Texte déposé à la SACD
Acte 1 – Scène 1 : Ma vie dans une boite à chaussure
Personnages : Chris
Lieu : salon
Temps : soir
Dialogues :
Ambiance de début de soirée. Eclairage tamisé.
Chris est déjà sur scène à l’ouverture du rideau.
Salon chaleureux. Il y a un fauteuil, un lampadaire, une table et quelques chaises, un canapé, un porte-manteau, un coin bar / cuisine.
Sur un meuble-étagère, une platine disque, une collection de vinyles, des livres, des disques, des objets déco, dont un jardin Zen et son râteau, une boîte à chaussures, la photo de mariage de Chris et Kevin.
Chris se prépare un thé. Il semble calme, posé. Il fait le tour du salon, remet certains objets en place, redresse un tableau.
Son téléphone portable sonne. Il prend l’appel.
CHRIS
Allo ?...
Chris continue à s’activer dans le salon tout en parlant au téléphone
Oh, oui, bonsoir, mademoiselle… Cyndi, si vous préférez… Mais alors, appelez-moi Chris. Oui, Monsieur… ça me vieillit… On pourrait croire que j’ai 60 ans ! Pardon ? Euh… 58, depuis peu...
Vous appeliez pour la chambre ? Pas de souci, tout est prêt. La maison est bien vide depuis la fin de l’année universitaire passée. Vous faites bien finalement de venir un peu avant la rentrée. Je sais que chaque année, il y a pas mal d’étudiants qui galèrent pour trouver un logement.
Un temps. Chris est toujours en train de faire le tour du salon, à ranger, machinalement.
... Oui, pour votre ami Benjamin, c’est prêt aussi, vos deux chambres sont mitoyennes. (Rieur) Personne d’autre, j’espère, sinon je devrai partager mon lit, et je ne suis pas sûr que mon mari apprécierait la chose, d’autant qu’il n’est pas là en ce moment.
Un temps
Oui… Oui… Bien sûr... Oh, c’est super ça !...
Chris semble tout à coup préoccupé, et pressé
Oh, veuillez m’excuser, mais quand on parle du loup… J’ai un double appel de mon mari… Je vous laisse et je vous dis donc à demain matin ? … Bonne soirée, mademoiselle, euh… Cyndi, bonne soirée…
Chris se déplace côté bar et prend le double appel
… Allo ? Kevin ? Salut. J’étais en ligne avec la nouvelle locataire. Elle arrive demain matin... Oui, elle a l’air très sympa. Elle est étudiante en psycho, à la fac. Et la chambre bleue c’est pour son copain, Benjamin, je crois.
Ben, écoute, ils m’ont demandé deux chambres séparées, ce n’est sûrement qu’un copain de fac.
Alors, dis-moi, comment va Martine ? Elle est sortie de l’hôpital ? …Bon, super, tu lui fais un gros bisou de ma part. Oh, oui, Ok, tu peux rester là-bas quelques jours pour l’aider, si tu veux, je gère ici et en plus, je vais avoir de la compagnie.
Tout à coup plus triste, il s’approche du jardin zen et gratte le sable avec le râteau tout en parlant
Tu me connais, quand je suis seul, j’ai un peu le blues, je me dis que je suis déjà trop vieux, je repense à toutes mes années d’adolescent, et d’étudiant gâchées, et même après, enfin, jusqu’à ce qu’on se rencontre... Je sais, y’avait des bons moments, aussi... enfin, on en a parlé souvent, je sais...
Reprenant le contrôle et son énergie bienveillante habituelle
Bon, ben, sur ces bons mots du condamné à mort, je te laisse !... Oui, encore quelques petits trucs à régler. Allez, bisous et… on s’appelle ?... Bisous… moi aussi.
Chris va se servir une tasse de thé, qu’il pose sur la table.
CHRIS
Allez, ce soir, ce ne sera pas du blues, mais un peu de jazz.
Il va chercher un disque et le place sur la platine. Musique jazz douce et apaisante
Il attrape une boite à chaussure en haut de l’étagère, tout guilleret.
En la posant sur la table, le public voit inscrit sur l’autre face de la boîte « Correspondance – Chris – 1985/1995 ».
Il se rassoit, ouvre la boîte, en hésitant un peu, puis semble en prendre une au hasard.
Une voix off, jeune, fait entendre ce qu‘il lit.
