John Galsworthy
Evasion
(Escape)
Traduction française de
Michel Lederer
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Matt Denant
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La fille du parc
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Le policier en civil
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Le premier policier
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Le deuxième policier
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Le codetenu
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Le gardien
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Le deuxième gardien
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La femme coiffée à la garçonne
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La domestique
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Le vieux monsieur
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Le capitaine
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Le commerçant
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Sa femme
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Sa sœur
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Prologue
Hyde Park, la nuit. En été. Le Row (allée cavalière) avec sa lice en fer, sa promenade, ses bancs avec des arbres et des buissons en arrière-plan. Une femme ou une fille (on ne sait pas) est assise seule, éclairée par la lueur de deux lampadaires qu’on ne voit pas, situés à droite et à gauche. Son visage fardé n’est pas déplaisant. Elle semble un peu avachie, mal à l’aise. Un homme vêtu sobrement passe de droite à gauche, lui jette un coup d’œil et accélère le pas tandis qu’elle l’invite à venir la rejoindre. À l’expression qu’elle affiche alors qu’il s’approche avant de s’éloigner, il lui est facile de voir à qui il a affaire. Deux personnes passent sans même la regarder — elles bavardent : « Il m’a dit...» et « Je lui ai répondu... » Puis plus personne ne passe. Elle se repoudre et a l’air de se préparer à partir quand, de la gauche, apparaît Matt Denant qui se promène tranquillement. C’est un homme jeune, assez grand et athlétique, vêtu comme s’il était allé aux courses par une chaude journée. Il porte des jumelles et a un cigare à la main. La fille se penche en avant sur son siège tandis qu’il approche. Quand il passe devant elle, elle lève soudain les yeux et dit à voix basse : « Bonsoir ! » Il s’arrête, la regarde, hausse légèrement les épaules, porte une main à son chapeau, et répond : « Bonsoir ! » Il reprend son chemin quand elle demande:
La fille. — Vous avez du feu? (Elle tend une cigarette ; il s’arrête et lui donne son briquet. La fille tripote le briquet.) De l’or ?
Matt. — Du cuivre.
La fille. — Vous en voulez une ?
Il lui présente son étui à cigarettes.
Matt. — Non merci, je suis déjà en train de fumer.
Il lui montre son cigare, puis pose le pied sur le banc et laisse pendre ses jumelles.
La fille. — Vous étiez aux courses ?
Matt. — Oui, à Goodwood.
La fille. — Cette année, je suis allée à la course du Jubilé.
Matt. — Vous avez joué qui ?
La fille. — Rien que des perdants. C’est la poisse quand on tombe que sur des perdants.
Matt. — Vous n’aimez pas les chevaux ?
La fille. — Ils sont beaux.
Matt. — Les plus belles choses du monde.
La fille. — Plus belles que les femmes ?
Matt. — Sans vouloir vous offenser...
La fille. — Vous êtes sincère ?
Matt. — De temps en temps, on trouve une femme capable de plier l’encolure.
La fille. — On voit que vous aimez pas les femmes.
Matt. — Pas trop, en effet.
La fille, souriant. — Au moins, vous dites ce que vous pensez.
Matt. — Si vous voulez mon avis, elles ont beaucoup plus de vices en elles que les chevaux.
La fille. — Et de qui elles les tiennent, ces vices ?
Matt. — Je sais... vous dites toutes que c’est par les hommes, mais le croyez-vous seulement ?
La fille, avec un rire. — Je sais pas. Mais n’est-ce pas aussi des hommes que les chevaux tiennent leurs vices ?
Matt, déconcerté. — Si, peut-être. (S’asseyant.) De toute façon, il n’y a rien de plus sauvage qu’un cheval sauvage... J’en ai vus dans l’Ouest.
La fille. — Et y a rien d’aussi sauvage qu’une femme sauvage.
Ils se regardent et restent un instant silencieux.
Matt. — Les femmes n’ont pas l’excuse des chevaux ; elles ont été domptées depuis qu’Eve a servi son thé à Adam.
La fille. — Ah oui ! Le jardin d’Eden ! Ça devait être un truc du genre Hyde Park — en tout cas, y avait un super flic là-bas.
Matt. — Vous venez souvent ici ?
La fille, hochant affirmativement la tête. — Où d’autre on pourrait aller ? Ils arrêtent pas de nous harceler.
Matt. — En effet, il semblerait qu’ils ne vous lâchent pas.
La fille. — Vous, vous êtes quoi... soldat ?
Matt. — Je l’ai été.
La fille. — Et maintenant ?
Matt. — J’envisage de devenir pasteur.
La fille, riant. — Vous, vous devez avoir de l’argent de côté.
Matt. — Un peu.
La fille, avec un soupir. — Moi, si j’avais de l’argent, vous savez ce que je ferais ?
Matt. — Le jeter par les fenêtres.
