Ödön von Horváth
Don Juan
revient
de Guerre
(Don Juan kommt aus dem Krieg)
Traduction française revue et corrigée de
Henri Christophe
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Don Juan et Trente-cinq femmes
Ces trente-cinq rôles féminins, non seulement peuvent, mais doivent être interprétés par un nombre de comédiennes bien moindre, de sorte que chaque comédienne ou presque ait plusieurs personnages à jouer. Précision donnée en vue de la carrière de cette pièce sur la scène, mais également constat d’expérience : car il existe bien moins de trente-cinq types de femmes. Ce sont les mêmes types fondamentaux qui reviennent toujours, et ce sont les mêmes comédiennes qui devraient les interpréter. Il est nécessaire néanmoins de montrer trente-cinq femmes afin de donner à voir l’évolution des différents types fondamentaux.
Précisons d’abord la liste exacte des personnages, suivant l’ordre d’entrée en scène :
Don Juan
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Ses deux filles
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Deux soubrettes sur le retour
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Quatre dames
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Trois femmes
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Une dame de Berne
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Grand-mère
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La grosse
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Servante
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La blonde
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Deux filles légères
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La brune
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Mère supérieure
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Voisine
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Sœur infirmière
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Un masque
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Veuve
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Deux vieilles
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Deux stylistes
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Deux jeunes villageoises
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Serveuse
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Aubergiste
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Mère
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Deux petites filles
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Ensuite la liste récapitulative des différents types de femmes pour chacun des rôles féminins (avec, entre parenthèses, l’acte où ces rôles apparaissent) :
Première comédienne : Première soubrette sur le retour (I). Mère supérieure (I, II). Mère (II, III). Première Vieille (I, II).
Deuxième comédienne : Deuxième soubrette sur le retour (I). Veuve (II). Première Dame (II, III).
Troisième comédienne : Première Femme (I). Voisine (II). Deuxième Vieille (III). Aubergiste (III).
Quatrième comédienne : Grand-mère (I, III).
Cinquième comédienne : Servante (I, III). Deuxième Dame (II, III). Un masque (III).
Sixième comédienne : Première fille légère (I). Serveuse (II). Troisième Dame (II). Deuxième jeune villageoise (III).
Septième comédienne : Deuxième fille légère (I). Deuxième fille (II, III). Première jeune villageoise (III).
Huitième comédienne : Sœur infirmière (I). Première styliste (II). Première fille (II, III). Quatrième dame (II).
Neuvième comédienne : Deuxième styliste (II). Une dame de Berne (II). Deuxième jeune villageoise (III).
Les autres rôles sont tous très petits.
Ce sont : Deuxième et Troisième femmes (I). La grosse (II). La blonde (II). La brune (II). Première et Deuxième petites filles (III).
Époque et lieu :
L’automne est déjà bien avancé : la pièce commence, pour ne durer que relativement peu de temps. Elle est composée de trois actes et vingttrois tableaux. Ce ne sont bien sûr pas des tableaux au sens strict du terme mais de petites scènes qui se passent dans des espaces extrêmement réduits. Les lieux ne seront que suggérés, non seulement pour jouer les actes sans interruption, mais encore pour faire valoir la langue.
Topographie :
Acte premier : La guerre est finie
1 — Théâtre au front. 2 — Rue. 3 — Chambre de la grand-mère. 4 — Coin de rue. 5 — Chambre de la deuxième fille légère. 6 — Hôpital. 7 — Chambre de la grand-mère.
Acte deuxième : Dans le tourbillon de l’inflation
1 — Hôpital. 2 — Café. 3 — Chambre chez la mère. 4 — Dans 1’appartement d’un profiteur de 1’inflation. 5 — Loge de balcon à l’Opéra. 6 — La patinoire.
7 — Chambre chez la mère. 8 — L’atelier des deux stylistes. 9 — Chambre chez la mère.
Acte troisième : Le bonhomme de neige
1 — Dans l’escalier. 2 — Chambre chez la mère. 3 — Dans l’appartement du profiteur de l’inflation. 4 — Dans la forêt sous une neige profonde. 5 — Le bonhomme de neige. 6 — Devant la maison de la grand-mère. 7 — Cimetière.
ACTE PREMIER :
LA GUERRE EST FINIE
Tard en automne, 1918. Théâtre dans un baraquement au front. Loge d’artiste rudimentaire. Deux soubrettes sur le retour font leurs valises. Au loin, roulement de tambours et sonnerie de trompettes. Il pleut.
La première. — La guerre est finie, et nous l’avons perdue.
La seconde. — Je ne trouve pas ma perruque rouge.
La première. — Le directeur est allé voir l’état-major. Les renforts se sont mutinés, et le colonel, le gros, a été destitué. Il n’y a plus d’officiers. L’adjudant est général.
La seconde. — J’aimerais ne jamais avoir signé ce contrat à la noix... soubrette au front ! Alors que j’ai joué Marguerite dans Faust... Tu crois qu’il y aura une représentation ce soir ?
La première. — Dieu seul le sait. L’essentiel, c’est qu’il y aura bientôt la paix.
La seconde. — Je serais curieuse de voir comment vont marcher les théâtres maintenant... La voilà, ma perruque rouge ! (Elle la met, tel un chapeau ; le réveil sonne.) Couchez !
Elle l’arrête.
La première, regardant le réveil. — Une date historique, aujourd’hui. À midi, c’est l’armistice.
La seconde, devant son miroir. — Dans vingt minutes, alors.
Au loin, une grenade explose.
La première. — Combien il va en tomber encore...
