La Femme-pub

 

Je suis venue ici pour vous dire, d’une façon solennelle, et même, si vous le permettez, avec une certaine grandiloquence, une certaine péremptoirité, si ce mot existait, et une certaine dignité toute féminine : je ne suis pas – au grand jamais ! –, je ne suis pas la conne qu’on voit à la télé.

 

Celle qu’on vous montre à longueur de journée, à largeur d’écran, celle dont la mission mercantile est de vous séduire assez pour vous inciter à acheter n’importe quoi. Car pour certains le rôle de la femme est limité à ceci : faire vendre, ou plutôt faire acheter. Ce qui n’est pas tout à fait la même démarche.

 

Exemple, les exemples c’est toujours bon à prendre (elle les numérotera par gestes) :

 

Exemple : quand je rencontre une amie, je ne commence pas par lui dire, l’air pincé, que je trouve que les chemises de son mari sont visiblement plus propres que celles de mon mari. Je n’ai aucune amie qui me répond en prenant l’air supérieur de celle qui sait s’adressant à celle qui ne sait pas, que si j’utilisais sa lessive à elle, j’arriverais à laver aussi bien qu’elle et que mon mari serait fier de moi.

 

Exemple : je ne chante pas, l’air ému et romantique, que lavage après lavage mes couleurs sont encore plus vives et plus brillantes. Miracle ! Miracolo ! Oh ! que c’est beau !

 

Exemple : quand je croise ma voisine, la jolie rousse qui vit avec un mec hautement débile, je ne lui dis pas que mon produit à récurer les casseroles rend mes casseroles encore plus neuves que les casseroles les plus neuves, qu’elles brillent tellement que je les utilise comme miroir. Alors que les siennes, non merci, je n’oserais pas faire la cuisine dedans. Et qu’elle ne s’étonne pas si son débile rentre de plus en plus tard pour dîner.

 

Exemple : je ne confie pas, l’air d’une conspiratrice à des collègues de travail, que je maigris en me bâfrant de gâteaux allégés, farine allégée, sucré allégé, fruits allégés, crème allégée, kilos allégés…

 

Exemple : je ne déguste pas, l’air extasié, des yoghourts insipides comme s’il s’agissait de Gevrey-Chambertin ayant vécu quinze ans de cave…

 

Exemple : je ne suis pas la fée du logis dont toute la tablée, enfants (trois), mari (un), mémé, pépé, mamie, papy, tonton, tata, s’extasie de la qualité quasi divine de ma cuisine créatrice, tandis que moi, rusée et délicieusement maligne, je montre à la caméra la boîte de conserve qu’il m’a suffi d’ouvrir pour réaliser ce chef-d’œuvre.

 

Exemple : je n’utilise pas de shampooings assouplissants qui permettent à mes cheveux vaporeux de faire trois fois le tour de ma tête lorsque je la remue.

 

Exemple : je ne tombe pas systématiquement dans les bras des gros cons qui ont de belles voitures. Je préfère le vélo.

 

Exemple : je n’ai pas de rapport sexué avec mon aspirateur. Ni avec ma machine à laver.

 

Exemple : je ne reçois pas à bras ouverts des personnages virtuels qui s’appellent monsieur Blanc ou monsieur Rouge, ou monsieur Rose Bonbon et qui veillent sur moi comme de bons génies.

Exemple : je ne m’asperge pas de déodorant, déodorisant, désodorisant à faire passer toute odeur naturelle émanant de mon corps. Mesdames, mesdemoiselles, sentez comme tout le monde, c’est-à-dire ne sentez rien.

 

Exemple : je ne passe pas mes journées à me pavaner devant la glace en petite culotte et soutien-gorge en dentelle pour montrer que je n’ai pas un gramme de graisse ni sur le ventre, ni sur les cuisses, ni sur les fesses, ni sur les genoux, ni sur les coudes. C’est tellement important pour une femme, n’est-ce pas ?

 

Je ne réponds à aucun des trois impératifs auxquels doit répondre la femme de la télé, à l’époque, dit-on, de l’égalité des sexes, de la parité et Dieu sait quoi encore.

