Johann Nestroy
Drôle
de Noce
(Einen Jux will er sich machen)
Traduit de l’allemand (Autriche) par
Jean-Louis Besson
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Lapince, propriétaire d’une épicerie fine dans une petite ville
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Marie, sa nièce et pupille
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Laperle, commis
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Christophe, jeune apprenti
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Chourave, domestique
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Madame Gertrude, gouvernante
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Melchior, domestique itinérant
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Auguste Lezèbre
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Karakol, maître-tailleur
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Madame Lesec, marchande de mode dans la capitale
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Madame Dupoisson, veuve
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Mademoiselle des Floralies, belle-sœur de Lapince
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Puisardier, commerçant
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Philippine, modiste
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Lisette, femme de chambre chez mademoiselle des Floralies
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Un concierge
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Un cocher de fiacre
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Un gendarme
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Lapie, un escroc
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Premier garçon
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Deuxième garçon
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L’action se déroule au premier acte dans l’appartement de Lapince situé dans une petite ville, puis dans la capitale toute proche, et vers la fin, de nouveau chez Lapince.
Acte I
Salon dans la maison de monsieur Lapince ; au fond, la porte d’entrée principale un peu décalée vers la droite, le côté gauche étant occupé par un grand pare-feu ; une porte latérale à gauche et une à droite, des tables et des chaises des deux côtés.
Scène 1
Lapince, Auguste Lezèbre.
Lapince. — Je vous ai dit une bonne fois pour toutes —
Lezèbre. — Et moi, je vous ai déclaré une bonne fois pour toutes —
Lapince. — Que vous n’aurez pas ma nièce et pupille !
Lezèbre. — Que Marie sera mienne !
Lapince. — Je saurai bien empêcher une horreur pareille !
Lezèbre. — Et moi, je saurai bien y parvenir !
Lapince. — Jeune effronté !
Lezèbre. — Homme impitoyable ! Qu’avez-vous contre moi ? Ma tante à Bruxelles est riche.
Lapince. — Félicitations !
Lezèbre. — Et je vais bientôt hériter.
Lapince. — Mais quand ?
Lezèbre. — Belle question ! Après sa mort.
Lapince. — Et quand est-ce qu’elle va mourir ? Aha, ça vous cloue le bec. Une tante comme ça, à Bruxelles, ça peut vivre une éternité.
Lezèbre. — Je le lui souhaite de tout cœur, car je sais que de son vivant elle va richement contribuer à mon bonheur.
Lapince. — Richement contribuer — ça se chiffre à combien à Bruxelles ? Richement contribuer est un chiffre on ne peut plus flou, et moi, je ne conclus pas d’affaire avec des chiffres aussi flous. Enfin bref, je ne laisserai pas ma pupille partir se marier à l’étranger.
Lezèbre. — Alors je l’épouse et je reste ici.
Lapince. — Et pendant ce temps-là, il y en a un autre là-bas qui capte l’héritage, ce serait le comble ! En un mot comme en cent : je suis votre serviteur ! Et ne vous fatiguez pas en vaines circumspéculations autour de ma maison ! Ma nièce est partie ce matin vers le lieu de sa destinée.
Lezèbre. — Quoi, Marie, partie ?
Lapince. — Oui, à Trucmuche — elle loge dans la rue sans nom, numéro taratata, étage indéterminé, à droite, porte close, vous pouvez sonner tant que vous voulez, on ne vous laissera pas entrer.
Scène 2
Les précédents, Gertrude.
Gertrude, entrant au centre — Nous voilà bien ! Le nouveau domestique n’est pas encore arrivé et l’ancien dit qu’il ne veut plus rien faire.
Lapince. — De quoi s’agit-il ?
Gertrude. — Il faut descendre les valises du grenier, mademoiselle Marie va à Vienne après-demain chez mademoiselle Floralies.
Lapince, embarrassé et irrité. — C’est — vous avez — allez au diable —
Lezèbre. — Ah, seulement après-demain ? À Vienne, chez mademoiselle Floralies ? Je suis votre serviteur !
Il se dirige vers la porte centrale.
Lapince. — Monsieur — ça ne vous servira à rien de — le séjour de ma — en un mot comme en cent —
Lezèbre, déjà sur le seuil. — Je suis votre serviteur !
Il sort.
Scène 3
Lapince, Gertrude.
Lapince, très en colère. — À la bonne heure — maintenant il sait qu’elle est encore ici et il sait où elle va — Gertrude, j’aurais envie de vous —
Gertrude. — Qu’est-ce que j’ai fait ?
Lapince. — Rien, vous n’avez rien fait, vous avez parlé. C’est toujours la même chose avec les bonnes femmes, elles parlent et feraient mieux de se taire. Vous avez parlé au mauvais moment. On a du mal à croire qu’une femme aussi mûre puisse parler aussi prématurément.
