Daphné du Maurier
Ces Trois
Dernières
Années
(The Years Between)
Traduction française
de Catherine Romensky et Jean-Joël Huber
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Diana Wentworth
|
Michael Wentworth
|
Richard Llewellyn
|
Robin
|
Nounou
|
Sir Ernest Foster
|
Le Vicaire
|
La Femme du vicaire
|
Venning
|
Mlle Jameson
|
L’action se déroule dans la bibliothèque du Vieux Manoir, la maison de campagne des Wentworth.
Acte I
Scène 1 : Hiver 1942. En fin d’après-midi.
Scène 2 : Avril 1945. Un samedi après-midi.
Scène 3 : Le lundi suivant, en début de soirée.
Acte II
Scène 1 : Un mois plus tard, le matin.
Scène 2 : Le même jour, l’après-midi.
Scène 3 : Le même jour, en début de soirée.
Décor
La bibliothèque du Vieux Manoir. C’est une belle pièce ancienne, encombrée de livres, avec au fond, à droite, une vieille armoire à livres, une fenêtre et une porte-fenêtre donnant sur une terrasse ou un jardin. À gauche, une porte donne sur le hall d’entrée, que l’on aperçoit lorsque celle-ci est ouverte. À droite, une autre porte conduit aux autres pièces. Des livres tapissent les murs à gauche. À droite, on trouve une grande cheminée à foyer ouvert. Au centre à droite, il y a un canapé et une chaise, au centre à gauche un fauteuil et une table longe le mur devant les étagères. La pièce doit suggérer le repos, la détente, un lieu où il fait bon vivre. On sent qu’un homme a vécu ici. C’était sa pièce.
Note sur les personnages
Il y a cinq personnages principaux dans cette pièce. Le premier à apparaître est Robin, âgé d’environ dix ans. C’est un petit garçon sympathique et plutôt original.
Robin est seul. Puis entre Nounou. On lui donnerait n’importe quel âge, elle est mince avec un visage quelconque, mais très compétente. Elle travaille pour la famille depuis la naissance de Robin et elle est restée à son service après le début de sa scolarité.
Les autres personnages que nous verrons plus tard sont Diana, Richard et Michael. Diana est la mère de Robin, elle a environ trente-cinq ans. Au début de la pièce, elle est calme et mélancolique, en raison d’un chagrin récent, mais elle évoluera au fil de la pièce, laissant apparaître une force et une efficacité, que sa beauté ne laissait pas présager.
Richard est le type même de l’homme tranquille, solide et fumeur de pipe sur lequel les femmes peuvent compter et qu’elles finissent souvent par épouser. Dès le début, on doit spontanément ressentir de l’affection pour Richard.
Michael, le mari de Diana et le père de Robin, dégage une tension qui met le spectateur mal à l’aise, dès l’instant où il revient à la maison. Il ne dégage pas de sérénité — du moins, pas la sérénité de Richard. Quand Michael est présent, l’atmosphère est tendue, pleine d’appréhension.
Acte I
Scène 1
C’est un après-midi brumeux de fin d’automne, et la pluie est tombée toute la journée. Robin est allongé sur le sol, regardant un gros atlas ouvert devant lui. Il y a aussi un globe terrestre à sa gauche. Nounou entre avec un plateau et une nappe, traverse la pièce vers le canapé, sur lequel elle pose le plateau. Elle va vers une petite table au fond, qu’elle fait rouler jusque devant le canapé.
Nounou. — Robin, vous allez vous fatiguer les yeux dans ce coin sombre. Soyez un bon garçon, rangez votre livre et tirez les rideaux pour le couvre-feu, pendant que je prépare les choses pour le thé.
Elle lui parle doucement, comme si elle ne voulait pas faire preuve d’autorité.
Robin. — Il est encore trop tôt pour le couvre-feu.(Il regarde toujours son atlas, mais se met en position accroupie.) Nounou ?
Nounou. — Oui, Robin ?
Elle pose la nappe sur la table.
Robin. — La Méditerranée est-elle vraiment aussi grande qu’elle en a l’air sur la carte ?
Nounou va du canapé à l’armoire et prend une deuxième nappe dans le tiroir.
Nounou. — Je ne sais pas. C’est vous qui allez à l’école. Vous devriez le savoir mieux que moi.
Elle lui jette un coup d’œil furtif et continue à installer le nécessaire pour le thé. Elle pose la deuxième nappe sur le canapé.
Robin. — Ça a l’air affreusement grand. Je ne pense pas qu’un avion ait beaucoup de chances d’être retrouvé, une fois qu’il a été forcé à descendre. (Nounou ne répond pas.) Le facteur est déjà passé ?