 

À savoir, un : l’obsession de la propreté. L’ennemi séculaire et héréditaire étant la poussière. Dès que j’aperçois un grain de poussière flânant sur une surface quelconque, je devrais sortir les bombes meurtrières.

 

Deux : l’obsession de la séduction. Plaire à l’homme, plaire aux hommes, être la plus belle, être la reine de la soirée.

 

Trois : l’obsession de la maigreur. Maigrir, maigrir, maigrir, être un squelette ambulant, telle n’est pas l’image que je me fais de moi.

 

Quand je dois subir les heures de publicité qu’on m’impose sans mon accord, notez-le, je me demande à quelles races de femmes peuvent bien appartenir ces femmes qui me sont à ce point étrangères ?

 

Alors, je vous fais une proposition, qui ne réclame de vous, mesdames – et messieurs aussi si certains souhaitent s’associer à cette campagne salutaire – qu’un engagement moral.

Nous, femmes téléspectatrices, prenons l’engagement de ne jamais acheter un produit, quel qu’il soit, dont les promoteurs et publicistes mercenaires ridiculiseraient et considéreraient la femme comme un simple objet de consommation.

Touchons-les à ce qu’ils ont de plus sacré et de plus sensible, ni le cœur, ni le sexe, mais le profit.

 

Avanti ! Je vous invite à une nouvelle croisade !

 

C’est à vous de répandre la bonne parole. Croissez et multipliez !

 

Dites, vous aussi : je ne suis pas la conne qu’on voit à la télé !

 

 

 

La Femme-rire

 

 

Non, je vous assure, ce n’est pas de moi qu’il s’agit…

 

Moi, je ne ris jamais.

 

Elle, elle riait tout le temps.

Presque tout le temps.

Même à contretemps.

 

J’utilise le passé parce qu’on m’a dit qu’elle ne riait plus.

En tout cas beaucoup moins.

 

Moi, je ne ris jamais.

 

Avant, on se voyait souvent, même si son rire m’insupportait.

Maintenant on ne se voit plus.

On ne s’est ni fâchées, ni querellées…

C’est comme ça…

On est ami, on n’est plus ami.

On est amoureux, on n’est plus amoureux.

On est heureux, on est malheureux.

La vie…

 

Avant, c’est vrai, avant il y a eu une période, j’étais jeune, où il m’est arrivé d’essayer de rire.

De temps en temps.

Pas souvent.

Pas longtemps.

Pas vraiment des éclats de rire… mais un rire… un rire retenu.

C’est ça, retenu. Pincé de dérision. Pas un rire pincé tout court, avec la bouche en cul d’ânesse, mais un rire pincé de dérision.

Ce n’est pas la même chose.

 

Je n’ai pas arrêté de rire du jour au lendemain. Ce n’est pas venu tout d’un coup. Comme un choc. Une révélation. Un coup de matraque sur la tête.

C’est arrivé au fur et à mesure.

Progressivement.

Il y avait de moins en moins de choses qui me faisaient rire.

De moins en moins de raisons de rire.

 

Oh là là…

Excusez-moi…

Ce n’est pas du tout ce que je voulais vous dire.

Mais quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, quoi qu’on veuille, quoi qu’on écrive, c’est toujours soi qu’on finit pas raconter…

 

Je voulais vous parler d’elle, parce que, pour moi, elle représente un cas intéressant. Désespéré mais intéressant.

Pas désespéré, désespérant.

Elle était… Elle était…

Étonnante.

Fascinante.

Séduisante.

Tout au moins au début.

Parce qu’une femme trop séduisante finit par énerver les autres femmes.

C’est humain.

C’est valable aussi entre hommes.

 

Elle riait tout le temps.

Enfin… Tout le temps, c’est sans doute exagéré, elle n’était ni débile, ni limitée, ni nunuche, ni bébête, ni cucul, ni co-conne…

Si j’ose dire…

Au contraire.

 

Mais… mais tant de choses la faisaient rire qu’on avait l’impression qu’elle riait tout le temps. Que tout l’amusait.

Ce qu’on retient, c’est l’impression qu’on fait sur les autres, pas ce qu’on est réellement.

 

Elle avait un rire joyeux, ouvert, épanoui, communicatif.

