Un salon d’aspect désuet, meublé d’un canapé et d’une table basse. Antoine, la quarantaine passée pouvant aller jusqu’à la soixantaine, en jogging d’intérieur, arrive avec une pile de copies qu’il pose sur la table. Il met un 33 tours de musique classique ou de jazz sur un électrophone hors d’âge et s’installe sur le canapé pour corriger ses copies. Juliette, sensiblement le même âge, arrive. Elle porte un imperméable et tient un vieux cartable en cuir à la main. La musique étant assez forte, Antoine ne remarque pas l’arrivée de Juliette qui arrête l’électrophone pour se faire entendre.
Juliette – Mais qu’est-ce que tu fais ?
Antoine – Je corrige mes copies ! Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?
Juliette – Je te rappelle qu’on a des invités… Ils arrivent dans une demi-heure ! Tu aurais pu commencer à te préparer… Ne me dis pas que tu avais oublié ?
Antoine – Oublié ? Mais pas du tout ! Disons qu’à cet instant précis, ça m’était sorti de la tête... Mais ça me serait sûrement revenu à un moment ou à un autre…
Juliette pose son cartable et ôte son imperméable.
Juliette – Quand ils auraient sonné à la porte, par exemple.
Antoine – Ce n’est qu’un apéritif. Ça ne demande pas des heures de préparation. C’est bien pour se simplifier la vie qu’on ne les a pas invités à dîner, non ?
Juliette – Justement… Déjà qu’on ne se foule pas trop… Qu’ils aient au moins l’impression en arrivant qu’on a fait un minimum d’efforts pour les recevoir… Allez range tes copies, et aide-moi un peu !
Antoine commence à s’affairer avec Juliette pour mettre un peu d’ordre dans la pièce et poser sur la table le nécessaire pour prendre l’apéritif.
Antoine – Ç’aurait quand même été plus simple que Sonia soit là avec nous pour les recevoir… Ce sont ses futurs beaux-parents, après tout ! C’est elle qui va devoir les supporter pendant le restant de sa vie, pas nous.
Juliette – Elle s’est dit qu’on serait plus à l’aise pour faire connaissance si elle n’était pas là avec son fiancé, ça se comprend. Et puis ce n’est pas une corvée, non plus. On ne reçoit jamais personne…
Antoine – Avoue que c’est un peu embarrassant d’accueillir chez soi des gens qu’on n’a jamais vus de sa vie…
Juliette – Qu’est-ce que tu voulais qu’on fasse ? Qu’on les invite à prendre un pastaga au bistrot d’à côté, pour nous éviter le dérangement ?
Antoine – Ils auraient pu nous inviter, eux.
Juliette – Ils habitent à Lyon ! Si c’était eux qui nous avaient invités, on était bon pour quatre heures de TGV aller-retour. Je ne suis pas sûre qu’on aurait gagné au change…
Antoine – Ne me dis pas qu’ils font le déplacement depuis Lyon juste pour prendre l’apéro avec nous ?
Juliette – Ils ont eu la politesse de dire à Sonia qu’ils avaient prévu de passer le week-end à Paris de toute façon, mais bon… Ça ne m’étonnerait pas qu’ils fassent le voyage spécialement pour nous rencontrer. Alors s’ils arrivent et qu’ils voient qu’on n’a même pas pris la peine de mettre quelques olives sur la table…
Antoine met justement des olives sur la table, et un saucisson qu’il s’apprête à couper en rondelles.
Antoine – Tiens, les voilà, les olives…
Juliette – Je me demande si on ne ferait pas mieux d’éviter le saucisson…
Antoine – Pourquoi ? J’aime bien ça, le saucisson, moi… C’est de la Rosette de Lyon, justement. Je l’ai achetée à Auchan en leur honneur.
Juliette – Il y a cinq minutes, tu ne savais même pas qu’ils étaient de Lyon !
Antoine – Une intuition.
Juliette – Enfin, le problème n’est pas là…
Antoine – Parce qu’il y a déjà un problème ?
Juliette – Notre futur gendre s’appelle Djamel… Ses parents sont sûrement musulmans, comme lui…
Antoine – Djamel, c’est un prénom arabe ?
Juliette – Oui, quand même… Et puis il est assez typé, non ?
Antoine – Qu’est-ce que tu entends par typé ?
Juliette – Il est un peu… basané. Il est noir, quoi.
Antoine – Notre futur gendre est noir ?
Juliette – Tu n’avais pas remarqué ?
Antoine – Ça ne m’avait pas frappé, non.
Juliette – Enfin, noir… Pas comme un Africain… Comme Yannick Noah, si tu veux…
Antoine – Ah, oui, d’accord… Il n’est pas vraiment noir donc.
Juliette – Noir très clair… Il est métis, si tu préfères.
Antoine – Et son père, il s’appelle comment ?
Juliette – Omar, je crois…
Antoine – Ah, oui, ça c’est un prénom africain, c’est clair.
Juliette – D’Afrique du Nord, en tout cas.
Antoine – C’est marrant, jusqu’ici, je n’avais jamais envisagé cette union sous un angle ethnique…
Juliette – Ça prouve au moins qu’on n’est pas raciste.
Antoine – Oui… C’est sûrement aussi parce que Sonia a rencontré Djamel à HEC… Si elle l’avait trouvé sur la dalle de la cité d’à côté, ça nous aurait peut-être frappé avant qu’il s’appelait Djamel et pas Jean-Baptiste…
Juliette – Tu crois ?
Antoine – C’est dingue comme les minorités visibles ont tendance à passer inaperçues à partir d’un certain niveau de diplômes, de revenus ou de célébrité… Prends Obama, par exemple. Franchement, il faut vraiment être américain pour remarquer qu’il est noir, non ?
Juliette – Le principal, c’est qu’il lui plaise. Et que ce soit un gentil garçon…
Antoine – Quand même… Pour des hussards de la République, comme nous… Avoir une fille qui sort d’une grande école commerciale… Tu crois qu’on a raté quelque chose dans son éducation ?
Juliette – Un hussard de la République ? C’est comme ça que tu te vois, toi ?
Antoine – Je déconne, rassure-toi… Tu sais bien que si on a fait ce métier, tous les deux, c’est seulement pour avoir beaucoup de vacances...
Juliette – Et pouvoir faire assurer notre voiture à la MAIF…
Antoine – Et puis si notre fille peut se marier avec un Africain malgré tout, même un Africain du Nord, on culpabilisera moins d’en avoir fait un petit soldat du grand capital…
Juliette jette un regard sur le résultat de leurs préparatifs.
Juliette – Moi, c’est au sujet de notre canapé que je culpabilise… C’est la honte, non ?
Antoine – Qu’est-ce qu’il a ce canapé ?
Juliette – Il a qu’on l’a acheté juste après notre mariage à nous, Antoine ! Il a qu’il est un peu avachi... comme nous ! Tu ne crois pas qu’il serait temps d’en acheter un autre en prévision du mariage de ta fille ?
Antoine – Je m’y suis attaché, moi, à ce...