Ödön von Horváth
Casimir et
Caroline
(Kasimir und Karoline)
Nouvelle traduction française de
Henri Christophe
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Casimir
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Caroline
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Tapp
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Pick
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Le Bonimenteur
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Le Lilliputien
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Juppmacker
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Franzel Mark
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Erna, sa petite amie
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Elli
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Maria
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L’Homme à la Tête de Bouledogue
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Juanita
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La Grosse
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La Serveuse
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L’Infirmier
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Le Médecin
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Phénomènes et Badauds de la Foire
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Et jamais l’amour ne passera
À la fête de la bière, en octobre, à Munich, de nos jours.
Scène 1
Le noir se fait dans la salle, l’orchestre joue l’hymne de la bière : Tant que ce brav’ saint Pierre. Puis le rideau se lève.
Scène 2
La scène : juste derrière le village des négresses à plateau. À gauche, un marchand de glaces, de nougats et de ballons. À droite, un appareil classique pour mesurer la force, tu tapes avec un maillet de bois sur un coin, un autre coin monte le long d’une hampe ; si le coin touche le sommet de la hampe, ça fait un grand boum et tu reçois une médaille, pour chaque boum, une médaille.
C’est l’après-midi, tard déjà : à l’instant, le Graf Zeppelin survole à très basse altitude l’aire de la foire ; au loin, clameurs, fanfares en règle et roulements de tambour.
Scène 3
Tapp. — Bravo Zeppelin ! Bravo Eckener ! Bravo !
Un Bonimenteur. — Hourra !
Pick. — Majestueux ! Hourra !
Un temps.
Un Lilliputien. — Quand on y pense, l’homme, à tout ce que nous sommes arrivés déjà…
Il agite son mouchoir. Un temps.
Caroline. — II ne va pas tarder à disparaître, le Zeppelin…
Le Lilliputien. — À l’horizon.
Caroline. — Je ne le vois presque plus…
Le Lilliputien. — Je le vois encore très distinctement, moi.
Caroline. — Je ne vois plus rien maintenant. (Elle aperçoit Casimir. Avec un sourire.) Tu vois, Casimir, dans pas longtemps, nous volerons tous.
Casimir. — Allez, lâche-moi un peu.
II se dirige vers l’appareil à droite et tape sur le coin devant un public muet mais intéressé ; ça ne fait boum qu’au troisième coup : alors Casimir paie et reçoit sa médaille.
Caroline. — Félicitations.
Casimir. — Pourquoi ?
Caroline. — Pour ta médaille, là.
Casimir. — Merci.
Un silence.
Caroline. — Maintenant, il vole vers Oberammergau, le Zeppelin, et puis après, il reviendra et il décrira plusieurs boucles au-dessus de nos têtes.
Casimir. — Je m’en fous ! Pendant que vingt capitaines d’industrie s’envoient en l’air, des millions de gens crèvent de faim ici-bas. Ton Zeppelin, je l’emmerde, c’est de l’esbroufe, je connais, suffit de raisonner… le Zeppelin, tu comprends, c’est un aéronef, et quand nous autres on voit voler cet aéronef, on a l’impression que nous aussi, on est du voyage… Alors que nous, c’est les semelles trouées et le coin de la table pour s’écraser la gueule dessus !
Caroline. — À te voir si triste, je deviens triste aussi.
Casimir. — Je ne suis pas quelqu’un de triste.
Caroline. — Si. Tu es un pessimiste.
Casimir. — Ça oui. Quand on est intelligent, on est forcément pessimiste. (Il l’abandonne à nouveau pour taper sur le coin. Cette fois-ci, ça fait trois fois boum, il paie et reçoit trois médailles. S’approchant à nouveau de Caroline.) Tu peux rire, toi, t’as pas à t’en faire. Je te l’avais dit : je n’irai pas à ta foire, pour rien au monde ! Hier, j’ai été renvoyé ; demain, je pointe au chômage, mais aujourd’hui on s’amuse, on rit aux éclats.
Caroline. — Je n’ai pas ri.
Casimir. — Mais si, tu as ri. Tu as bien raison… Tu as toujours ta paie, toi, et tu vis chez tes parents qui ont droit à la retraite. Je n’ai plus de parents, moi, je suis seul dans le monde, tout ce qu’il y a de plus seul.
Un silence.
Caroline. — Nous pesons peut-être trop lourd l’un sur l’autre…
Casimir. — Qu’est-ce que tu veux dire ?
Caroline. — Parce que tu es un pessimiste, et moi aussi, tu vois, j’aurais plutôt tendance à la mélancolie… Tout à l’heure, par exemple, quand le Zeppelin…
Casimir. — Mais ferme ta gueule, toujours avec ton Zeppelin !
Caroline. — Arrête de me crier après tout le temps, je n’ai pas mérité ça !
Casimir. — Va te faire voir !
II sort.
Scène 4
Caroline le suit du regard ; puis elle se dirige lentement vers le marchand de glaces, achète un cornet et, pensive, lèche sa glace. Juppmacker, lui, en est à lécher sa deuxième glace.
Caroline. — Qu’est-ce que vous avez à me regarder avec cet air idiot ?
Juppmacker. — Pardon ! Je pensais à tout à fait autre chose.
Caroline. — C’est ça.
Un silence.
Juppmacker. — Je pensais au Zeppelin.
Un silence.
Caroline. — Le Zeppelin s’est envolé vers Oberammergau.
Juppmacker. — Vous avez déjà fait le pèlerinage d’Oberammergau, mademoiselle, voir la Passion du Christ ?
Caroline. — Trois fois déjà.
Juppmacker. — Chapeau !
Un silence.
Caroline. — Mais les gens là-bas, c’est pas des saints non plus. L’homme est mauvais partout.