La seconde. — Moi, ce sont les femmes qui resteront seules qui me font pitié.
La première. — Toi alors ! Les hommes, c’est pas des êtres humains peut-être ?
La seconde. — Non.
Don Juan entre, vêtu d’un uniforme crotté, sans galons, sans armes.
La première, interloquée. — Vous désirez ?
Don Juan, à la seconde. — Je vous cherchais. Nous nous connaissons.
La seconde. — Nous ? Pas que je sache...
Don Juan. — Je vous ai vue dans deux opérettes.
La seconde, avec un intérêt soudain. — Lesquelles ?
Don Juan, la dévisageant. — J’ai ai oublié. Je sais seulement que vous attendiez près du trou de la souffleuse. Vous saviez qu’il viendrait. Les rideaux étaient tout blancs, vous vous rappelez ? C’était le premier rôle. Puis vous avez écrit une lettre, il faisait nuit, et vous saviez qu’il répondrait. C’était l’autre rôle. Votre sourire me rappelait une femme, avant la guerre ; parfois j’ai l’impression que cent ans se sont écoulés... hum. Je peux vous offrir un petit cadeau en remerciement de m’avoir rappelé ce souvenir... (Il sourit ; lui remettant un petit paquet.) Des cigarettes, mon unique butin. Des égyptiennes, des vraies...
Il lui adresse un signe de la tête et sort.
Un silence.
La seconde. — Qu’est-ce que tu dis de ça ?
La première. — Il a perdu l’esprit.
Au pays. Des femmes font la queue devant une épicerie vide.
La première. — Pas de pain, pas de sel, pas de saindoux... c’est ça, la paix ?
La seconde. — Du calme, madame la gardienne ! L’essentiel, c’est que les hommes soient revenus du front.
La première. — Moi, mon époux, un peu de feu croisé ne lui aurait pas fait de mal, mais avec ses pieds plats, il a passé toute la grande époque devant le poêle, et, quand j’ose moufter, il m’en allonge une... La guerre, la paix : je m’en fiche.
La troisième. — N’offensez pas Dieu ! Mon pauvre Joseph, lui, est prisonnier en Sibérie, qui sait quand il reviendra. Quand personne ne vous donnera plus de coups, vous vous rendrez compte à quel point les coups vous manquent.
La première. — Les seigneurs et maitres de la création, je m’en contre-fiche!
Don Juan, entrant et s’adressant aux femmes. — Je cherche la gardienne...
La première, lui coupant résolument la parole. — C’est moi.
Don Juan. — Votre mari m’a dit que vous seriez ici, je viens de passer chez vous...
La première, lui coupant à nouveau la parole. — Vous désirez ?
Don Juan. — Un renseignement, c’est tout... (Il regarde derrière lui comme si quelqu’un le poursuivait, avec lenteur.) C’était avant la guerre. Une jeune dame habitait dans votre immeuble, au troisième à gauche... c’est cette dame que je cherche. Votre mari m’a dit qu’elle a déménagé, mais il ignore où...
La première, le dévisageant. — Une dame... (Elle s’interrompt brusquement, le reconnaissant, effrayée.) Doux Jésus, ça y est, je vous remets, monsieur ! Que Dieu m’assiste, je croyais que vous étiez mort !
Don Juan, souriant doucement. — Seulement porté disparu.
La première. — Il y a encore des miracles. Eh bien, la jeune demoiselle est partie. Elle habite chez sa grand-mère maintenant.
Don Juan, surpris. — Où ça ?
La première. — Comment il s’appelait, ce trou ? (Consultant son carnet de notes.) Voilà, c’est marqué ici. Tenez...
Elle lui montre l’adresse.
Don Juan, lisant. — Mais c’est au bout du monde !
La première. — Oui.
Un silence.
Don Juan, avec lenteur. — Quand est-ce qu’elle est partie ?
La première. — En ١٩١٥. Je me rappelle le jour, exactement, c’était notre grande victoire de Gorlice, et la tempête a déchiré notre drapeau.
Don Juan. — J’y étais, à Gorlice.
La première. — Ah bon ? Enfin, foutu, c’est foutu !
Un silence.
Don Juan. — C’est donc pour ça qu’elle ne m’a pas répondu, je lui ai écrit, il y a six semaines déjà.
La première. — On a tout fait suivre, mais, par temps de guerre, beaucoup de courrier se perd.
Don Juan. — Oui. (Regardant vers le haut.) Qui est-ce qui habite maintenant au troisième à gauche ?
La première. — Une dentiste en activité. Tout a changé avec cette guerre. Messieurs les dentistes sont morts au front, et les femmes ont fait des études, mais personnellement, comme patiente, je ne me fierais pas à une bonne femme.
Don Juan, souriant à nouveau doucement. — Pourquoi non ? (Regardant de nouveau derrière lui comme s’il était poursuivi.) Bon, eh bien, je vais m’y rendre. Chez cette grand-mère...
Il sort.
La première. — Bon voyage, monsieur ! Bon voyage ! (S’adressant rapidement aux autres femmes.) Vous savez qui c’est ? A l’époque, c’était une personnalité très en vue, il n’arrêtait pas de provoquer des scandales érotiques ! Il a abandonné sa fiancée juste avant le mariage, peu avant la guerre, il s’est affiché avec mille morues, il a fait la noce jour et nuit, alors que sa fiancée, c’était une âme pure, un vrai petit ange... Il a l’air d’être pris de remords, maintenant... Moi, si ce don Juan avait été mon fiancé, je l’aurais étranglé !
La troisième, mauvaise. — Mais il ne vous aurait pas laissée indifférente ?
La première, avec un...