Tout son visage se mettait à rire. Devenait rire. L’impression que tout son corps, tous ses sens, riaient.

Quand elle riait, tout le monde se mettait à rire, entrait dans son rire.

C’était merveilleux.

On l’invitait souvent à des soirées entre amis. Elle était un gage de bonne ambiance. De moments réussis…

Elle riait.

Elle ne souriait jamais.

Moi, c’est le contraire.

Je ne ris jamais. Mais je m’efforce parfois de sourire. Par courtoisie. Un sourire de politesse à peine esquissé. Qui me fait mal aux lèvres. Qui indispose les gens.

 

Oh ! zut !…

Voilà que je reparle de moi…

C’est une habitude dont il est difficile de se défaire…

Excusez-moi…

 

Quand elle riait, c’était un feu d’artifice de rires. Personne n’y résistait.

Sauf moi.

Mais moi, je ne riais pas.

Moi, je ne ris jamais.

J’étais contente de la regarder rire. Je me disais qu’elle avait de la chance.

Je me disais que ce devait être agréable de savoir rire.

 

Moi, je ne savais pas.

 

Quand elle ne riait pas, elle était grave. Un petit dessin d’amertume à la commissure des lèvres.

Mais dès qu’on s’adressait à elle, elle devenait lumière…

 

Je voudrais vous rassurer. Il ne s’agit pas de décrire la tristesse du clown qui, derrière son nez rouge, cache une détresse extrême.

Non, ce n’était pas une femme banale qui cachait son spleen, aujourd’hui on dit son stress, derrière un gros rire.

 

Non, le problème avec son rire c’est qu’il était un handicap dans sa vie, dans sa vie personnelle, affective, professionnelle, sa vie de tous les jours, son quotidien.

On peut s’en étonner. La bonne humeur ouvre bien des portes.

 

Par exemple avec les hommes. Les hommes aiment faire rire. Surtout les femmes. Ils aiment faire croire qu’ils ont de l’humour, ça les rassure. La virilité, c’est bien, la virilité plus l’humour, c’est mieux.

Son problème, c’était qu’elle riait avant que l’homme ait dit quelque chose de drôle.

Il ruminait, comme un vieux bœuf, le trait qui ferait s’élever ses rires, et paf ! elle riait avant.

Ça en énervait certains.

Si on n’a plus besoin d’être drôle pour faire rire, où va le monde cher monsieur ?

Tous les hommes savent que pour amener une femme à dire oui, il faut la faire rire. On connaît les proverbes : « femme qui rit femme au lit » et « pas rigolo pas dodo ». Mais quand elles rient sans qu’on les ait fait rire ?

Dramatique question. Ça les refroidissait les pauvres chéris.

Mais, et la contradiction est insondable, le fait qu’elle rie la faisait passer pour une femme facile. Gros éclats de rire de madame, et hop ! la main aux fesses !

« Eulalie, je vous aime… Je ne dors plus. Je vois votre corps en rêve… »

Grosse marrade !

En fait, ce sont des mots qu’on ne dit plus. Les hommes ont désappris de faire la cour. Quelle belle époque que celle des travaux d’approche… Des pas à pas.

Nostalgie… Nostalgie…

 

Les soirs de… les soirs où elle ne rentrait pas toute seule…

Les soirs de passion et de plaisir…

Et je t’embrasse, et je te caresse, et je te murmure, et je te bouscule et tu te marres comme une dinde et, pfuittt, je pars en débandade… Faut assumer…

 

Dans sa vie professionnelle, je ne vous dis pas.

Quand elle cherchait du travail.

« Voilà, mademoiselle, vous commencez lundi, à tel salaire. »

Déluge de rires.

L’employeur potentiel était désarçonné… Il pensait que c’était la modicité du salaire qui la faisait rire. On n’aime pas beaucoup les esprits forts dans notre entreprise.

« Laissez votre adresse, on vous écrira. »

 

« Docteur, c’est terrible, je souffre… Là… Oui… Ici… J’ai l’impression d’être dans un étau. »

Fou rire.

Suivant !

Dans la vie de tous les jours… Je ne sais pas…

« Mademoiselle, savez-vous où se trouve la rue Bouisson ?