La fille. — Sûrement pas. Pour me retrouver de nouveau dépendante de vous, les hommes. (Très déterminée :) Plutôt crever. (Un temps.) Non ! Pas question de sombrer encore une fois dans la misère. Très peu pour moi ! Seulement, on peut rien mettre de côté... on gagne pas assez. On en est là ! Vous savez, c’est bien pire qu’avant, parce que...
Matt, la coupant. — ... parce que maintenant, les filles normales sont plus libres et plus faciles, c’est ça ?
La fille, le reprenant violemment. — Les filles normales ?
Matt. — Vous ne vous considérez quand même pas comme une fille normale ? (La fille reste immobile et ne répond pas.) Pardonnez-moi, je n’avais pas l’intention de vous blesser.
La fille. — Bien sûr, les types n’ont jamais l’intention de vous blesser. Ce sont justement ceux-là qui font le plus mal. Mais vous avez raison. (Amèrement :) Nous avons pas beaucoup d’excuses, maintenant.
Matt. — Est-ce qu’on ne deviendrait pas un peu trop sérieux, là ?
La fille. — Ah ! La fille gaie et insouciante, hein ? On dit qu’on s’habitue à tout, eh bien moi, je vais vous dire : on s’habitue jamais à faire semblant d’être gai comme un pinson quand on en a pas envie.
Matt. — J’ai toujours aimé les pinsons — programmés pour être gais et chanter toute la journée.
La fille. — C’était gentil de votre part de vous être arrêté pour discuter avec moi.
Matt. — Pas de quoi. C’est ainsi que j’ai été éduqué.
La fille glisse sa main vers la sienne, lui tendant une carte de visite.
La fille. — C’est mon adresse. Vous pourriez passer me voir de temps en temps.
Matt, jouant avec la carte, à la fois amusé et embarrassé. — Que sera sera !
La fille. — Qu’est-ce que ça veut dire ?
Matt. — Ce qui arrivera, arrivera.
La fille, bouche bée. — Ah ! (Pleine d’espoir :) Maintenant, peut-être ?
Matt. — Merci — mais je crains bien que non. J’ai un rendez-vous à dix heures.
La fille. — Avec une autre ?
Matt. — Non.
La fille. — Je vous plais pas, c’est ça?
Matt, haussant les épaules. — Ne dites pas ça. Vous êtes plutôt originale.
La fille. — Comme le péché original... originel, je veux dire.
Matt. — Il y a pire, je suppose.
La fille. — Et comment ! Y a la misère, et si ça, c’est pas pire ! D’accord, c’est pas la belle vie non plus. C’est même aussi moche que ça peut être moche.
Matt. — Comment en êtes-vous arrivée là ?
La fille. — Ah non ! Vous posez tous la même question et croyez-moi, on vous répond jamais. Eh bien, j’exerce le plus vieux métier du monde. D’ailleurs, c’est pas vrai — y en a un plus vieux.
Matt. — Je ne pense pas.
La fille. — Et les flics ! Sans eux, mon métier en aurait jamais été un.
Matt. — Tant mieux pour vous.
La fille. — Pas tant mieux pour moi. Venez faire un tour dans Bow Street un lundi matin, quand ils ramassent les filles. Ils pourraient au moins attendre qu’elles commettent une infraction.
Matt. — On vous a déjà emmenée au poste ?
La fille, avec un air décidé. — Non, pas encore ! (Reprenant soudain :) Comment on pourrait faire ? Si on racolait pas, comment on nous reconnaîtrait ?
Matt. — Vous êtes merveilleuse !
La fille. — Des rues toutes propres ! C’est leur slogan. Des hommes tout propres, ce serait bien mieux.
Matt. — Et vous, vous seriez où, alors ?
La fille, avec feu. — Pas ici !
Matt, après l’avoir dévisagée. — Ah ! C’est l’hôpital qui se moque de la charité. Allons ! Des chevaux et des chiens, moi, je ne demande rien de plus.
La fille. — J’ai un chat.
Matt. — Persan ?
La fille, faisant oui de la tête. — Une beauté. (Brusquement.) Vous voulez venir le voir ?
Il fait signe que non, se lève, reprend ses jumelles et lui tend la main. Elle s’apprête à la lui serrer — puis, sourcils froncés, se mordant la lèvre, elle retire vivement sa main. Il hausse les épaules, la salue et commence à partir. Elle veut l’attraper par la manche, mais elle rate sa prise. Elle reste une seconde assise, puis elle se lève et le suit. Sans qu’elle l’ait vu, l’homme vêtu sobrement (un policier en civil) est réapparu à gauche. Il s’avance rapidement et la saisit par le bras au moment où elle va disparaître à droite. La fille pousse un petit cri tandis qu’il la ramène vers le banc. Elle résiste.
La fille. — Qu’est-ce que vous me voulez ?
Le policier en civil. — Police.
Tandis qu’elle continue à résister, il essaie de la calmer en lui tordant légèrement le bras.
La fille. — Espèce de brute... espèce de sale brute !
Le policier en civil. — Cessez de vous débattre... et je vous lâche.
