Le Café de l’Avenir, dans le village de Beaucon-le-Château. Derrière le comptoir Simone, la patronne, essuie des verres. Assis au comptoir devant un petit blanc, Victor, le doyen de la commune, feuillette un journal local, avant de le reposer sur le zinc en soupirant.
Victor – Pourquoi je continue à lire ce torchon ? Il n’y a que des mauvaises nouvelles.
Simone – C’est celui d’hier. Essaie le journal d’aujourd’hui, c’est peut-être mieux.
Victor dédaigne le journal que lui tend Simone.
Victor – Ou alors c’est pire.
Victor vide son verre cul sec.
Simone – Un journal avec que des bonnes nouvelles, ça ne se vendrait pas.
Victor – De toute façon, je ne regarde que la rubrique nécrologique.
Simone – Ah oui, mais alors là...
Victor – Qu’est-ce que tu veux... Il n’y a que là où je sais encore à peu près de qui on parle. Et encore, de moins en moins... Tous les vieux que je connaissais sont déjà morts. Maintenant, on commence à enterrer les jeunes...
Simone – Les jeunes ? Qu’est-ce que tu appelles les jeunes ?
Victor – Je ne sais pas, moi... Quatre-vingts ans, quatre-vingt-cinq... Des gens qui pourraient être mes enfants, quoi.
Simone – Des bonnes nouvelles... Ce n’est pas à la rubrique nécrologique que tu vas en trouver.
Victor – Remarque, ça dépend...
Simone – Ah oui ? De quoi ?
Victor – Ben... De qui est mort.
Simone – Ouais...
Victor – Imagine que tu as acheté une maison en viager.
Simone – Tu as acheté une maison en viager ? Tu as cent-deux ans !
Victor – Non, rassure-toi. C’est moi qui ai vendu la mienne.
Simone – En viager ? Il y a combien de temps ?
Victor – Ça va faire trente-deux ans aujourd’hui. J’avais déjà soixante-dix ans à l’époque. Alors je peux te dire que si la fille de mon acheteur voyait mon nom dans le journal à la rubrique nécrologique, ce serait plutôt une bonne nouvelle pour elle.
Simone – Sa fille ?
Victor – Il est mort il y a une dizaine d’années, mon acheteur. Apparemment, il était d’une santé fragile. C’est sa fille qui continue à me payer la rente.
Simone – Tu parles d’un héritage... Et toi, la santé ?
Victor – Ça va. Tiens, ressers-moi un petit blanc. L’alcool ça conserve, il paraît.
Simone le ressert. Entre Louise, la doyenne du village, sensiblement le même âge que Victor.
Louise – Messieurs dames.
Victor – Madame la doyenne.
Louise – Ce n’est pas très galant de me le rappeler.
Victor – Oh, à notre âge, la galanterie... Qu’est-ce qu’on peut encore espérer à part une place dans le livre des records.
Louise – Et puis je te rappelle que tu es plus vieux que moi.
Victor – Plus vieux ? Tu es née deux jours après moi !
Louise – Il n’empêche... Le vrai doyen, c’est toi.
Simone – Qu’est-ce que je te sers, Louise. Café calva, comme d’habitude.
Louise – J’ai un peu mal à l’estomac ce matin. J’ai peut-être un peu forcé sur le champagne hier soir. Je vais plutôt prendre un gin-tonic.
Victor – Le champagne ?
Louise – Je fêtais mes 102 ans, justement.
Victor – En famille, j’imagine.
Louise – En famille, oui. Ou du moins ce qu’il en reste... J’ai enterré mon mari il y a vingt ans, et mon fils unique l’année dernière.
Victor – C’est l’un des nombreux inconvénients d’être centenaire. Notre carnet d’adresses se résume à quelques noms gravés sur le marbre dans les allées d’un cimetière.
Louise – On ne devrait pas survivre à ses enfants, c’est contre-nature.
Simone lui sert son gin-tonic.
Simone – Et un gin-tonic pour madame. Si ça ne t’achève pas, ça te remettra sur pied. Tant que tu ne prends pas le volant juste après...
Louise – Oh, je sais bien que je n’en ai plus pour longtemps.