Gertrude. — Mais je ne savais pas —
Lapince. — Qu’il est amoureux de ma pupille ? Maintenant vous le savez, et vous savez que je vais à Vienne à la première heure demain matin, vous savez que vous devez veiller sur Marie comme sur la prunelle de vos yeux, et vous savez que je vous réduis en miettes si jamais ces deux-là se voient pendant mon absence, ne serait-ce que d’un seul œil. Où est Marie ?
Gertrude. — Au Jardin, près des abeilles.
Lapince. — C’est toujours là qu’elle traîne. Les voir butiner, ça la fait rêver. Elle devrait en prendre de la graine. Ce sont des petites bébêtes qui font une action utile, alors que les bonnes femmes qui s’imaginent être des anges, elles sont bêtes à manger du foin. Je veux qu’elle monte dans sa chambre, il commence à faire nuit. Et je veux que Laperle et Christophe viennent me voir dès qu’ils auront fermé le magasin. Et apportez-moi mon uniforme de chasseur, l’armoire est sûrement ouverte.
Gertrude. — Tout de suite, Monsieur, tout de suite.
Elle sort par le centre.
Scène 4
Lapince, puis Chourave.
Lapince, seul. — C’est à mourir de rage ! Juste aujourd’hui, le jour du dîner de gala trimestriel de la société de chasse, mon tailleur me laisse tomber ! Moi qui ait été élu roi des chasseurs de l’année, me voilà obligé d’apparaître en public dans mon vieil uniforme. Oh, tailleurs, tailleurs, cantonnez-vous à votre domaine : faites des vêtements, pas de beaux discours ! J’ai déjà envoyé trois fois quelqu’un —
Chourave, entrant par le centre avec un tricorne, un couteau de chasse et son fourreau. — Ça n’a servi à rien, une fois de plus. Voici le nouveau chapeau et le nouveau couteau de chasse, mais l’habit ne sera pas terminé, il n’a encore ni boutons, ni doublure. Si vous voulez le mettre comme ça —
Lapince. — Ce tailleur est piqué, je ne vais quand même pas porter un habit sans doublure —
Chourave, pour lui-même, posant le chapeau et le couteau sur la table de gauche. — Quand il aura bien fait bombance avec sa veste, elle sera rembourrée. (À voix haute :) Et maintenant, s’il vous plaît, donnez-moi mon salaire et un pourboire.
Lapince. — Comment ça, un pourboire ?
Chourave. — J’ai donné ma démission il y a quinze jours, à huit heures du matin. Cela fait donc maintenant onze heures que vous abusez de moi.
Lapince, lui donnant de l’argent. — Tenez ! Mais, dites-moi, vous ne faites pas erreur ? C’est moi qui vous ai renvoyé, non ? Ce n’est pas vous qui —
Chourave. — C’est possible ! Mais c’est d’abord moi qui ai montré par mon laisser-aller et mon manque de motivation que le service ne me plaisait plus. Et là, vous m’avez dit que je pouvais aller au diable dans quinze jours. Ce n’était qu’une conséquence logique de mon comportement.
Lapince. — Fichez-moi le camp, je suis content d’être débarrassé de vous, je ne vous ai eu que peu de temps à mon service, mais — je préfère ne pas dire ce que je pense —
Chourave. — Je vous en prie !
Lapince. — On ne peut pas compter sur vous, et —
Chourave. — Oui, mais moi, je sais très bien compter : toutes les trois semaines je change d’emploi et j’ai tous les certificats pour le prouver ! Mes hommages, cher monsieur — je n’aime pas rester longtemps au même endroit.
Il sort au centre.
Lapince, seul. — Et moi, je prédis qu’il finira par échouer dans un endroit où il devra séjourner longtemps.
Scène 5
Lapince, Gertrude.
Gertrude, entrant au centre. — Voici l’habit du roi des chasseurs.
Elle pose sur la table de droite un vêtement bordé de vert, un chapeau et un couteau de chasse.
Lapince, renfrogné. — Je vous ai dit d’avoir l’œil sur ma pupille.
Gertrude. — Ben oui, mais vous m’avez aussi ordonné —
Lapince. — De ne pas quitter Marie d’une semelle ! Le couteau et le chapeau, ce n’était pas la peine. J’en ai reçu des neufs.
Gertrude. — Ah bon, alors ceux-là, je vais —
Elle veut aller vers la table pour reprendre le couteau et le chapeau.
Lapince, s’emportant. — Je vous ai dit de veiller sur Marie
Gertrude, reculant, effrayée. — On ne sait vraiment plus où donner de la tête. (En sortant :) Ah, j’ai failli oublier — (À Lapince :) Le nouveau domestique est arrivé.
