SCENE 1
Un plateau de théâtre désert.
Il est tard, le décor a été rangé.
Une femme attend sans bouger.
La comédienne arrive par le rideau du fond derrière lequel doivent se trouver les loges.
SYLVIA
Bonsoir. Vous attendez quelqu’un ?
MARJORIE
Oui. Vous.
SYLVIA
Je n’ai pas beaucoup de temps. On m’attend pour dîner. Vous voulez un autographe ?
MARJORIE
Non. J’ai déjà celui de ma sœur, ça m’suffit.
SYLVIA
Vous voulez quoi ? Un selfie ?
MARJORIE
Non. Sauf si vous y tenez vraiment.
SYLVIA
Excusez-moi, je suis pressée, je n’ai pas le temps de jouer aux devinettes. Vous avez vu la pièce ?
MARJORIE
Oui.
SYLVIA
Vous avez aimé ?
MARJORIE
Non. Pas du tout. Mais alors pas du tout. C’était long !
SYLVIA
Ah…Et malgré tout vous m’attendez ? Vous m’attendez pour quoi ?
MARJORIE
Pour vous faire chier.
SYLVIA
D’accord. Je vois le genre. Bye.
Elle se dirige vers la sortie.
MARJORIE
Vous ne pourrez pas sortir, c’est moi qui aie les clés.
SYLVIA
Comment ça ? Qui êtes-vous ?
MARJORIE
La fille du concierge. Il ne pouvait pas être là ce soir, je le remplace.
SYLVIA
Je ne vous crois pas.
Elle va tenter d’ouvrir la porte de sortie.
Elle revient très énervée.
SYLVIA
Ouvrez-moi la porte.
MARJORIE
Non.
SYLVIA
Pourquoi ?
MARJORIE
Je vous l’ai dit, pour vous faire chier.
SYLVIA
Vous êtes folle ou quoi ? Pourquoi voulez-vous me faire chier ?
MARJORIE
Parce que je ne vous aime pas.
SYLVIA
On ne se connait même pas.
MARJORIE
C’est pas parce qu’on ne connaît pas les gens qu’on ne doit pas les faire chier. Au contraire, c’est même plus pratique. Si on fouille, on finit par leur trouver des qualités. Vous, je ne vois que vos défauts.
SYLVIA
Bon, ce que vous dites est totalement absurde ! Ouvrez-moi.
MARJORIE
Non.
SYLVIA
Ouvrez-moi ou je vous saute dessus. J’ai fait du judo, je vous préviens.
MARJORIE
Et moi du Taekwondo. Je vous réduis en miette si je veux.
SYLVIA
Si c’est une blague, elle n’est pas drôle.
MARJORIE
Ce n’est pas une blague. Ce ne peut pas être une blague, je n’ai aucun sens de l’humour.
SYLVIA
Ecoutez, vous ne m’aimez pas, c’est votre droit. Quand on est comédienne on s’expose à plaire et à déplaire. C’est le jeu. Ou le risque. Comme on veut. Mais en toute logique, si vous ne m’aimez pas, vous devriez éviter de passer du temps avec moi. Non ?
MARJORIE
Mais je ne suis pas logique. La preuve, tout le monde vous aime et moi je vous déteste.
SYLVIA
Et alors, c’est quoi ce… ce truc ? Un kidnapping ? Vous voulez m’enlever et demander une rançon ? Vous allez être déçue, ma côte a chuté depuis le flop de mes deux derniers films.
MARJORIE
L’argent ! Vous croyez qu’il n’y a que ça dans la vie. Faire chier ça ne rapporte pas un centime mais ça rapporte gros au niveau satisfaction. C’est jouissif.
SYLVIA
Ah bon ? Qu’est-ce que ça a de si jouissif ? Expliquez-moi.
