’idée de lancer contre l’ennemi tous les taxis de Paris chargés de troupes. Croyons aux miracles ! à l’époque, nous avons tremblé comme aujourd’hui et nous avons été sauvés. Alors un peu de confiance et d’entrain, si je peux me permettre ! J’ai toujours considéré mes clients comme ma famille... (Au Concierge :) Cher Salomon, allez donc chercher le gramophone du salon...
La Fillette. — Oui, cher Salomon, le gramophone du salon ! Et le nouveau disque de Chevalier...
Le Monsieur tragique, gémissant. — Manquait plus que ça ! Ce gigolo enroué m’insupporte même sans la mélodie des bombes !
Salomon. — Alors peut-être un peu de musique classique ?
La Fillette. — Surtout pas de musique classique, Salomon ! C’est affreusement long la musique classique, même quand c’est court...
Salomon. — Alors peut-être un peu de jazz ?
Le Monsieur tragique. — Dans ce cas je vous tuerais, Salomon, et n’importe quel tribunal français m’acquitterait !
Salomon. — Alors peut-être... (Haussant les épaules :) Comment faire plaisir aux gens dans ce bas monde ?
Il s’apprête à partir.
Madame Bouffier. — Attendez, Salomon ! (Elle compte les têtes avec un regard de général en chef.) Il me manque quelqu’un. Quelqu’un est resté au lit, on dirait. C’est d’une inconscience folle ! Si le chef d’îlot* s’en rend compte ! S’il arrive un malheur ! Je me sens responsable de la famille que forment mes clients... J’y suis ! Monsieur Jacobovski est absent. Monsieur Jacobovski nous a une fois de plus faussé compagnie, cette chère âme inconsciente...
Le Monsieur tragique. — Vous semblez vous sentir particulièrement responsable de ce Monsieur Jacobovski, dame Bouffier...
Madame Bouffier. — Et comment. Il est d’une nature solaire. Et je préfère les natures solaires à tous ceux qui broient du noir.
Le Monsieur tragique. — Ces propos sont dirigés contre moi. Moi qui depuis vingt ans ai choisi votre petit hôtel comme quartier général de ma vie d’errance...
Madame Bouffier. — Monsieur Jacobovski, lui, n’a choisi mon petit hôtel comme quartier général que depuis deux ans, mais il n’a jamais eu de retard sur aucune facture hebdomadaire. Au contraire ! Il se trompe souvent en sa défaveur ! Quel miracle ! Un homme qui n’est pas un égoïste ! (à Salomon :) Montez et sortez-le du lit !
Jacobovski, qui est entré à l’improviste. — Inutile, Madame Bouffier*... Vous n’avez pas besoin de vous fatiguer, mon cher Salomon... J’ai juste été faire un petit tour dans la rue Royale*...
Jacobovski est un homme trapu d’âge mûr, au visage rond et rose, avec de beaux yeux à longs cils. D’une coquetterie méticuleuse, il porte un cutaway un peu démodé, bordé de soie. Il se distingue, à l’image de ce vêtement, par une attitude courtoise voire souvent solennelle. Son langage est réfléchi, d’une perfection formelle qui peut friser parfois la préciosité. Il parle en quelque sorte « comme un livre ». Parfois seulement, le magma de la nervosité transparaît sous ses phrases ciselées et l’on comprend alors que le maintien de cet homme est un pied de nez au destin.
Madame Bouffier, levant les bras au ciel. — Dans la rue Royale* ? Et ça pendant un bombardement ? Si la police vous était tombée dessus, ou le chef d’îlot*, ce gredin, ou même une bombe, une maison qui s’écroule...
La Fillette, observant Jacobovski avec malice. — C’est que Monsieur Jacobovski est très courageux !
Jacobovski. — Pas pour un sou, ma petite demoiselle ! Le courage repose sur l’incapacité de se transposer dans l’âme de son adversaire. Les plus courageux sont les nourrissons, car ils vont jusqu’à mettre la main dans le feu. Moi, j’évalue simplement le danger avec lucidité !
Le Monsieur tragique, hargneux. — Vous croyez peut-être que la bombe qui pourrait vous toucher n’est pas encore fabriquée... Elle est fabriquée, Monsieur, chez Krupp ou chez Skoda !
Jacobovski. — Je crois à la théorie des probabilités, Monsieur, car je suis un amoureux des mathématiques et de la logique. Pourquoi, me dis-je, pourquoi parmi quatre millions de Parisiens devrais-je moi, S. L. Jacobovski, être victime d’une bombe ? La fraction mathématique correspondant à cette probabilité est quand même infinitésimale...
Madame Bouffier. — Qu’avez-vous à faire dans la rue Royale*, par tous les saints, quand il pleut des bombes ?