Lapince. — Qu’il entre.
Gertrude sort au centre.
Lapince, seul. — Rien que des contrariétés, des histoires, dans la maison, c’est le foutoir, je suis entouré de sombres crétins et de bons à rien, je vis un vrai calvaire. (On frappe à la porte.) Entrez !
Scène 6
Lapince, Melchior.
Melchior, entrant timidement, se dirigeant vers le centre. — Excusez-moi, vous être bien Son Excellence l’épicier ?
Lapince. — C’est à la fois trop et pas assez, je ne suis pas Son Excellence, mais Monsieur Lapince, et je ne suis pas épicier, mais négociant en épicerie fine et marchandises diverses.
Melchior. — J’ai entendu dire que monsieur le négociant en épicerie fine et marchandises diverses avait un domestique qui était un parfait gredin.
Lapince. — Je l’ai chassé.
Melchior. — Et j’ai aussi entendu dire que vous étiez au désespoir de ne pas avoir de domestique.
Lapince. — Au désespoir ? Vous dites n’importe quoi, des vauriens pareils, ce n’est pas ce qui manque.
Melchior. — Ce qui manque, ce sont les patrons. Un domestique, ça dure longtemps, mais les patrons, il y en a toujours un qui fait faillite.
Lapince. — Vous me semblez bien insolent —
Melchior. — Non, je parlais seulement boutique.
Lapince. — Où avez-vous votre certificat ?
Melchior. — Dans ma poche.
Lapince. — Alors, donnez.
Melchior, lui donnant son certificat, un papier tout chiffonné. — Il est un peu froissé, ça fait un mois que je le balade avec moi.
Lapince. — Vous vous y connaissez en négoce de marchandises diverses ?
Il examine son certificat.
Melchior. — Oh, très bien ! Là où je travaillais, on n’avait qu’un seul article, c’est vrai, mais on faisait beaucoup de mélanges, c’était un marchand de vin.
Lapince. — Hum, votre certificat est vraiment excellent.
Melchior. — Oui, j’ai de la classe.
Lapince, lisant le certificat. — Dévoué, honnête, travailleur, docile, surveille bien la maison, prend soin des enfants —
Melchior. — Oui, ces gamins étaient de première classe : tous dans une classe différente mais tous en queue de classe, on n’est pas près de revoir ça.
Lapince. — Vous êtes engagé.
Melchior. — Je vous baise les mains.
Lapince. — Six florins par mois, nourri, logé, blanchi !
Melchior. — Oui, bon, logé, blanchi, c’est le minimum, mais la nourriture là où j’étais, elle était de première classe.
Lapince. — Chez moi, personne n’est jamais mort de faim. — Soupe, bœuf, garniture, et tout à profusion.
Melchior. — Bien, je veux beaucoup de rab. Et pour le petit-déjeuner — là-bas, j’avais toujours du café.
Lapince. — Chez moi, on n’a pas coutume de servir du café au —
Melchior. — Dites, vous avez sûrement de la fine champagne dans votre épicerie fine.
Lapince. — Oui, certainement, mais —
Melchior. — Bon alors, vous voyez, si vous me donnez du café, c’est votre intérêt tout autant que le mien, sinon vous risquez de me faire sombrer dans les boissons spiritueuses.
Lapince. — Bon alors là, il y aurait sûrement d’autres moyens de vous en empêcher — d’ailleurs, si vous vous comportez convenablement —
Melchior. — J’ai de la classe !
Lapince. — Vous aurez du café.
Melchior. — Bien entendu, avec du sucre, et un croissant. Oh, là où j’étais, le café était de première classe.
Lapince. — Mais pourquoi est-ce que vous dites toujours classe, c’est un mot stupide.
Melchior. — Le mot en soi n’est pas stupide, mais il est souvent utilisé bêtement.
Lapince. — Oui, j’entends bien, mais il faut vous défaire de cette habitude, je ne comprends pas comment on peut répéter cinquante fois le même mot en deux minutes.
Melchior. — C’est la classe. Et je vous prie de me dire ce que j’ai à faire.
Lapince. — Ce que vous avez à faire ! Tout ce qui revient à un domestique.
Melchior. — Aller chercher les caisses et les tonneaux dans la réserve —
Lapince. — Faire des commissions, nettoyer le magasin et, à la maison —
Melchior. — Voir s’il y a quelque chose à faire à la cuisine, couper du petit bois, éventuellement astiquer le sol.
Lapince. — Et servir ma personne.
Melchior. — Bref, rien que des travaux grossiers. Bon, j’espère qu’on ne va pas se disputer.
Lapince. — Je l’espère aussi.