MARJORIE
Ben par exemple, en ce moment, vos collègues se disent que vous avez dû changer d’avis et aller dîner ailleurs, avec quelqu’un d’autre, sans même prévenir. Ils ne trouvent pas ça très chouette. Il y en a quelques-uns qui vont dire « ça ne m’étonne pas d’elle », ça va se lâcher, dans cinq minutes on va retirer votre couvert et commencer à vous casser du sucre sur le dos. Ça m’amuse de penser ça.
SYLVIA
Vous n’avez pas entièrement faux. Les langues de vipères se délient très vite. Mais où vous vous fourrez le doigt dans l’œil jusqu’à la garde c’est que je ne vais pas leur en laisser le temps. Un petit coup de fil pour prévenir et hop, votre jouissance aura été de courte durée.
Elle fouille dans son sac, fouille et refouille, s’énerve, ne trouve rien.
MARJORIE (riant)
Ne cherchez pas. Je suis passée dans votre loge pendant la représentation.
SYLVIA
Voleuse en plus. Rendez-moi mon téléphone.
MARJORIE
Non. Ça vous fait bien chier, ça, non ?
SYLVIA
Pauvre folle. Je vais monter à l’administration et me servir du fixe.
MARJORIE
L’administration est fermée après la fin du spectacle.
SYLVIA
Mais qu’est-ce que vous voulez, pauvre dingue ? Me faire chier, oui, ça j’ai compris. Mais ça veut dire quoi ? J’ai raté mon diner, je vais rater le dernier métro, mon mec se sera endormi devant la télé et alors ? Ça suffit à combler votre vie ? C’est ça votre bonheur, gâcher celui des autres ?
MARJORIE
Et vous, c’est quoi votre bonheur ?
SYLVIA
Ohlala, si vous avez envie de philosopher avec moi, vous vous y prenez mal. Il y a des préambules plus sympathiques.
MARJORIE
Non, allez-y pour voir, répondez, c’est quoi le bonheur pour vous.
SYLVIA
C’est de vivre loin de gens comme vous, les aigris, les revanchards qui ne font rien de leur vie et qui ne supportent pas que les autres réussissent. Seulement, réussir, ça ne vient pas tout seul. Pour ça il faut bosser.
MARJORIE
Et coucher.
SYLVIA
Ah c’est ça. Je vous ai piqué un mec. (ironique) Oh pardon. Mille fois pardon. Mais c’était pas marqué dessus qu’il était occupé. D’ailleurs il est de nouveau disponible parce que je ne m’attache pas.
MARJORIE
Parce que vous avez le cœur sec.
SYLVIA
Si vous voulez. Bon, ça va maintenant ? J’ai demandé pardon. On va pas passer la soirée ensemble à parler de ce type que j’ai certainement oublié depuis.
MARJORIE
À votre avis, qui est-ce ?
SYLVIA
Qui ?
MARJORIE
Ce type, que vous m’auriez piqué et que vous auriez quitté ensuite.
SYLVIA
Mais je ne sais pas. Et j’en ai rien à foutre.
MARJORIE
Cherchez. Dans votre répertoire d’étalons.
SYLVIA
C’est un catalogue trop fourni. On y passerait la nuit.
MARJORIE
La mienne est disponible.
SYLVIA
Pas la mienne.
MARJORIE
Si puisque c’est la même.
SYLVIA
Donnez-moi la clef.
MARJORIE
Non.
SYLVIA
Donnez-moi la clef !!!!
MARJORIE
Toujours pas.
SYLVIA
Laissez-moi sortir, bordel !
MARJORIE
Ce que vous jouez mal ! « Laissez-moi sortiiir » ! Pathétique.
SYLVIA
Alors ne t’inflige pas une prolongation de séance. Puisque la pièce était mauvaise à cause de moi, pourquoi veux-tu en reprendre une louche ?
MARJORIE
Pour…
SYLVIA (la coupe)
Oui, je sais, pour me faire chier. Totalement illogique. Je vais être gentille avec toi…
MARJORIE
On se tutoie...