Daniel Kehlmann
Fantômes
à Princeton
(Geister in Princeton)
Traduit de l’allemand par
Juliette Aubert-Affholder
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Kurt Gödel
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L’alter ego de Gödel
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Gödel enfant
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Adèle Gödel
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John von Neumann, mathématicien américano-hongrois
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Albert Einstein
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Moritz Schlick
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Johannes Hahn
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Otto Neurath
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Friedrich Waismann
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Hans Nelböck, étudiant en mathématiques
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Harry Woolf, directeur de l’Institute for Advanced Study à Princeton
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Hao Wang, mathématicien chinois et assistant de Gödel
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Kulakin
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Mirkutkin
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Strinetzki, conseiller d’ambassade
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Acte I
Un funérarium à Princeton, New Jersey. Devant le cercueil où est exposé le corps de Kurt Gödel se tiennent Harry Woolf, directeur de l’Institute for Advanced Study, Hao Wang, mathématicien chinois et assistant de Gödel, Adèle Gödel et Kuri Gödel lui-même. Adèle se remet à peine d’une opération de la hanche, elle s’appuie sur une canne, elle est sans cesse aidée par Wang et elle est très diminuée. On entend depuis un haut-parleur la voix enregistrée d’un chantre qui entonne le kaddish.
Woolf. — Je ne sais strictement rien de lui.
Wang. — Moi non plus.
Adèle. — J’en sais très peu.
Wang. — La première fois que je l’ai vu, c’était au supermarché. Ça m’a fait un choc.
Woolf. — Il ne m’a jamais parlé qu’au téléphone. Pendant deux ans. À partir du moment où je suis devenu directeur de l’institut. Un jour, tout à la fin, je suis allé le voir chez lui. Il n’a pas apprécié.
Wang. — Dans son panier à provisions, des petits pois surgelés. Et des boîtes de maïs. Dix ou douze. Quand je l’ai salué, il a posé son panier et il a détalé.
Woolf. — Il a toujours eu peur que je le licencie.
Adèle. — À l’époque, il allait au moins faire ses courses. Ces dernières années, il refusait même de sortir de la maison.
Wang. — Il s’est littéralement enfui à toutes jambes. Il portait deux imperméables. Et un bonnet de laine.
Woolf. — Mais pourquoi aurais-je voulu le licencier ! C’était notre collègue le plus illustre. Le simple fait qu’il figure dans l’annuaire du personnel valait de l’or. C’était comme si on avait recruté Aristote.
Wang. — En plein été. Il faisait une chaleur atroce.
Woolf. — Il parlait d’agents invisibles. Qui se déplacent dans le temps aussi librement que nous dans l’espace.
Wang. — Alors je lui ai écrit pour obtenir un entretien. Il m’a donné rendez-vous au Dave’s Diner, en banlieue. La nourriture était terriblement grasse. J’arrivais tout juste de Chine et je n’étais pas habitué à la cuisine américaine. J’ai attendu trois heures, puis je suis parti.
Woolf. — Il croyait vraiment que des anges travaillaient au fbi ?
Wang. — Des anges de la mort. Incompétents mais dangereux. Il en était persuadé.
Woolf. — Le plus grand logicien de tous les temps croyait aux anges et aux revenants. Comment notre profession va-t-elle s’en sortir ?
Wang. — Nous allons l’ignorer.
Woolf. — Que nous reste-t-il d’autre à faire.
Le conseiller d’ambassade Strinetzki entre, une couronne sous le bras.
Strinetzki, avec un accent autrichien très marqué. — J’arrive trop tard ? Les funérailles de monsieur le professeur Gödel ?
Woolf. — C’est ici. Je suis Harry Woolf, directeur de l’IAS. (Strinetzki le regarde sans comprendre.) Institute for Advanced Study.
Strinetzki. — Enchanté, Strinetzki, conseiller d’ambassade, consulat général d’Autriche à New York. J’espère que je n’arrive pas trop tard !
Gödel, obséquieux. — Mais non, absolument pas.
Strinetzki. — Mais d’ailleurs est-ce qu’on peut déposer une couronne à des funérailles juives, que dit le protocole ? Nous n’avons pas eu le temps de vérifier ce point au consulat.
