Nous irons tous
à Theorakias
Le spectacle vient de s’achever.
Lumière sur la scène, musique finale et applaudissements.
Les acteurs se tiennent par la main et saluent le public. Ils sont essoufflés, couverts de sueur : on sent qu’ils ont tout donné.
Amboine se détache du groupe et montre qu’elle veut parler. Les applaudissements cessent.
AMBOINE (présentant ses camarades un à un. Ces derniers, dès qu’ils sont nommés, s’avancent pour saluer le public) : Avec… Aurorance Belladona !... Lambert Gluon !... Mickey Plouck !.... Et Jean-Do Revenant, Jean-Do qui est aussi co-auteur de la pièce…
JEAN-DO : Avec toi ! (montrant Amboine Padouck) Mesdames et messieurs, je vous demande de l’applaudir bien fort, parce qu’elle a tout fait ! Écriture, mise en scène, décor, costumes…
MICKEY : Et même les crêpes !…
Rires.
JEAN-DO : Mesdames et messieurs, applaudissez bien fort l’âme de cette soirée : notre grande actrice AMBOINE PADOUK !
Applaudissements nourris. Amboine s’incline plusieurs fois devant le public puis reprend les mains de ses partenaires pour un dernier salut collectif.
Lambert fait un signe à Aurorance. Aurorance s’éclipse en coulisse et revient avec un cadeau pour Amboine.
AURORANCE : Merci d’avoir entraîné dans un si grand rêve des personnes aussi petites que moi…
AMBOINE : Et en qui j’ai eu raison de croire, Aurorance !
AURORANCE (lui tendant le cadeau) : Voilà, de la part de tout le monde. Pour tout ce que tu nous as apporté... Il y a un petit mot.
Amboine lit le petit mot.
AMBOINE : Ah vous êtes bêtes : je vais pleurer !
Elle tombe dans les bras de ses camarades.
Mais moi aussi, je dois dire merci !… (Au public) Alors, nous ne pouvons pas terminer cette soirée sans remercier de nombreuses personnes. Tout d’abord, merci à Philippe, pour la sono, à Solomon pour l’éclairage. Merci à vous, public, d’être venu si nombreux et d’avoir si bien réagi à nos mauvaises blagues. Merci enfin à tous ceux qui croient en nous et qui nous soutiennent depuis des années : nos parents, nos amis… La municipalité qui, depuis cinq ans, nous accueille gentiment dans ce cadre somptueux. Et je pense plus spécialement à Jean-Louis et Corinne qui cette année ont fait fort en accédant à deux demandes vraiment audacieuses : l’installation d’une porte donnant directement sur la rue, dans le fond des coulisses, et la fabrication d’une passerelle et d’un ascenseur permettant d’aller dans le hall sans traverser la salle. Des aménagements coûteux, difficiles à faire accepter par le conseil municipal, ce qui est logique, mais sans lesquels la magie du spectacle de ce soir n’aurait pas eu lieu. Le jeu en valait la chandelle. Merci !
MICKEY (sortant de sa poche un long discours, qui, apparemment, n’était pas prévu) : Et, tant qu’on y est, merci à M. Potemar, mon prof d’accordéon de quand j’avais cinq ans, qui était tellement un bon prof que maintenant j’ai laissé tomber la musique et je fais du théâtre ! Et je m’en porte pas plus mal !... Et merci aussi à Paulette Glopin, la toiletteuse de mon quartier, qui un jour m’a dit, mon petit Mickey…
Gêne des autres.
AMBOINE : Mickey !... Puisque tu as envie de parler, tu n’aurais pas plutôt une information à nous communiquer ?
MICKEY : Ah si, c’est vrai ! Mesdames et Messieurs, le moment le plus important de la soirée est arrivé : le pot de l’amitié ! Rendez-vous à tout le monde dans le hall !
LAMBERT : On se change et on vous rejoint !
MICKEY : Par la passerelle !
JEAN-DO : Et il y a une surprise !
AMBOINE : Une surprise ?