Melchior. — J’ai toujours été très bon envers mes maîtres, je ne vais pas faire une exception avec vous — et, bien sûr, si je fais un petit extra, par exemple apporter de l’eau à la cuisinière et cirer les bottes de monsieur le commis, j’aurai un supplément —
Lapince. — Vous verrez cela avec le commis et avec la cuisinière. Maintenant, vous allez m’aider à m’habiller. Quant au tailleur, qu’il aille au diable.
Scène 7
Les précédents, Karakol.
Karakol, avec un paquet sous le bras. — Me voici, le chef-d’œuvre est achevé !
Lapince, très aimable. — Ah, vous l’avez quand même terminé ? Vous m’avez fait attendre, cher monsieur Karakol.
Melchior, à Lapince. — C’est lui qui doit aller au diable ?
Karakol. — Quoi ? Comment ?
Lapince, à Melchior. — Fermez-la ! (À Karakol :) C’est seulement une façon de parler, quand on est impatient.
Melchior. — Oui, seulement une façon de parler, et le diable le sait bien. S’il avait emporté tous les tailleurs qu’on lui voue, il serait lui-même tailleur depuis longtemps.
Karakol, déballant l’uniforme de chasseur et arrachant le papier qui recouvre encore les boutons et les bordures. — Grâce à l’aide de deux compagnons tailleurs inattendus et inespérés, j’ai pu rendre possible l’impossible.
Melchior. — Ils sont arrivés aujourd’hui ?
Karakol. — Oui.
Melchior. — Dites voir, y en a un qui est bossu et l’autre qui a un œil noir et un œil bleu, le noir est naturel, le bleu vient d’un coup de poing ?
Karakol. — C’est possible.
Melchior. — Je les connais, ils demandaient l’aumône pendant leur voyage.
Karakol. — C’est la coutume.
Melchior. — Je leur ai donné une pièce de dix pfennigs et leur ai dit de me rendre six sous, mais dans le feu de l’action ils n’ont rien entendu et ils sont partis. Vous ne voulez pas leur dire que —
Karakol, sans faire attention à ce que dit Melchior, à Lapince. — Maintenant, je vous prie de bien vouloir l’essayer.
Lapince, défaisant son veston et passant l’habit de chasseur avec l’aide de Karakol, s’adressant à Melchior. — Prenez bonne note, apprenez comment on passe un uni — (À Karakol :) Un peu trop serré, me semble-t-il —
Melchior. — C’est élégant.
Karakol. — Absolument !
Lapince. — Le truc me rentre dans les aisselles, ça fait mal.
Melchior. — Mais ça fait élégant.
Lapince. — Et derrière, les basques sont trop écartées.
Melchior. — C’est ça qui est élégant !
Lapince. — Oui, trop serré ! Quand je serai à table, tous mes boutons vont sauter.
Karakol. — Je ne comprends pas —
Lapince. — Vous avez pourtant pris mes mesures.
Melchior. — Mon Dieu, prendre les mesures est une vieille habitude qui n’a jamais empêché un tailleur de louper ses vêtements.
Lapince, à Melchior. — Eh bien, de quoi ai-je l’air ?
Melchior. — Je n’ai le droit de rien dire.
Lapince. — Et si je vous l’ordonne ! De quoi ai-je l’air ?
Melchior. — La classe !
Karakol. — Il y a dans le ciel une constellation, un chasseur qui s’appelle le Sagittaire, mais il est loin d’être aussi stylé que vous.
Melchior. — C’est la classe !
Lapince. — Pour aujourd’hui ça ira, mais demain il faut que vous m’élargissiez cette veste.
Karakol. — Pourquoi ça, un uniforme doit être serré.
Lapince. — Mais j’étouffe.
Karakol. — Ça ne fait rien ; la nature vous a gratifié d’une certaine silhouette et la mission de l’art est de présenter ce cadeau de la nature sous le jour le plus favorable. Tous mes compliments.
Il sort par le centre.
Scène 8
Les précédents, sans Karakol.
Melchior. — Il a toujours raison, il ne cède jamais. Quel cabochard, ce tailleur.
Lapince. — À présent, mon cher — comment vous appelez-vous ?
Melchior. — Melchior.
Lapince. — Mon cher Melchior, vous allez repartir tout de suite à Vienne !
Melchior. — Comment ? Je croyais que vous m’aviez engagé ?
Lapince. — Absolument, mais je vais à Vienne moi aussi, je pars demain matin à la première heure. Vous allez descendre à l’Auberge du Soleil, juste derrière les fortifications. Dites seulement mon nom pour que la chambre habituelle soit préparée quand j’arrive, et attendez-moi. Voici de l’argent — (il lui en donne) mais faites vite, la diligence part dans un quart d’heure.
Melchior. — Bon, mais est-ce que je ne pourrais...