– Oui, oui, c’est par papapar làlàlà, et vous tou tou et vous tou tou… »

Pliée en quatre !

Le nombre de gens qui n’ont jamais trouvé leur chemin à cause d’elle !…

 

« Je voudrais un rôti de porc dans l’échine, une cuisse de poulet rouge, et deux tranches de jamb-jamb… de jamb-jamb… de jambon !…

– Écoutez, ma petite dame, je n’ai pas que ça à foutre, pas le temps de rigoler… Il y a des gens qui attendent. »

Elle sortait du magasin en s’esclaffant…

 

On croit souvent que les gens qui rient ont la vie douce…

 

Tenez… Quand elle a essayé de se suicider.

 

Quand elle s’est jetée du pont sur l’Allon à Cajarne… Ses rires portaient à des centaines de mètres. Par chance, il n’y avait pas assez d’eau. Elle s’est juste cassé une jambe. Dans l’hilarité…

 

Moi, je n’ai jamais eu envie de me suicider.

 

Mais moi, je ne ris jamais.

 

Il m’est arrivé d’avoir envie de tuer les autres, mais ceci est une autre histoire.

 

La FEMME-DESTIN

 

 

Il marchait sur le trottoir d’en face.

 

J’aurais pu, moi aussi, marcher sur le trottoir d’en face. En arrivant par la rue F. sur le boulevard B., j’aurais pu le traverser. Bien sûr. Mais j’ai préféré tourner tout de suite à gauche et rester sur ce trottoir-ci. J’avais des raisons pour cela.

 

Il aurait pu, de son côté, marcher sur ce trottoir-ci, c’est-à-dire le trottoir d’en face le trottoir d’en face, si vous me suivez bien.

Dans ce cas, j’aurais sans doute traversé pour aller sur le trottoir d’en face, pour être en face de lui, mais la suite de l’histoire aurait été tout à fait différente. Ce qui aurait été dommage.

 

Il marchait lentement. Plutôt lentement. Il n’était pas très jeune. Je ne veux pas dire qu’il était vieux-vieux mais il était loin d’être jeune.

Il s’aidait d’une canne, qu’il essayait d’agiter avec élégance, comme les vieux beaux qu’on voit sur des gravures du dix-neuvième siècle, de la fin du dix-neuvième siècle exactement, et qui faisaient miroiter leur canne à pommeau d’or.

Disons qu’il avait tout à fait l’âge d’être émoustillé par une femme comme moi, pour peu qu’elle se donne la peine d’être émoustillante.

 

Je dois reconnaître que j’ai sorti le grand jeu. Il faisait beau. J’avais enfilé une petite jupette légère et très courte. Je peux même dire très très courte. Ras de la touffe, comme disait ma grand-mère.

Je devais subir le regard furibard des épouses ternes, et celui allumé des époux frustrés.

J’étais un fantasme ambulant.

Au début, il ne me regardait pas, trop attentif à repérer les endroits où il poserait les pieds.

J’ai donc commencé à m’agiter. Comme une femme amoureuse, épanouie, satisfaite, comblée, disponible, qui vient de s’abandonner merveilleusement au plaisir. Je sautais en marchant, esquissant des petits pas de danse, tournoyant en faisant virevolter ma jupe, et dévoilant le peu de choses qu’il me restait à dévoiler.

 

Ça y est ! Il me regarde. Je le regarde… comme honteuse d’être surprise dans ma liberté…

Je lui souris.

Il me sourit.

On se sourit.

Je continue à marcher, dandinant gentiment de la croupe.

Pas très vite, mais un peu plus vite que lui, pour l’obliger à allonger le pas.

Je lui souris encore.

Il me re-sourit.

On se re-sourit.

Je lui fais un petit signe complice.

Il me fait un petit signe complice.

J’accélère, ce qui le force à accélérer.

Pour éviter qu’il ne soit trop attentif à son itinéraire, je lui fais un petit coucou terriblement coquin. Il me fait une sorte de coucou qui se voudrait coquin.

J’éclate de rire et marche encore plus vite.

Il éclate de rire et s’adapte à mon rythme.

 

Je sais que...

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