Un canapé et une table basse devant. Une table et trois chaises autour. Dans un vase, trois fleurs de trois couleurs différentes.
Côté cour, se situent la cuisine, au fond en coulisses l’entrée de l’appartement, côté jardin, le reste de l’appartement.
Acte 1
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Le dialogue commence et la lumière s’installe progressivement. Valentine, Juliette et Paul sont autour de la table basse et jouent à un jeu de société de culture générale en buvant allègrement, et en écoutant de la musique. Même si Valentine semble être un peu plus avancée que ses camarades, il est clair qu’aucun des trois n’est totalement sobre. Nous prenons la conversation en cours.
Juliette : Une baraque incroyable… Et quand j’ai su que c’était juste sa résidence secondaire…
Paul (à Juliette) : C’est qui ce gars pour toi ?
Valentine : C’est à qui de jouer ?
Juliette : Mon oncle.
Etonnée, Valentine regarde Juliette.
Juliette : Je réponds à Paulo ! (en souriant) Arrête de boire…
Paul ressert un petit shot de liquide vert à chacun.
Valentine : Je pose une question, tu réponds « Mon oncle »…
Juliette (pensive) : Putain, il s’est bien démerdé ce con…
Valentine (en attrapant le dé et haussant les sourcils) : Amis de la vulgarité, welcome…
Juliette se lève et embrasse Valentine sur le coin de la bouche, sans que celle-ci ne la voit venir. Juliette va se rasseoir avec un grand sourire.
Juliette : Et ça, ma Valou, c’est de la poésie ou de la vulgarité ?
Valentine (s’essuyant la bouche) : C’est de la menthe ! Berk !
Paul : Mais tu ne le connaissais pas avant ?
Valentine souffle et consulte son portable.
Juliette : Si, je l’avais vu quand j’étais petite. Deux ou trois fois. A des baptêmes ou mariages je crois. Avec mon père, ils ont douze ans de différence, alors pas forcément trop de liens… Et puis y’a eu des embrouilles alors...
Valentine (insistant) : A qui de jouer ?
Paul : Je ne sais pas.
Valentine souffle de nouveau et se sert à boire.
Juliette (poursuivant son idée) : Ah si, je te le dis : de sacrées embrouilles ! (Un temps.) Quand on est remonté dans la voiture, mon père nous a dit : « Il est riche et vieux, deux bonnes raisons de ne plus se sentir pisser ! »
Paul (riant) : J’l’aime bien ton père, il me fait marrer !
Regard désapprobateur de Valentine vers Paul.
Juliette : Oui… si on veut…
Silence.
Valentine : Bon, c’est à qui de jouer là ?!
Paul : Et puis, avoir de l’argent, au fond… (Il tire une taffe.) Vous connaissez le mythe grec de Ploutos, dieu de la richesse ? Il est décrit comme aveugle et…
Valentine (le coupant) : Bon, Paul, on s’en fout, à toi ! (Elle lui passe le dé qu’il jette aussitôt.)
Paul : Ça pose la question : qu’est-ce que « avoir réussi sa vie » ?!
Valentine : Ouh là ! THE question ! A vos stylos, vous avez quatre heures…
Paul : Cinq. (Il déplace son pion.)
Valentine (pince sans rire) : J’ai dit quatre…
Juliette : De toute façon, y’a pas qu’une manière de réussir sa vie !
Valentine : Mais c’en est une, non ? Faut pas être hypocrite non plus…
Juliette (pas convaincue) : Mouai…
Valentine (à Paul, en donnant un coup de menton vers le plateau de jeu) : Alors ?
Paul : Civilisations et mythologie… Avec ma chance...
Juliette et Valentine pouffent de rire.
Valentine : Allez, bois avant, tiens ! Ça t’aidera !
Juliette : Impossible de trouver sinon ! Franchement, on devrait jouer sans cette catégorie.
Valentine : Civilisations et mythologie !
Juliette : Ou la remplacer ! Elle est naze.
Valentine lit la carte et éclate de rire. Elle la fait lire à Juliette qui fait de même.
Valentine : Alors là !...
Juliette : Fille d’Océan !...