Nounou, calmement. — Pas encore. (On sent qu’elle répète souvent cette phrase.) Vous savez que le facteur ne passe pas avant six heures. Allez, Robin, si vous restez par terre, vous allez salir vos vêtements. (Robin se lève, prend l’atlas, le pose sur la table du fond et renverse en passant la canne à pêche qui était posée contre la table.) Attention, Robin — la canne à pêche de votre père !
Elle parle sévèrement. Robin a l’air effrayé. Il attend un moment, puis la ramasse rapidement.
Robin, soulagé. — Elle n’est pas cassée. (Pendant un moment, la nounou regarde fixement dans le vide, puis elle détourne le regard. Robin s’avance et dit lentement, avec un peu de nervosité.) Ça n’aurait pas vraiment eu d’importance, si elle avait été cassée, n’est-ce pas, Nounou ? (Il a encore cette étrange insensibilité de l’enfance.) Plus maintenant ?
Nounou, bouleversée. — Robin, vous ne devriez pas parler ainsi. Si votre mère vous entendait... (Robin repose la canne à pêche contre la table et reprend le globe, qu’il dépose au bout de la table. Il va ensuite vers la petite table pour aider à préparer le thé.) Allez, venez m’aider à tout installer pour le thé. J’ai réussi à avoir une petite gourmandise — un peu de miel. Attention avec les scones, l’assiette est encore chaude.
On entend les aboiements d’un chien.
La voix de Richard, à l’extérieur. — Non, Sandy, va-t’en mon vieux, tu ne rentreras pas à l’intérieur avec tes pattes pleines de boue. Couché, couché... j’ai dit couché... Bon garçon.
Robin monte sur le canapé et regarde par la fenêtre. Nounou met les scones au chaud dans la cheminée.
Robin, souriant. — Voilà oncle Richard. (Il s’élance vers la porte-fenêtre et tombe sur Richard, vêtu d’un imperméable.) Bonjour, oncle Richard.
Richard. — Bonjour, Robin. Comment vas-tu ?
Richard entre et enlève son manteau. Robin ferme la porte-fenêtre puis le rejoint.
Robin. — J’ai un rhume. Nounou ne m’a pas laissé sortir, sinon je serais venu vous voir. Vous êtes venu prendre le thé ?
Richard. — Oui, si Nounou en a suffisamment pour moi.
Nounou, avec un sourire (comme nous, elle aime Richard). — Bien sûr, M. Llewellyn. Robin, va te laver les mains.
Richard. — Tu veux bien prendre mon manteau, Robin ? (Robin prend son manteau et sort en courant.) Mme Wentworth n’est pas encore rentrée ?
Nounou. — Non, Monsieur. Elle a dit qu’elle prendrait le train de ٣h١٠ et trouverait sûrement à un taxi à la gare.
Richard. — Rien de neuf, je suppose ?
Nounou. — Non, Monsieur.
Richard. — Pensait-elle apprendre quelque chose de nouveau à Londres ?
Nounou. — Je ne sais pas, Monsieur. Elle m’a si peu parlé. Vous savez comment elle a été ces derniers temps, tellement calme et renfermée. Quand je pense que, pendant toutes ces années, elle n’a vécu que pour le colonel ! Il passait avant tout, Monsieur, et maintenant — parfois je pense qu’il vaudrait mieux qu’elle craque un bon coup.
La voix de Nounou se brise, elle se détourne et prend un mouchoir.
Richard, lui tapotant l’épaule et passant devant le canapé pour aller vers la cheminée. — Oui, je sais exactement ce que vous ressentez, Nounou, mais vous devez tenir bon. Sans vous, la maison s’écroulerait.
Nounou sourit à travers ses larmes et se mouche.
Nounou. — C’est la façon dont ça s’est passé qui est si terrible — l’avion qui s’écrase subitement et dont on ne retrouve plus aucune trace. Je me souviens que, lorsque mon père est mort, d’une certaine manière, nous nous sommes tous sentis soulagés après l’enterrement — cela peut sembler étrange et insensible à dire, mais là... le choc a été tellement brutal et éprouvant pour Mme Wentworth, et le garçon est un paquet de nerfs.
Richard. — J’aimerais tellement pouvoir faire plus.
Nounou. — Oh, mais vous êtes d’une grande aide, Monsieur, vraiment. Le seul fait de vous savoir à proximité signifie beaucoup pour Mme Wentworth. Elle me l’a encore dit la veille de son départ pour Londres.
Richard. — Elle vous a dit ça ?
Nounou. — J’espère que vous me pardonnerez — cela vous paraîtra peut-être présomptueux que je dise ça, mais vous êtes un gentleman d’une grande constance. Avec vous, les gens savent à quoi s’attendre. Et c’est très rassurant, vous savez.
Richard, souriant. — Merci, Nounou.