Jacobovski. — J’ai pensé que ces dames auraient plaisir à savourer quelques marrons glacés*. Les dames souffrent davantage des événements éprouvants de ces dernières semaines. La nuit est longue, et les marrons glacés* sont tout frais... (Il en offre à la ronde aux personnes de sexe féminin.) Servez-vous, ne vous gênez pas. J’ai une excellente source dans la rue Royale*, qui reste ouverte pour moi même la nuit...
Madame Bouffier. — Eh bien vous voyez, mesdames et messieurs, j’avais raison, non ? Toujours à penser aux autres...
Jacobovski, l’interrompant, agacé. — Vous me surestimez, Madame Bouffier*. Naturellement, j’aimerais que tout le monde se sente bien, mais dans le seul but de pouvoir moi-même me sentir bien.
Madame Bouffier. — Oh, pourquoi faut-il que les meilleurs maris restent célibataires ! Vous devriez vous marier !
Jacobovski. — Non, ce n’est rien pour moi ! Je suis un troubadour. La beauté des dames me bouleverse et me serre le cœur...
La Fillette. — Vous mourrez seul !
Jacobovski. — Ne t’inquiète pas, ma belle enfant ! De nos jours, on trouve partout la plus fastueuse occasion de mourir en grande compagnie... N’hésitez pas à vous servir, ces messieurs aussi, les réserves ne manquent pas... (à la Vieille dame d’Arras :) Madame*, je vous en prie...
La Vieille dame d’Arras. — Oh, merci, Monsieur*, merci ! Je me permets. Les friandises consolent dans le malheur. Le monsieur t’invite à te servir, Clémentine. Tu peux prendre un marron glacé*...
Jacobovski. — Deux, Mademoiselle*, prenez-en tranquillement deux...
La Vieille dame d’Arras. — Parce que vous devez le savoir, nous avons pris la fuite, à toutes jambes. Je suis veuve et originaire d’Arras. J’ai tout laissé derrière moi, y compris Madame la Professeure, ma fille. Elle a dit : je reste à mon poste, quand Hitler sera là... Seigneur, prendre la fuite, la fuite, moi, une Française, qui aurait pu imaginer ?! Prête-moi ton mouchoir, Clémentine...
Clémentine. — Tiens, grand-maman...
Dans l’intervalle, Salomon a apporté un gramophone et il met la valse de Strauss « Mein Lebenslauf ist Lieb und Lust ».
La Vieille dame d’Arras, sanglotant dans son coin. — Pris la fuite en France, la fuite...
Jacobovski s’assied aimablement à côté de la Vieille dame et de Clémentine. Son récit est accompagné par la valse de Strauss ainsi que par les rafales de tirs d’artillerie et les explosions de bombes à l’extérieur, qui se rapprochent. Il est interrompu par les exclamations de quelques clients, qui ont commencé à jouer aux cartes.
Jacobovski. — Peut-être, Madame*, serez-vous rassurée d’apprendre que ma modeste personne a déjà pris la fuite quatre fois dans sa vie, grosso modo. La première fois, lorsque ma défunte mère bien-aimée s’est enfuie d’une petite ville polonaise vers l’Allemagne avec ses cinq enfants, j’avais ni plus ni moins que trois ans. Nous avons dû tout laisser derrière nous, à l’époque, y compris mon père, un homme pieux, que la célèbre Centurie noire du Tsar avait exécuté lors d’un joli petit pogrom...
La Fillette. — à trois ans ! C’est horrible !
Jacobovski. — Ce n’était pas du tout horrible, Mademoiselle*, car j’ai grandi en Allemagne, bercé par la solide conviction d’être un petit Allemand de pure souche. Cette erreur compréhensible a été dissipée beaucoup trop tard hélas, et par les « millions bruns » de Hitler. Je me suis enfui à Vienne, avec un bagage léger, heureux de m’en tirer sans camp de concentration... Vienne ! Écoutez un peu : « Mein Lebenslauf ist Lieb und Lust »... (Il fredonne deux mesures avec la musique.) à peine avais-je commencé à être un Viennois bon teint et à goûter le vin nouveau et les vieilles valses que le destin m’a rattrapé. Je me suis enfui à Prague, et cette fois sans bagage... Prague ! Connaissez-vous Prague ? ... (Il sourit, rêveur.) Prague est une ville magnifique. J’ai vraiment regretté de devoir m’enfuir de Prague, et à pied, en franchissant la frontière dans la neige et sans manteau d’hiver... Paris toutefois est la ville des villes. J’ai une grande aptitude à être un patriote français, Madame*. La France est élue de Dieu, pensais-je, et tu resteras français jusqu’à la fin de tes jours. Et maintenant...
La Vieille dame d’Arras. — Je suis tellement inquiète, Monsieur*...
Jacobovski. — Et maintenant ? J’ai devant moi la fuite numéro cinq, après avoir déjà dû reconstruire quatre fois ma vie à partir du néant absolu. Et voyez-vous, Madame*, mon amie Bouffier me tient malgré tout pour une joyeuse nature...