Revivons un instant ces bon moments…
Il prend une première lettre
CHRIS
Jean-Luc, Nantes…
VOIX OFF (Celle de Jean-Luc, jeune)
Mon cher Christophe,
N'importe quel expert en graphologie te dirait que l'homme qui écrit cette lettre est un homme exténué, vidé, épuisé.
Tu tentes l’intégration Sup de Co par la voie parallèle.
Notre lointaine amitié m’oblige à te révéler que la scolarité à Sup de Co est loin d’être le Paradis décrit par ces professeurs de Prépa.
Pour tenir, je reste toutes les nuits perfusé à un à un goutte-à-goutte habillement connecté à une bouteille de Coca !
Chris sourit
ça a marché un temps, mais depuis peu, j’ai dû remplacer le Coca par du muscadet et je compte bien déposer le brevet sur cette invention pour rembourser mon prêt étudiant !
Un temps : Chris retourne la lettre pour lire la fin
PS : Etant donné la qualité de tes écrits, je ne supporte plus de te voir orthographier le mot « vraiment » en lui adjoignant un « e » surnuméraire bien mal placé.
CHRIS
Chris attrape une seconde lettre
Christophe, Castelmaurou…
Pour lui-même
Quelle bonne idée j’ai eue à l’époque de faire des brouillons…
Surement la réponse à cette odieuse insulte…
Il reprend
Christophe, Castelmaurou…
VOIX OFF (Celle de Chris, jeune)
Jean-Luc,
Tu me reproches avec tant de tact d’utiliser le mot « vraiment » en l’écrivant « vraiEment », comme si l’on pouvait y voir là le signe d’une féminité contenue.
Rassure-toi, je ne vais pas en retour éplucher chaque page de ta dernière lettre pour y chercher quelque faute d’orthographe.
Premièrement parce qu’il serait vain de porter un jugement sur l’œuvre de l’écrivain, lui qui transformerait tout manquement ou indélicatesse académique en une action héroïque et revendicatrice pour faire évoluer la langue et donc l’esprit.
Deuxièmement, parce que l’erreur en soi, si rare est-elle, est justement là pour attirer l’attention du lecteur qu’il n’y en a pas ailleurs et que l’œuvre frôle ainsi la perfection.
Enfin, et pour dernière raison qui se suffit à elle-même, je me voyais mal me taper le dictionnaire deux fois : une fois pour vérifier ton orthographe, une seconde pour corriger la mienne, corollaire indispensable pour ne pas tomber dans le ridicule.
Mais Si cela peut te consoler, j’ai quand-même recherché le mot « corollaire » : J’aurais doublé le 1er r .
CHRIS
Qu’est-ce qu’on s’amusait, quand même !
Chris saisit une 3ème lettre
Jean-Luc, Toulouse…
VOIX OFF (Celle de Jean-Luc, jeune)
Peut-être me trouveras-tu présomptueux, mon cher Christophe... mais l'écrivain a ceci de comparable avec l'avant-centre de football qu'il doit posséder une totale confiance en lui pour viser juste.
L'autre point commun est que les deux se définissent relativement et non pas par eux-mêmes ; ainsi, si Yannick Stopyra est si efficace, remarquable et remarqué, il me le doit un peu, en effet, moi qui rate un but les cages grandes ouvertes.
Chris sourit
Ne suis-je pas le négatif de ce cher Yannick ? L'opposition indispensable de ses caractéristiques qui fait qu'elles sont aujourd'hui appréciées unanimement ?
Mais revenons à notre écrivain : lui aussi a besoin de repères pour savoir qui il est. Bien sûr, depuis Gutenberg , il est facile de pénétrer les méandres de la pensée humaine à travers un support rigide et permanent : le livre.
Toujours est-il que le coureur de haies ne se juge pas par un effort, il se juge par un résultat. Il est bon, lorsque l'on entreprend un effort (sportif ou d'écriture), de se comparer à l’autre. C’est l’essence même de la théorie de la relativité !
Ainsi oserais-je dire, que tu es devenu mon écrivain repère !
Chris semble flatté
Et je dis cela, même si tu persistes à disséminer des « e » surnuméraires dans le mot « vraiment » qui n’en demande pas tant, BORDEL DE MERDE !!!
CHRIS
Il avait raison, ce p’tit con ! Je pense y avoir renoncé, bien malgré moi. C’est joli en « e », pourquoi s’en priver !
Chris saisit une 4ème lettre
Ah ! Ma réponse ! Ça va saigner !
Christophe, Montpellier…
VOIX OFF (Celle de Chris, jeune)
Mon cher Jean-Luc,
Ainsi serais-je devenu ton repère !