Juppmacker. — II ne faut pas dire cela, mademoiselle ! L’homme n’est ni bon ni mauvais. Seulement, le système actuel le contraint à être plus égoïste que nature, pour subsister. Vous me comprenez ?
Caroline. — Non.
Juppmacker. — Vous allez me comprendre. Supposons : vous êtes amoureuse d’un homme. Supposons ensuite : cet homme devient chômeur. Alors ١’amour flanche, automatiquement.
Caroline. — Ça, je ne crois pas.
Juppmacker. — C’est sûr et certain !
Caroline. — Non ! Si son homme a des ennuis, une femme de qualité lui sera d’autant plus attachée, c’est du moins ce que j’imagine.
Juppmacker. — Pas moi.
Un silence.
Caroline. — Vous savez lire dans la main ?
Juppmacker. — Non.
Caroline. — Peut-on savoir le métier de monsieur ?
Juppmacker. — Devinez.
Caroline. — Mécanicien de précision.
Juppmacker. — Non. Tailleur.
Caroline. — Ça alors, je n’aurais pas cru.
Juppmacker. — Et pourquoi non ?
Caroline. — Parce que je n’aime pas les tailleurs. Les tailleurs ont tous la grosse tête.
Un silence.
Juppmacker. — Moi, c’est une exception. Un jour, j’ai réfléchi au problème de la fatalité.
Caroline. — Vous aussi, vous aimez la glace ?
Juppmacker. — C’est ma seule passion.
Caroline. — La seule ?
Juppmacker. — Oui.
Caroline. — Tant pis !
Juppmacker. — Pourquoi ?
Caroline. — Il vous manque quelque chose, je veux dire.
Scène 5
Casimir réapparaît et fait signe à Caroline de le rejoindre. Caroline s’exécute.
Casimir. — Qui c’est, là-bas, le type avec qui tu parles ?
Caroline. — Un ami à moi.
Casimir. — Depuis quand ?
Caroline. — Oh, depuis longtemps. Nous venons exceptionnellement de nous rencontrer. Tu ne me crois pas ?
Casimir. — Pourquoi je ne te croirais pas ?
Un silence.
Caroline. — Qu’est-ce que tu me veux ?
Un silence.
Casimir. — Qu’est-ce que tu voulais dire tout à l’heure quand tu as dit qu’on pèse trop lourd l’un sur l’autre ? (Caroline garde un silence malicieux.) Est-ce qu’éventuellement on ne serait pas faits l’un pour l’autre ?
Caroline. — Éventuellement.
Casimir. — Alors est-ce qu’éventuellement cela voudrait dire qu’éventuellement on devrait se séparer, et que tu as ce genre d’idées en tête ?
Caroline. — Ce n’est pas le moment de me poser des questions !
Casimir. — Et pourquoi non, si tu permets ?
Caroline. — Parce qu’en ce moment je suis énervée. Et que, dans cet état, je ne te dirais rien de sensé !
Un silence.
Casimir. — Bon. Bon. C’est donc bien ça. Exactement ça. Il n’y a pas d’exception. Ridicule !
Caroline. — Qu’est-ce que tu racontes ?
Casimir. — C’est ça, exactement ça !
Caroline, le dévisageant. — Quoi ?
Un silence.
Casimir. — Tu ne trouves pas ça étrange peut-être que, le jour où on m’a renvoyé, tu t’aperçoives qu’éventuellement on ne serait pas faits l’un pour l’autre…
Caroline. — Je ne te comprends pas, Casimir.
Casimir. — Réfléchis. Réfléchis, mademoiselle !
Un silence.
Caroline, brusquement. — Quel ingrat tu fais ! Est-ce que je n’ai pas toujours été de ton côté ! Tu ne te rappelles pas peut-être toutes les embrouilles que j’ai eues avec mes parents parce que je ne me suis pas fiancée avec un fonctionnaire, que je n’ai pas voulu renoncer à toi, et que j’ai toujours pris ton parti ?
Casimir. — Ne t’excite pas, mademoiselle. Pense plutôt à ce que tu m’as fait.
Caroline. — Et qu’est-ce que tu me fais, toi ?
Casimir. — Je constate une vérité. Voilà. Et maintenant je te plante là.
II sort.
Scène 6
Caroline le suit du regard ; puis elle se tourne vers Juppmacker. Déjà, le soir tombe.
Juppmacker. — Qui était ce monsieur ?
Caroline. — Mon fiancé.
Juppmacker. — Vous êtes fiancée ?
Caroline. — II m’a fait beaucoup de peine, à l’instant. Hier, on l’a renvoyé, et voilà qu’il prétend que, parce qu’on l’a renvoyé, je veux le quitter.
Juppmacker. — Toujours la même chanson.
Caroline. — Parlons d’autre chose !
Un silence.
Juppmacker. — Tenez, là-bas, il nous observe.
Caroline. — J’aimerais bien aller sur le grand ٨, maintenant.
Juppmacker. — Ça coûte cher.
Caroline. — Mais puisque je suis là, et que je me l’étais promis ! Allez, faites un tour avec moi !
Juppmacker. — Un seul alors.
Caroline. — À vous de voir !
Noir.
Scène 7
L’orchestre joue L’Idylle des vers luisants.
Scène 8
Autre lieu : à côté du grand 8, là où finit l’aire de la foire. L’endroit est un peu à l’écart et faiblement éclairé. La nuit est tombée, au loin scintillent les lumières de la fête. Caroline et Juppmacker entrent, écoutant fuser les rames du grand 8 et les gens hurler de plaisir.
Scène 9
Caroline. — Ça, c’est le vrai grand ٨. Il y en a un autre, mais il finit beaucoup trop vite. La caisse est par là. Zut, ça a craqué.
Juppmacker. — Qu’est-ce qui a...