JEAN-DO : Chtttt !
Tous sortent. Le public reste seul.
Léger flottement. Un acteur ou deux traversent la scène à la recherche d’une chaussette ou d’un accessoire, manifestant une indifférence totale à l’égard du public.
UN SPECTATEUR (au public) : Elle est forte, celle-là ! Qu’est-ce que c’est que ces escrocs ? Je ne sais pas ce que vous décidez, mais moi, je reste ! Je ne vais pas me laisser faire ! J’ai payé, je veux voir un spectacle !
Apparition de Lambert, en train de s’habiller.
LAMBERT (au public) : Quoi ? Il y a un problème ?
LE SPECTATEUR : Alors, ça vient, le spectacle ?
Retour de Mickey.
MICKEY : Qu’est-ce qu’il y a ? Hein ! Ils sont encore là !... (vers la coulisse) Hé ! Venez voir ! Le public est encore là !
Retour d’Amboine et des autres.
AMBOINE (au public) : Mais qu’est-ce que vous faites ? Pourquoi vous ne partez pas ?
MICKEY : On vous rejoint dans le hall, on passe par la passerelle !
LE SPECTATEUR (au public) : Ne bougez pas !… Ne bougez surtout pas !! Ils finiront par comprendre !
AURORANCE : Comprendre quoi ?
AMBOINE : Ça y est, j’ai trouvé !
Amboine tend la main à ses partenaires. Ils saluent de nouveau. Mais cette fois sous les huées du public.
AMBOINE : Ah ben, non, c’est pas ça.
JEAN-DO : Y’a peut-être un problème…
AMBOINE : Quel problème ?
JEAN-DO : Je ne sais pas, ils n’ont peut-être pas tout compris…
AURORANCE : Mais si, ils ont tout compris ! Ils ont ri !
MICKEY : C’est vrai qu’ils ont bien ri ! Même quand il ne fallait pas.
AURORANCE : C’est normal, avec toi, on rit tout le temps !
LAMBERT (philosophant) : La question est de savoir si le rire est une marque de compréhension ? Le rire est le propre de l’homme. Le propre de l’homme serait donc de pouvoir montrer physiquement qu’il comprend.
Les autres semblent habitués à ce genre de remarques décalées et réagissent à peine (haussement d’épaules, soupir de lassitude…).
JEAN-DO : Ils n’ont pas toujours ri…
AMBOINE : Heureusement ! Ça prouve qu’ils ont compris !
LAMBERT : Donc, il conviendrait de changer ma formule : le rire permettrait à l’homme de montrer qu’il a compris quand il faut rire et quand il ne faut pas rire. (Il ne semble pas satisfait) C’est moyen, comme définition… (Il continue de réfléchir à la question).
AURORANCE : Ou alors, c’est à cause des cafouillages…
AMBOINE : Quels cafouillages ? Il y a eu des petits incidents, comme dans tout spectacle, mais enfin, on ne va pas…
MICKEY : Oui, des petits incidents : la rampe du milieu qui reste allumée pendant le cambriolage, la guitare qui ne démarre pas, Aurorance qui oublie la carafe…
AURORANCE : Je n’ai pas oublié la carafe, tu as pris le plateau avant que je la pose !
JEAN-DO : Des « petits » incidents…
AMBOINE : Bon d’accord, vous cherchez des problèmes ! Eh bien moi, j’en ai un ! Et un beau ! La scène du repas !
MICKEY : C’est vrai, d’habitude ça dépote, ce passage, et là pas moyen de décoller, j’étais pas dans le rythme ! (à Aurorance) Tu ne devais pas faire du bruit avec la vaisselle à chaque fois que Jean-Do disait « Allons donc » ?
AURORANCE : Je ne pouvais pas sursauter !
JEAN-DO : Pourquoi ?
AMBOINE : Tu demandes pourquoi ? C’est toi qui demandes pourquoi !... Qu’est-ce qui s’est passé, Jean-Do ? C’était quoi cette tête d’enterrement ? Je te l’ai dit, cette scène repose sur ton regard ! Ton regard, c’est le regard du public ! C’est grâce à toi qu’on rit de la bêtise de Mickey !