Madame Bouffier. — Solaire, inébranlablement solaire...
Jacobovski. — Qui sait ? On prend l’habitude de fuir et de perdre. N’oubliez pas, Madame* : aucun malheur n’est aussi grand dans la réalité que dans notre peur, sauf peut-être les maux de dents...
La Vieille dame d’Arras. — Mais votre cas n’est pas comparable au nôtre, Monsieur* ! Notre famille vit depuis des siècles à Arras...
Jacobovski. — Non ! Le cas n’est vraiment pas comparable...
La Vieille dame d’Arras. — Tu as entendu, Clémentine ? Nous allons même devoir fuir Paris... Ma fille a raison : la France aussi a besoin d’un Hitler...
Exclamations des clients. — Là ça dépasse les bornes... Ce qu’il ne faut pas entendre...
Le Monsieur tragique, criant, les poings serrés. — Votre fille et la France l’ont déjà, Hitler...
Jacobovski, proposant des cigarettes à la ronde pour faire diversion. — J’ai encore quelques vraies Dimitrinos...
La Fillette. — Vous savez ce qui est bon, Monsieur*...
Jacobovski. — Oui, je le sais. Parce que j’ai découvert très tôt ce qui est mauvais...
Szabuniewicz, ouvrant les yeux. — Le monsieur semble évaluer la situation avec beaucoup de calme, le monsieur...
Les impacts sourds et lointains s’intensifient.
Jacobovski. — Autant de calme que possible et pas plus d’inquiétude que nécessaire...
Szabuniewicz, prenant une cigarette. — Le monsieur n’a pas grand-chose à craindre des boches*, le monsieur, probablement...
Jacobovski. — Quelques-uns sans doute ont encore plus à craindre des nazis que moi, mais ils sont rares. Je me suis en effet rendu impopulaire par quelques entreprises...
Szabuniewicz. — Je veux bien le croire !
Jacobovski. — Pas comme vous le croyez. Lorsque j’étais encore moi-même un Allemand, on m’appelait président et directeur général et à ma table prenaient place des génies, des princes, des comtes, des ambassadeurs, des ministres, des stars de cinéma...
La Fillette. — Lesquelles ? Greta Garbo ?
Jacobovski. — Au minimum ! ... Mon grand crime fut la culture allemande. Je la vénère ardemment : Goethe, Mozart, Beethoven ! Et c’est ainsi que j’ai fondé à Mannheim une école d’architecture moderne, à Pforzheim une association de musique de chambre et à Karlsruhe une bibliothèque ouvrière. Ça, les nazis ne me le pardonnent pas. La sanction, ce n’est pas Dachau. La sanction, c’est la mort...
Szabuniewicz. — Bien fait pour vous...
Jacobovski, opinant du chef. — Bien fait pour moi...
Plusieurs explosions violentes. — Cris des femmes.
La Vieille dame d’Arras, d’une voix suraiguë. — C’était dans la maison ?... Mourons ensemble, Clémentine !
Elle serre la jeune fille dans ses bras.
Clémentine, indifférente. — Oui, grand-maman...
Madame Bouffier. — Imaginez que vous soyez dans la rue, là, Monsieur Jacobovski !
Salomon, blêmissant. — Je l’entends... Le chef d’îlot*...
Coups violents à la porte de la cave. — Celle-ci s’ouvre à toute volée. Le chef d’îlot*, responsable de la protection aérienne du secteur, se précipite furieux dans la pièce. Deux assistants le suivent, tous en vestes de cuir, avec des revolvers et des lampes de poche.
Le Chef d’îlot. — Vous avez perdu la tête, Madame Bouffier* ?! C’est toujours vous et votre maison qui troublez l’ordre. Mais aujourd’hui c’est la dernière fois. Je devrais vous arrêter sur le champ. Ce serait mon droit. Votre maison met tout Paris en danger. Je ferai fermer votre maison demain ! Troisième étage, côté rue, quatrième et cinquième fenêtres à partir de la droite bien éclairées, formidablement, brillamment éclairées, les rideaux même pas tirés, comme pour la fête nationale le quatorze juillet en pleine paix... Vous êtes responsable, Madame Bouffier*. L’affaire n’en restera pas là. C’est uniquement parce que j’ai trop à faire que je ne vous arrête pas...
Madame Bouffier, toute pâle. — Mon Dieu, ce doit être le colonel polonais, qui est revenu hier du front... Vite, Salomon !
Elle sort en toute hâte avec le Concierge, le Chef d’îlot* et ses hommes.
Le Monsieur tragique. — Vous avez entendu ? Ce chef d’îlot* hurle déjà comme un Prussien. Dans sa poche on devine le journal des traîtres, « Gringoire », et dans ses...