Elle se lève et va nager sur le canapé. Ils rient tous.
Valentine : Bon, t’es prêt mon p’tit Paulo ?!... « Fille d’Océan et de Téthys,… j’ai donné mon nom à un fleuve, point de passage vers l’enfer. »
Paul : Styx ?....
Les deux filles s’arrêtent net de rire. Juliette, incrédule, vient vérifier la réponse.
Juliette : Oh le con !
Valentine : A chaque fois on se fait avoir Juju : faut pas jouer à ce genre de jeu avec Paulo ! (Valentine lui envoie un baiser qui vole et un clin d’œil. Léger silence ; on sent Paul gêné.)
Paul : Oh ça va… c’est « passage vers l’enfer » qui m’a fait tilt… Sinon...
Valentine : Allez, chéri-intello, rejoues.
Paul (nouveau regard gêné. Il jette le dé) : Je reviens à ton oncle, Ju’. (Valentine souffle.) C’est un peu le vieux stéréotype quand même ! (Regardant le dé) Trois. Je vais vous dire, moi, bosser cinquante heures par semaine et ne pas profiter de mon salaire, (il déplace son pion), un-deux-trois, non merci, je ne vois pas l’intérêt ! Et puis, ce n’est pas de notre génération.
Juliette : T’es gentil monsieur le fonctionnaire de l’éducation nationale ! Avec tes treize semaines de congés.
Paul : Quatorze.
Juliette : Oui ben nous, les aides-soignantes, y’a qu’en alignant les heures sup’ qu’on peut espérer un salaire décent !
Paul : Si tu aimes te faire exploiter…
Juliette : Ah c’est sûr que vous devriez nous apprendre à faire grève !…
Paul : Le rapport ?
Valentine (à Paul) : T’es tombé sur quoi ?
Juliette (ne comprenant pas) : Je quoi ?
Paul : « Arts & Littérature ».
Juliette : Ah… Le rapport ? Le rapport, c’est que chez vous les jours de grève c’est comme les jours de congés, si vous ne les posez pas, vous les perdez, non ?
Paul : C’est drôle ça Juliette !
Valentine : Bon, vous êtes sûrs que vous voulez continuer ? parce que là…
Paul et Juliette : Ah oui !
Juliette : J’adore ce jeu !
Valentine : Ça se voit… Bon, Paul…
Paul : Oui ?
Valentine (lisant) : Epeler Ornithorynque.
Paul (épelant) : O-r-n-i-t-h-o-r-i-n-q-u-e .
Valentine : Eh non ! Y’a un y ! Je le savais !...
Paul : Au début ?…
Juliette : Un Yrnithorinque ?!
Valentine : Mais non ! à la fin ! (Gentiment) Bon alors, Mr l’instituteur ?!
Paul (un peu vexé) : Boh… De toute façon, vous pouvez m’expliquer à quoi ça sert de savoir écrire « Ornithorynque » ?
Juliette : Vu comme ça…
Paul : Non mais sérieux, tu as déjà placé « Ornithorynque » dans une dissert’, toi ?
Valentine : T’as pas tort…
Paul : Même au scrabble, on ne peut pas !
Juliette : Ah bravo !.... Ah, elle est belle la France !
Paul : Je sais, d’accord, je ne devrais pas dire ça mais bon…
Valentine : Bon, c’est à qui ? A moi ?
Paul (légèrement énervé) : Valentine… Ça fait vingt minutes qu’on joue et après moi, oui, c’est à toi !…
Valentine : OK. (Elle s’empare du dé.)
Paul (taquin) : Ça vaudrait le coup de retenir : c’est pareil à chaque tour...
Juliette (pensive, étant restée sur son idée) : En fait, nous, pour gagner plus, faut qu’on travaille plus ; vous, il vous suffit de faire grève, c’est-à-dire travailler moins… Putain, c’est mal foutu quand même…
Paul (lui lançant un coussin) : Ouh là, Juliette, tu patines ! Allez, bois : (prenant une voix autoritaire, tout en la servant) « Melle Brunet, je vous demande de faire ce soir des verres supplémentaires ! »
Valentine (après avoir pris une grande gorgée) : Plaignez-vous ! Moi, j’en suis pas aux heures supplémentaires, j’aimerais juste faire les heures réglementaires ! Juste pouvoir faire mon métier trente-cinq heures par semaine ! et non par mois ! (Elle jette le dé.) Bon allez, à moi ! (Regardant le dé.) Six ! (Elle se lève.) Et bim ! Six !