Adèle. — Pourquoi juives ?
Woolf. — Parce qu’il était juif.
Adèle. — Non.
Strinetzki. — C’est que, selon nos informations...
Woolf fait un signe, on coupe aussitôt le kaddish. Tous regardent Adèle.
Wang. — Il n’était pas juif ?
Gödel. — Je ne pense pas que ce mot ait une signification quelconque.
Adèle. — Mais non.
Strinetzki. — Dans ce cas, je peux déposer la couronne ?
Gödel. — Je vous en prie.
Strinetzki se baisse avec difficulté et dépose la couronne.
Adèle, éclatant en sanglots. — Je n’arrive toujours pas à le croire. C’est comme s’il était encore ici !
Strinetzki, qui se redresse et regarde autour de lui. — Dommage qu’il y ait si peu de monde !
Adèle. — C’est qu’on ne connaissait personne ! Kurtsy ne voulait voir personne.
Wang. — Je ne suis pas le seul qu’il ait envoyé au Dave’s Diner. Tous ceux qui voulaient le voir ont connu le même sort.
Gödel. — Le restaurant le plus éloigné de ma maison dans les environs de Princeton.
Wang. — Pourquoi n’a-t-il pas simplement dit non ?
Gödel. — Les gens auxquels on dit non se retrouvent tôt ou tard devant votre porte. Quel entêtement incroyable ! Mais si on convient d’une heure et d’un lieu de rendez-vous et qu’on n’y va pas, on dispose au moins d’un moment où on peut être sûr qu’on ne sera pas obligé de les voir.
Wang. — Je n’ai jamais compris pourquoi il a quand même fini par me recevoir. Pourquoi j’ai pu devenir son assistant.
Adèle. — Parce que vous êtes chinois.
Wang. — Il aimait les Chinois ?
Gödel. — Loin de là.
Adèle. — Les fantômes lui ont dit qu’il n’avait rien à craindre des Asiatiques.
Wang. — Il a toujours cru aux fantômes ?
Adèle. — Ils lui ont dit qu’il serait empoisonné. C’est pourquoi il fallait sans cesse que je goûte sa nourriture.
Gödel. — Et je me suis toujours demandé si tu n’étais pas de mèche avec eux.
Wang. — J’ai encore tenté, tout à la fin, de lui apporter à manger. Du poulet au riz. Il ne m’a pas ouvert.
Woolf. — Sa célèbre démonstration. L’incomplétude. Comme une symphonie. Et pourtant si bizarre et... presque fou.
Adèle. — Ne le traitez pas de fou !
Gödel. — C’est le genre d’incertitude qui finit par devenir insupportable. Puis-je faire confiance à cette femme, puis-je manger ? Elle m’aime, bien sûr, mais elle pourrait aussi avoir été remplacée par un sosie. Certes, elle a toujours été bonne envers moi, mais affirmer qu’elle le sera encore demain, ce n’est qu’une simple déduction, on n’en sait rien. On ne voit pas à l’intérieur des gens. Elle aurait très bien pu jouer la comédie toutes ces années. L’assassin de Trotski, par exemple. Il a misé sur la patience, il s’est introduit dans la famille, s’est montré aimable année après année, jusqu’à ce que plus personne ne se méfie et puis, soudain, il saisit le piolet et porte le coup fatal. La patience, c’est la clé de tout.
Wang. — La logique n’est d’aucun secours à l’aliéné. Fût-il le plus brillant penseur.
Gödel. — En fin de compte, ils ne m’ont pas empoisonné, ils ont tiré parti de ma certitude de l’être un jour pour m’avoir sans poison.
Woolf. — A-t-il réellement démontré l’existence de Dieu ?
Wang. — Sa démonstration est irréfutable. Je l’ai tapée à la machine. Depuis, je n’arrive plus à fermer l’œil.
Gödel. — Si je n’avais pas vu venir l’empoisonnement avec certitude, je n’aurais pas arrêté de manger par peur d’être empoisonné, et ils auraient effectivement pu le faire, ce que j’avais d’ailleurs prévu. Mais comme je savais que je serais empoisonné, je ne l’ai pas été, et je suis mort de faim.