C'est un honneur et je le revendique.
Pour faire référence à la théorie de la relativité qui t’est si chère, si un vecteur ( oui, tu es un vecteur Jean-Luc !), si un vecteur donc, s'exprime dans un certain repère, le repère lui-même trouvera sa propre définition par rapport au vecteur, qui par là-même deviendra repère.
CHRIS (A lui-même)
J’adore !!!
VOIX OFF (Celle de Chris, jeune)
Tu me suis ? : cela montre que nous sommes totalement interdépendants et que la moindre variation de l'un doit entrainer un réajustement corrélatif de l'autre.
A moins que ce dernier décide subitement de changer de repère !
Mais quelle idée saugrenue !!!
Certes nos deux vecteurs sont différents, ou plus exactement ils sont composés de dosages différents, de leurs abscisses et ordonnées qui caractérisent ici toutes les alternatives de la vie : oui/non, mal/bien, vrai/faux, etc.
Et n’oublions pas le vecteur « Société », qui n’est que statistique et n’a que peu d’influence sur nos vecteurs respectifs.
CHRIS (A lui-même)
C’est vrai !
VOIX OFF (Celle de Chris, jeune)
Sauf… (Tu me suis toujours ?) Sauf qu’en se côtoyant d'une façon régulière dans le temps, nos deux chers vecteurs auront une tendance à se rapprocher l'un de l’autre.
Tout du moins pourra-t-on déceler chez chacun d'eux la volonté, rarement consciente, d'être plus « aux normes » de l'autre, l'objectif étant au final de ne former un vecteur harmonieux et durable.
CHRIS (A lui-même)
Que c’est romantique !...
VOIX OFF (Celle de Chris, jeune)
Signalons tout de suite que ce rapprochement est fait de concessions de l'un par rapport à l'autre, et souvent plus de l'un que de l’autre !
Cela veut dire, en clair, que la direction « objective » du couple de vecteurs Christophe/Jean-Luc n'est pas forcément parallèle et donc confondue.
CHRIS (A lui-même)
Et confondante…
VOIX OFF (Celle de Chris, jeune)
Cela dépend essentiellement de la personnalité de chacun d'eux.
Mais… et j’en conclus là, cette direction « objective » ne saurait pas facilement s'écarter du vecteur Société.
Car les deux vecteurs , mêmes devenus confondus, rechercheront ou devront c craindre cet autre vecteur repère.
CQFD !!!
PS : Je le pense « vraiEment » !
CHRIS (Souriant)
Kevin a raison, il y a aussi eu des bons moments… Allez, une dernière !
Il pioche une nouvelle lettre
Ah… là, on change d’ambiance…
Il va sélectionner un autre morceau de jazz, plus doux, Il va remplir sa tasse de thé de whisky et va s’installer dans son fauteuil
Christophe, Castelmaurou, 19 septembre 1986
Concentré, il commence à lire la lettre avec le ton qu’on pourrait imaginer de l’époque.
Jean-Luc, le moment est venu pour moi de te parler vraiment, comme je te l'avais promis. Si je ne t’envoie cette lettre qu'aujourd'hui, c'est parce que je voulais être un peu plus stable pour me jeter à l'eau. Et puis, avouons-le, il est encore une fois plus facile de parler quand on est éloigné, car on peut surement aller plus loin dans la réflexion.
Mais alors, qu'est-ce que je voulais te dire depuis si longtemps, qui envahit et paralyse mon esprit ?
VOIX OFF (Celle de Chris, jeune)
Mais alors, qu'est-ce que je voulais te dire depuis si longtemps, qui envahit et paralyse mon esprit ? C'est simple. Je crois que je suis amoureux de toi. Et quand je dis c'est simple c'est que je m’imagine déjà dans une société idéale où effectivement il ne relèverait pas de la peine de mort d’exprimer simplement ses sentiments.
Mais voilà, cette société, elle n'existe pas encore, et tout ce que je vois autour de moi est là pour me rappeler qu'elle n'est pas près de naître. Mon seul espoir étant que l'acte d'amour que j'accomplis aujourd'hui engendre des idées, des valeurs desquelles naîtra un jour cette Société tant rêvée.
C'est très ambitieux, je sais, mais c'est apparemment indispensable, car depuis que mon cœur se cogne dans ce labyrinthe, quelques fissures sont apparues qui m'ont fait comprendre plusieurs choses et espérer en même temps.
Alors, Jean-Luc, c'est à toi et à toi seul que je pouvais m'adresser, car tu es ma terre promise, ma...