Simone – Ça fait vingt ans que je t’entends dire ça, Louise. Tu nous enterreras tous.
Louise – Je ne me plains pas, hein. J’ai bien vécu. Mais qu’est-ce que je peux encore espérer de la vie ?
Simone – Qui sait ? Tu pourrais devenir la prochaine doyenne des Français. Pourquoi pas la doyenne de l’Humanité ?
Louise – Elle a quelle âge, la tenante du titre ?
Simone – C’est dans le journal d’aujourd’hui, justement. Elle vient mourir. Elle avait 117 ans.
Louise – Encore quinze ans à tirer pour battre le record... Je ne suis pas sûre d’avoir la patience...
Simone – Alors pourquoi pas toi, Victor ?
Victor – Allez savoir lequel de nous deux vivra le plus longtemps...
Simone – Les paris sont ouverts...
Victor – En tout cas, si tu pars avant moi, je t’offrirai une belle couronne, c’est promis.
Louise – Toi qui ne m’as jamais offert de fleurs... même pour mon anniversaire.
Victor – Une belle couronne pour une jolie reine.
Simone – On parle toujours de funérailles, là, ou on est passé à la galette des rois ?
Louise – Si c’est toi qui pars le premier, je dirai quelques mots gentils, ne t’inquiète pas. Même si je ne les pense pas...
Victor – Ne me dis pas que tu as déjà rédigé mon éloge funèbre.
Louise – Je te le lirai, si tu veux. Ce serait dommage que tu sois le seul à ne pas en profiter.
Victor – Tu es tellement sûre que je mourrai avant toi ?
Louise – Passé cent ans, à part vivre un jour de plus, on n’a plus beaucoup de défis à relever.
Simone – C’est vrai que maintenant, ça tourne un peu à la compétition, entre vous, non ?
Victor – Oui, il n’y a plus beaucoup de concurrents à part nous dans le village. On est les deux finalistes, comme qui dirait.
Louise – Vous allez voir que dans quelques années, après les Paralympiques, ils vont nous inventer des JO pour les plus de cent ans.
Victor – Pourquoi pas ? Des centenaires, il y en a de plus en plus... Et ils sont en pleine forme.
Louise – Des fois, je me demande si la faucheuse ne nous a pas oubliés...
Victor – Elle finira bien par se souvenir de nous, va.
Jacques, le maire, arrive.
Simone – Monsieur le Maire, bonjour.
Jacques – Bonjour Simone... Chère madame... Monsieur... Comment se portent notre doyenne... et notre doyen.
Victor – Ah, quand la municipalité se préoccupe du bien-être des vieux, on sent que les élections approchent.
Jacques – Vous êtes injuste, Victor. Je vous rappelle que c’est moi qui ai réaménagé en square la place de la mairie, afin que nos chers anciens puissent s’y asseoir tranquillement sur un banc pour bavarder tout en prenant un peu l’air.
Louise – Ouais... Avant c’était un parking gratuit.
Jacques – La voiture n’a plus sa place en centre ville ! Un square, c’est tout de même une amélioration appréciable de notre cadre de vie à tous, non ? Les jeunes mamans aussi pourront y passer un moment avec leurs enfants à la sortie de l’école.
Louise – Ben oui, mais... on ne peut plus se garer !
Jacques – Ne me dites pas que vous conduisez encore, Louise ! Surtout que vous n’avez pas l’air de carburer qu’à la limonade...
Louise – Je ne conduis plus beaucoup, c’est vrai... Mais moi, je pense aux autres...! D’ailleurs, vous ne m’avez pas souhaité mon anniversaire...
Jacques – Votre anniversaire...?
Louise – C’était hier. Le maire précédent, lui, il m’envoyait toujours un petit mot. Et un panier garni...
Jacques – Désolé pour cet oubli, j’ai quelques problèmes à régler en ce moment. Mais nous allons réparer cela au plus vite, n’est-ce pas...? Et... ça vous fait quel âge, exactement ?
Louise – Exactement ? 102 ans.
Jacques – Ah, oui, quand même...
Victor – Monsieur le Maire a raison, Louise....