Nounou. — Au début, lorsque vous êtes venu vous installer ici et que vous avez racheté la ferme du vieux Rawlin, je me rappelle avoir pensé : « Il ne restera pas longtemps. », même si vous étiez un ami de la famille.
Richard. — Encore un autre citadin venu jouer au paysan, hein ?
Nounou, l’admettant. — Oui. Mais je me suis vite aperçue que j’avais tort. Et les gens du village aussi. (Elle se dirige vers la porte de droite.) Je dois aller chercher votre thé, Monsieur.
Richard. — Nounou ?
Nounou, se retournant. — Oui ?
Richard. — Je veux que vous sachiez que — si jamais vous vous inquiétez pour Mme Wentworth, ou pour le garçon, vous pouvez venir me voir. (Un temps.) Juste ça.
Nounou. — Merci, M. Llewellyn. (Un temps.) Vous savez, pendant toutes ces années que j’ai passées auprès d’eux, le colonel ne m’a jamais parlé comme ça. (Elle ajoute lentement.) Il était très intelligent et tout ça — mais il avait son caractère.
Elle se tourne vers la table, prend la photo de Michael qui s’y trouve et la regarde. Richard ne répond pas. À ce moment, Robin entre. Il les regarde avec méfiance.
Robin. — De quoi parlez-vous tous les deux ?
Richard. — Nounou me disait que tu étais un sacré forban. (Robin rejoint Richard.) Voyons un peu tes mains. (Il les examine en plaisantant.) C’est bien ce que je pensais. Tu n’as pas beaucoup fait baisser la ration de savon.
Nounou, sur un ton de reproche. — Oh, Robin.
Robin, impérieux. — Ne faites pas tant d’histoires, Nounou. Allez plutôt chercher le thé. Oncle Richard est affamé.
Nounou et Richard sourient. Nounou sort à droite. Richard s’assied sur la chaise et Robin sur l’accoudoir du canapé.
Robin. — Est-ce que Nounou a pleuré ?
Richard. — Je n’ai rien remarqué.
Robin. — Je crois quand même qu’elle a pleuré. (Un temps.) Oncle Richard, il y a un élève qui s’appelle Dawson à l’école. Son père a été tué le trimestre dernier.
Richard. — Pas de chance... Dis, il commence à faire un peu sombre, non ? Et puis, c’est l’heure du couvre-feu. Tu t’occupes de ce rideau et je m’occupe de celui-là.
Richard se lève, allume la lampe au-dessus de la cheminée, et tire le rideau devant la porte-fenêtre pendant que Robin tire celui de la fenêtre. Nounou apporte le thé et un cake aux raisins.
Nounou. — Je préparerai du thé frais quand Mme Wentworth sera rentrée. Voilà un cake aux raisins. Je sais que vous les appréciez.
Richard. — Un de ces jours, Nounou, je vais être obligé de vous dénoncer pour stockage illégal de nourriture.
Robin. — Peuh, ce n’est rien. Oncle Richard, vous devriez voir le placard à provisions. Il est tellement plein à craquer qu’il gémit.
Nounou. — Ne vous occupez pas de mon placard à provisions. Savourez votre thé.
Nounou fait un petit signe de tête et sort.
Robin, s’asseyant sur le canapé, avec sérieux. — Je vais servir le thé. C’est moi qui reçois aujourd’hui.
Richard. — Très bien.
Robin. — C’est amusant, non ?
Richard. — Qu’y a-t-il d’amusant ?
Robin. — Je n’avais jamais été celui qui reçoit. (Richard prend des scones dans l’âtre de la cheminée, lève les yeux au ciel, mais Robin, trop occupé à verser le thé, ne le remarque pas). Vous savez, oncle Richard, j’ai finalement décidé de ne pas m’engager dans l’armée.
Richard, s’asseyant sur le canapé. — Oh, vraiment ? Et pourquoi donc ?
Robin. — Eh bien, vous voyez — en fait, je n’en avais jamais vraiment eu envie. Mais, étant militaire de carrière, papa était si enthousiaste à cette idée, que je me sentais un peu obligé de faire ce choix. Maintenant bien sûr, je peux faire ce qui me plaît.
Il boit son thé.
Richard. — Tu n’as pas encore onze ans, mon vieux ; tu as tout le temps pour décider de ces choses-là. Mieux vaut attendre de voir comment la guerre évolue. Tu veux un scone ?
Robin. — Merci. (Il se sert de miel.) Je suppose que maman n’aura pas d’objection. En fait, elle était toujours d’accord avec papa. Il le fallait bien. Vous voulez du miel ? Il y a des tas de choses que j’aimerais faire. Je n’en avais jamais eu l’occasion, jusqu’à maintenant. (Il oublie qu’il est celui qui reçoit et tend sa tasse à Richard.) Puis-je avoir un peu plus de thé, s’il vous plaît ?