La fille. — Je faisais rien de mal.
Le policier en civil. — Non ! Bien sûr que non !
La fille, cherchant Matt du regard. — J’ai rien fait ! Il vous le dira. (Matt a réapparu.) Pas vrai ? C’est vous qui m’avez adressé la parole en premier.
Matt. — Exact. Et vous, qui êtes-vous ?
Le policier en civil, montrant sa carte. — Cette femme vous a accosté. Je la surveillais de près. Je l’ai à l’œil depuis un certain temps.
Matt. — Eh bien, vous commettez une lourde erreur. Nous bavardions, rien de plus.
Le policier en civil. — Je l’ai vue vous accoster. Je l’ai vue essayer de vous retenir — et c’est pas la première fois que je la vois faire ça.
Matt. — Je me fiche de savoir ce que vous l’avez vue faire avant. Vous ne pouvez pas l’arrêter pour ça, car cette fois-ci, vous n’avez été témoin de rien du tout.
Le policier en civil, fixant Matt droit dans les yeux sans lâcher la fille. — Vous savez parfaitement que cette femme vous a accosté, et vous feriez mieux de pas vous en mêler.
Matt. — Alors, laissez-la partir. Vous outrepassez vos fonctions.
Le policier en civil. — Qu’est-ce que vous en savez, de mes fonctions ? Je dois veiller à ce que ce parc reste un endroit convenable et à le débarrasser des indésirables, hommes ou femmes. Et maintenant, vous allez dégager ou pas ?
Matt. — Non, je ne dégagerai pas.
Le policier en civil. — Bon, dans ce cas, je vous embarque aussi.
Matt. — Alors, on n’a plus le droit de bavarder ? Je n’ai rien à reprocher à cette femme.
Le policier en civil. — Je vous répète que je la connais. Occupez-vous de vos affaires, sinon je vais devoir vous arrêter aussi.
Matt. — Si vous laissez partir cette fille, je suis disposé à vous suivre.
Le policier en civil. — Ecoutez, jusqu’à maintenant, je me suis montré patient, mais si vous continuez à vous interposer, j’appelle du renfort et vous finirez tous les deux au poste !
Matt. — Ne vous énervez pas. Je vous jure sur l’honneur que cette femme ne m’a pas le moins du monde importuné. Au contraire...
Le policier en civil. — Comme tous les soirs, elle exerce sa profession dans ce parc. J’ai ordre d’empêcher ça, et elle sera inculpée. C’est la troisième fois que je la vois faire.
La fille. — Moi, je vous avais jamais vu avant.
Le policier en civil. — Mais moi, je vous ai vue... je vous ai observée de loin. Et maintenant, ça suffit...
Il porte son sifflet à la bouche.
Matt. — C’est scandaleux ! Lâchez le bras de cette fille ! (Il pose la main sur le bras du policier en civil. Celui-ci siffle, lâche le bras de la fille et empoigne Matt. Celui-ci se dégage et dit à la fille :) Courez !
Fille. — Non, non. Vous battez pas ! Avec la police, vous aurez toujours tort. Je vais aller au poste avec lui.
Matt, poings levés, tenant le policier en civil à distance. — Courez, je vous dis. Je m’occupe de lui.
Mais le policier en civil est plus vif qu’il ne le pensait et ceinture Matt.
La fille. — Oh !
Matt. — Partez ! Partez ! (Au cours de la bagarre, le chapeau melon du policier en civil s’envole. Matt s’est dégagé et mis en garde.) Venez, venez, que je vous en mette une !
Le policier en civil se précipite. Il reçoit le direct du droit de Matt à la pointe du menton et chute lourdement.
La fille. — Oh !
Matt. — Filez, petite idiote ! Filez !
La fille, frappée d’horreur. — Il s’est cogné la tête... sur la lice en fer. J’ai entendu un craquement. Regardez, il bouge plus !
Matt. — Naturellement. Je l’ai mis ko. (Il s’avance d’un pas pour regarder.) La lice... est-ce que...?
La fille, s’agenouillant pour tâter la tête du policier en civil. — Regardez !
Matt. — Une sacrée droite !
La fille. — Je vous avais dit de pas vous battre. A quoi ça servait ?
Matt, ouvrant le manteau du policier en civil pour chercher son cœur. — Je ne sens rien. Malédiction ! (Tâtant la poitrine.) Mon Dieu !
La fille, lui saisissant le bras. — Vite ! Avant que quelqu’un arrive ! Là-bas, par la pelouse. Personne en saura rien.
Matt, tendant l’oreille. — Je ne peux pas laisser ce pauvre diable comme ça. (Jetant un regard autour de lui.) Prenez son chapeau et allez le remplir d’eau dans la fontaine.
La fille, prenant le chapeau, l’air indécise, puis angoissée. — Non, non ! Venez ! C’est horrible ! Peut-être... peut-être qu’il est mort !
Elle le tire par le bras.
Matt,...