Wang. — Si l’existence de Dieu peut être démontrée, m’a-t-il dit, cela ne signifie pas pour autant que Dieu est bon.
Gödel. — D’un autre côté, et c’est bien là le problème, je n’en étais pas vraiment sûr. Si je l’avais été, j’aurais pu manger, car j’aurais su que la prudence ne m’empêcherait pas d’être empoisonné. Autrement dit, ils n’ont pu tirer parti de ma certitude que parce que je n’en étais pas certain.
Strinetzki. — Madame, avec votre accord, la république d’Autriche aimerait maintenant remettre à votre époux à titre posthume le grand prix national de seconde catégorie.
Gödel. — Et j’avais raison de ne pas l’être. Car, au bout du compte, je ne suis pas mort empoisonné. Quelle que soit la perspective choisie, tout se tient.
Adèle. — De seconde catégorie ?
Gödel. — Adèle, s’il te plaît. On doit accepter ce genre de choses, il ne faut pas fâcher les autorités.
Strinetzki, d’une voix mécanique et solennelle. — En sa qualité de citoyen autrichien méritant qui, dans les sombres années de l’occupation allemande, à cause de ses origines juives...
Wang. — Mais vous n’avez pas entendu, il n’est pas...
Gödel. — Si personne ne vous croit quand vous dites que vous n’êtes pas juif, c’est que vous devez l’être.
Strinetzki. — ... contraint à l’exil, des mérites exceptionnels, une reconnaissance internationale, afin d’honorer sa mémoire, en tant que témoin de la grande époque de la pensée et de la philosophie autrichiennes, dont nous espérons qu’elles retrouveront un jour la place qui leur est due dans la capitale fédérale de Vienne, permettez-moi, madame, qui représentez votre défunt époux, de vous remettre (il tend un écrin à Adèle) le prix national avec les compliments de notre chef d’État, monsieur le président fédéral Rudolf Kirchschläger.
Adèle. — Mais comment osez-vous vous présenter maintenant, après toutes ces années, et en plus avec un prix de seconde catégorie ! (À Woolf) Et vous, vous l’avez traité de fou à ses propres funérailles !
Gödel. — Adèle, très chère, ne t’inquiète pas. Plus rien ne me vexe. Peux-tu imaginer à quel point c’est agréable de ne plus exister ? Et comme on se sent en sécurité ? Il n’y a plus que toi... (il lui caresse la joue) ... qui me manque. (Adèle touche sa joue. Gödel s’éloignant d’elle :) Mais de moins en moins. On s’habitue vite au fait de ne plus exister. Et d’ailleurs, rien ne disparaît. Une fusée suffisamment rapide pourrait te ramener à une époque où je vivais encore. Je l’ai prouvé.
Adèle. — Il a toujours dit qu’une fusée pourrait nous ramener à des époques antérieures.
Gödel. — Nous nous sommes rencontrés au parc. J’étais si jeune. J’ignorais tout.
Adèle. — Nous nous sommes rencontrés au parc.
Strinetzki. — Je me retire, je dois retourner à New York. Une réception en l’honneur du professeur Karajan.
Il s’incline, fait le baisemain à Adèle et sort. Pendant les répliques suivantes, Woolf baisse la tête une dernière fois devant le cercueil avant de suivre Strinetzki. Hao Wang regarde Adèle encore un instant, puis, presque à contrecœur, il sort lui aussi.
Gödel. — C’était l’après-midi. « Vous vous promenez souvent ici ? » t’ai-je demandé. « Vous ne vous promenez jamais ici, as-tu répondu. Je vous aurais remarqué. »
Adèle. — Mon appartement de la rue Floriani.
Gödel. — Des tapis partout. Tu étais encore...
Adèle. — J’étais encore mariée.
Gödel. — Il était en déplacement la plupart du temps.
Adèle. — Pourquoi tout a changé, Kurtsy ? Pourquoi les choses ne pouvaient-elles pas rester comme avant ?
Gödel. — Je suis tombé dans quelque chose.
Adèle. — Toutes ces pensées....