Richard. — Je croyais que c’était toi qui recevais ? Où est ta tasse ?
Robin, lui tendant sa tasse. — Je pense que je vais probablement me lancer dans l’agriculture, comme vous. C’est très pratique que vous habitiez si près, parce que vous pourrez me montrer les ficelles du métier.
Il prend un air supérieur. Richard est amusé.
Richard. — Avec plaisir, quand tu voudras.
Robin, s’appuyant sur le canapé. — Papa n’était pas très intéressé par l’agriculture. Mais je suppose que, lorsqu’on écrit des livres, qu’on est à la fois membre du Parlement et soldat, il ne reste pas beaucoup de temps pour s’occuper des vaches, des cochons et de tout le reste.
Richard. — Effectivement.
Robin. — Je suis content, oncle Richard, que votre jambe vous ait empêché d’aller à l’armée.
Richard, dubitatif. — Merci. (Il mange un scone.) Ces scones sont délicieux.
Robin. — Oui. (Toujours avec son air supérieur :) Nounou dit que, dans votre ferme, vous faites du sacrément bon travail, et que vous êtes aussi utile au pays que si vous étiez au front.
Richard. — Nounou est très gentille.
Robin. — Bien sûr, quand tout sera terminé, ce ne sera pas aussi prestigieux que si vous aviez été soldat. Si vous vous mariez un jour et que vous avez des enfants, en ayant passé la guerre sur une ferme, vous n’aurez sans doute pas grand-chose à leur raconter.
Richard. — Oui, Robin, c’est probable Puis-je avoir une part du cake de Nounou ?
Robin. — Oui, bien sûr. (Il se lève, coupe une tranche de cake et la tend à Richard, tout en en prenant une pour lui-même. Soudain, il se rend compte qu’il a peut-être blessé Richard.) Cela dit, je ne pense pas que vos enfants s’en soucieraient vraiment, parce que vous êtes un sacrément bon fermier. Mais à l’école, avoir un père célèbre, ça fait une différence. Tous nos professeurs ont lu les livres de papa, et M. Wilmot est même allé à Londres pour entendre son discours d’investiture à la Chambre. Vous savez, — (il est encore impressionné) — il a dit que c’était probablement le meilleur discours d’investiture depuis des années et des années.
Richard. — J’en suis certain.
Robin se lève, va à la table à gauche et allume la lampe posée dessus.
Robin, mâchonnant. — Le courrier est affreusement en retard aujourd’hui. Il est cinq heures passées depuis longtemps.
Il fixe à nouveau la canne à pêche et la touche.
Richard, doucement. — Mieux vaut ne pas y toucher, Robin. Ce sont des choses fragiles. (Richard se lève pour aller vers la cheminée allumer sa pipe. Robin s’assied dans le fauteuil. Un temps.) Si Nounou te laisse sortir demain, il faut absolument que tu viennes à la ferme voir mon nouveau tracteur. Il est arrivé ce matin et le pauvre vieux Jim en a une peur bleue. « Pourquoi avez-vous acheté une chose pareille ? » a-t-il dit. « On n’a pas déjà assez à faire ? »
Robin. — Je n’aime pas les tracteurs. Ils sont beaucoup trop lents. Oncle Richard, quelle est la vitesse la plus élevée que tu aies jamais atteinte en voiture ?
Richard. — Oh, je ne sais pas. Ma vieille Alvis devait frôler les quatre-vingts.
Robin. — Dawson m’a dit que leur Bentley montait régulièrement à quatre-vingt-dix. (Un temps.) Dawson portait un brassard noir à son bras, le trimestre dernier, quand son père a été tué. (Il regarde son bras gauche.) Je me demande si Nounou pourrait m’en faire un ? (Encore un temps. Puis on entend des voix dans le hall d’entrée. D’un ton animé :) Voilà maman. (Il se lève et court vers la porte en criant.) Bonjour, maman, vous êtes affreusement en retard.
Il sort. Richard regarde vers la porte. Son expression change. On se rend immédiatement compte à quel point il aime Diana. La porte s’ouvre. Diana entre, pâle et fatiguée, mais néanmoins très belle, entourant Robin de son bras droit. Nounou la suit.
Diana. — Mon chéri. (Elle le prend dans ses bras et l’embrasse.) Est-ce que ton rhume va un peu mieux ?
Robin. — Il a totalement disparu, mais Nounou ne me croit pas.
Richard. — Bonjour, Diana.
Diana, s’avançant. — Richard, comme c’est gentil à vous ! J’espérais que vous seriez là. (Elle jette un coup d’œil sur la table.) Pas de courrier ?
Nounou. — Non, pas encore.
Elle se dirige vers la table pour prendre la théière, la tasse et la soucoupe de...