MICKEY : Non pas de ma bêtise, la bêtise de Jacques, mon personnage ! Nuance !
AMBOINE : Oui, la bêtise de Jacques. Et là, on avait l’impression que tu culpabilisais. Et du coup, ce n’était plus un idiot, c’était une victime.
JEAN-DO : C’est un peu ça…
AMBOINE : Un peu ça ?... Je te rappelle que notre projet, c’est de faire rire.
JEAN-DO : Notre Projet ?... Ton projet…
AMBOINE : Quoi, mon projet ?... On va pas encore revenir là-dessus !...
JEAN-DO : Oui, t’as raison, c’est pas tout à fait ton projet… Puisque c’est une reprise…
AURORANCE : Une reprise ?
JEAN-DO : Mais, bien sûr ! Tu ne l’avais pas compris ?... Ça ne te dit rien, une pièce qui raconte l’histoire d’un idiot invité par des gens « intelligents » pour les distraire ?
AURORANCE : Ah oui, « Le dîner de bêtes »… Non « Le dîner de… »
MICKEY : « Le dîner d’ânes »…
AURORANCE : « Non, le dîner d’idiots »…
AMBOINE : Tu vois, ils n’ont même pas reconnu que c’était Le dîner de Cons !
MICKEY et AURORANCE : Ah bon ! Le dîner de cons !…
JEAN-DO : Pièce hautement culturelle… très originale…
AMBOINE : Pas originale, populaire. C’était le but…
JEAN-DO : Ah oui, ton « mémoire ».
AMBOINE : Oui, mon mémoire.
JEAN-DO : Sur le théâtre « amateur ».
AMBOINE : Oui, sur le théâtre amateur.
LAMBERT : J’ai l’impression qu’on déborde, là…
AURORANCE : Oui, on se donne en spectacle.
MICKEY : C’est peut-être ce qu’ils attendent.
Apparition d’Antoinette Crapotte, portant un seau et un balai. Elle regarde le public et les acteurs, d’un air sinistre, puis traverse la scène et sort.
LAMBERT : Mais attendez !... Ça ne serait pas elle, le problème ?
AURORANCE : Antoinette ?
LAMBERT (vers la coulisse) : Mme Crapotte !
Retour d’Antoinette.
ANTOINETTE : Qu’est-ce qu’il y a encore ?
LAMBERT (au public) : Mesdames et Messieurs, nous avons oublié de vous présenter notre femme de ménage : Antoinette Crapotte !
ANTOINETTE : Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?
AMBOINE : Ne le prenez pas mal, Antoinette, mais nous présentons toutes les personnes qui sont apparues dans la pièce et vous êtes passée sur scène alors que la pièce n’était pas terminée.
ANTOINETTE : Et alors ?
LAMBERT : Oui, ça doit être ça, le problème.
AMBOINE : C’est clair, le public n’a pas dû comprendre la fin : on attendait Aurorance avec une nouvelle carafe, et c’est Antoinette qui arrive avec un seau et un balai.
AURORANCE : Ça brouille le message.
MICKEY (au public) : C’est ça ? Vous n’avez pas compris la fin ? C’était Aurorance, enfin Julia, qui devait apparaître, comme dans la première scène…
AURORANCE : Ce qui bouclait la boucle…
MICKEY : C’était pas Antoinette avec un seau et un balai…
AMBOINE : Antoinette, vous auriez tout de même pu attendre… D’habitude vous attendez… bon vous êtes souvent limite : on n’a pas le temps de saluer que vous passez déjà l’aspirateur, mais au moins vous ne passez pas pendant la pièce. Qu’est-ce qui s’est passé ?
ANTOINETTE : C’est pas vos oignons… Et puis premièrement j’ai attendu, j’ai calculé l’heure sur le programme… C’est pas moi qui ai pris de l’avance,...