Rideau fermé, on entend quelques mesures d’une douce mélodie classique. Lorsqu’il s’ouvre, on découvre Édouard attendant que Marie-Adélaïde, Nelly et Jean-Hubert terminent leur thé. Droit comme un I, il tient un plateau sur lequel sont posés une théière, une tasse avec soucoupe et une cuillère, un petit pot de lait et un sucrier. Tout n’est que bonnes manières, sourires et sérénité.
Jean-Hubert. — Vraiment délicieux, ce thé. N’est-ce pas, mère ?
Marie-Adélaïde. — J’irai même jusqu’à dire exquis. Édouard, vous vous êtes surpassé. Félicitations.
Édouard. — Oh ! Madame, tout le mérite en revient à Mlle Nelly. C’est elle qui nous procure ces thés véritablement divins.
Jean-Hubert. — Évidemment, qui mieux qu’une Britannique…
Nelly. — Encore faut-il les préparer avec votre expertise, mon cher Édouard. Ah ! voici notre Apolline !
Sans un mot, Apolline entre du hall d’un pas nerveux et se dirige vers l’office. Dans ce qui suit, chaque claquement de porte produira le même effet : tous sursautent et Édouard a un mal fou à tout maintenir sur son plateau.
Marie-Adélaïde. — Apolline chérie, viens donc goûter ce délicieux… (Pour toute réponse, Apolline entre à l’office et claque la porte. La musique baisse puis s’arrête net.) Jean-Hubert, votre fille devient impossible.
Jean-Hubert. — Hélas, mère, je ne le sais que trop !
Marie-Adélaïde. — Il est temps que nous ayons une conversation à son sujet.
Jean-Hubert. — Comme vous voudrez, mère.
Nelly. — Bien. Je vous laisse.
Marie-Adélaïde. — Non, restez. Votre opinion m’importe. Vous connaissez Apolline mieux que quiconque.
Nelly. — Croyez-vous, Madame ?
Marie-Adélaïde, sèchement. — C’est évident, voyons. Je vous rappelle qu’avant de devenir la gouvernante de cette maison, vous avez été sa nurse, puis sa préceptrice et enfin quasiment sa confidente. Vous en êtes même venues à vous tutoyer par moments. Un comble ! On paie visiblement aujourd’hui le résultat de vos méthodes d’éducation basées sur la douceur, le jeu, la responsabilité et autres foutaises !
Jean-Hubert. — Voyons, mère ! Nelly n’est en rien respon… (Apolline, un verre de lait à la main, entre de l’office en claquant la porte et se dirige vers le boudoir.) Apolline, arrête de faire la tête et viens un peu par ici, s’il te… (Apolline entre dans le boudoir et claque la porte.) plaît.
Marie-Adélaïde. — Très bien. Édouard, débarrassez, je vous prie.
Édouard. — Tout de suite, Madame. (Il obéit avec style et application mais fort lentement.)
Marie-Adélaïde, à Nelly. — Et vous, faites quelque chose !
Nelly. — Oui, Madame. (Elle va frapper à la porte du boudoir.) Mademoiselle ! Mademoiselle, voyons, cela ne peut plus durer. Essayez de comprendre. Votre père et votre grand-mère ne songent qu’à votre bien… Mademoiselle ! Voici trois jours que vous ne nous adressez plus la parole.
Apolline, ouvrant la porte. — Je ne parle plus aux traîtres ! (Elle claque la porte et s’enfuit par le couloir.)
Édouard fait tomber son plateau. Il mettra longtemps à tout ramasser, ce qui lui permettra d’écouter la conversation qui va suivre.
Nelly, en sortant derrière Apolline. — Mademoiselle ! Attendez, voyons. Soyez raisonnable. Apolline !
Marie-Adélaïde. — Qu’aviez-vous besoin de lui dire la vérité, aussi ?
Jean-Hubert. — Je n’avais plus le choix, mère. Elle voulait lancer un appel à témoins sur les réseaux sociaux.
Marie-Adélaïde. — Les réseaux ? Sur Internet ?
Jean-Hubert. — Oui. Vous imaginez le scandale ?
Marie-Adélaïde. — Mon Dieu, oui ! Mais comment a-t-elle pu deviner ?
Jean-Hubert. — Notre petite Apolline a bien grandi. C’est une jeune femme à présent et cela fait belle lurette qu’elle se doute de quelque chose. Nous aurions dû la préparer à…
Marie-Adélaïde. — La préparer à quoi ? À lui apprendre que sa mère n’était pas morte en couches comme nous lui avons toujours dit, mais qu’elle est sans doute bien vivante on ne sait où ? Que nous lui avons menti pour qu’elle ne sache jamais que cette mère indigne l’avait abandonnée en douce dans votre voiture, un matin de printemps ? Et qu’elle avait eu le cynisme de placer sur le couffin les résultats d’un test ADN en bonne et due forme, prouvant que vous étiez bien le père ?
Jean-Hubert. — Elle était ainsi certaine que je reconnaîtrais l’enfant. Mon honneur n’aurait…
Marie-Adélaïde. — Votre honneur ? Dois-je vous rappeler que j’ai dû le reconstruire de toutes pièces, votre honneur, pour préserver celui de la famille ?
Jean-Hubert. — Non, mère. C’est inutile. Je sais les efforts que vous avez consentis et je vous en remercie.
Marie-Adélaïde. — Vous pouvez. J’ai passé des heures en confession pour expier les mensonges qu’il m’a fallu inventer pour convaincre notre entourage que vous aviez épousé dans le plus grand secret une certaine Diana Mac Ferson durant vos études à Harvard. Une fille de la meilleure société américaine mais qui n’a jamais existé, évidemment, et qui, par le pire des malheurs et le meilleur des hasards, est décédée lors de l’accouchement. Excusez du peu ! (À Édouard :) Vous êtes encore là, vous ? Vous avez tout entendu ? Tout ceci ne vous regarde pas.
Édouard. — Je ne le sais que trop, Madame, mais que j’entende ou non n’a aucune importance.
Marie-Adélaïde. — Comment cela ?
Édouard. — Je sais déjà tout cela depuis un bon moment.
Jean-Hubert. — Comment ça, vous savez ?
Édouard. — Ces derniers temps, Mlle Apolline, tout en me posant moult questions au sujet de sa mère, m’a déjà tout appris.
Marie-Adélaïde. — Tout ?
Édouard. — Oui, Madame. Du moins tout ce dont vous venez de vous...