Juliette bouge le pion de Valentine.
Juliette : « Les grandes dates de l’histoire ». Prête ?
Valentine (guillerette) : Affutée comme un frelon ! On me surnomme l’avion de chasse. Cerveau surpuissant, carlingue aérodynamique, airbag intégré ! Et comme j’ai que ça à foutre de mes journées, entre deux envois de CV et l’aspirateur, j’ai appris par cœur toutes les cartes du jeu ! Allez-y, j’suis prête !
Juliette (lisant) : Marignan !
Paul : Et moi j’m’tape l’ornithorynque !...
Juliette : Pauvre animal…
Valentine (narguant Paul en gigotant) : Et oui !... Je vais gagner !... Qui c’est qui va gagner ?... C’est Valou !..
Juliette : Bon alors, Marignan ?
Valentine : Marignan ! Facile : (elle épelle) M-A-R-I-G-N-A-N ! Et bing ! (Elle commence à faire la danse de la victoire.)
Paul et Juliette se regardent, puis éclatent de rire.
Paul : On te demande une date !
Valentine (en riant) : Mais ta gueule !... Une date ? 21 juillet 89, la seule qui ait de l’importance : (elle monte sur la table basse ou sur le canapé) le jour où ce bas-monde est sorti de l’obscurité, la naissance d’une créature superbe, mi-humaine, mi-déesse, qui allait répondre aux défis de l’humanité…
Juliette : OK… dis, si la mi-déesse pouvait juste redescendre deux minutes pour répondre à la question des humains, ça nous arrangerait… Elle est givrée cette nana ! (Elle tire sur sa jupe pour la faire descendre.) La date de la bataille de Marignan, Val’?
Valentine : Un jeudi ? (Elles éclatent de rire et partent dans une valse-tango-salsa)
Paul (se roulant une cigarette) : Non mais sérieux les filles, vous ne tenez plus l’alcool ! C’est la trentaine qui vous fait ça ?!
Juliette : Non mais c’est un peu l’hôpital qui demande la charité, là ! Ecoutez-le l’autre ! J’te signale mon Paulo que c’est toi le plus vieux !
Valentine : Exactement !
Paul : OK, mais on dit : « L’hôpital qui se fout de… »
Valentine (se resservant) : Monsieur a redoublé sa seconde pour m’attendre !
Paul (pour lui-même) : Et puis merde…
Valentine : Tu te souviens Paul ?... (Elle va se mettre à côté de Juliette.) J’ai direct craqué pour sa façon de parler, son p’tit côté intello, sa culture, sa façon de penser… j’ai tout de suite su que tu serais quelqu’un…
Paul : Un instit’ ! Super…
Juliette : Mais c’est un magnifique métier !
Valentine : Mais oui !
Juliette : Vous vous souvenez quand on a regardé ensemble le film « Primaire » : moi, je chialais comme une madeleine ! Ça me… ça me… transporte, moi ! La part que vous prenez dans la vie des enfants, c’est tellement beau !… Et sans le savoir le plus souvent… Vos mots, vos manies, vos regards, vos sourires et vos remontrances aussi : vous entrez dans leurs vies, dans leurs mémoires, tu comprends, pour souvent ne plus jamais en sortir…
Valentine : On continue à jouer ou… ?
Juliette : Vous êtes, tu es Paul, une pierre dans leur construction de môme…
Valentine : Ou pas ?...
Juliette : …dans leurs fondations, à jamais !
Paul (à Juliette) : Eh bai, ils devraient t’embaucher au ministère !
Juliette : Tu es quelqu’un pour eux… Tu vois, moi, ça me donne des frissons…
Paul : La réalité est devenue un peu différente malheureusement…
Valentine : Et puis tu feras de toute façon autre chose de ta vie,...