1. Le barman (ou la barmaid) – La brune
Debout derrière son comptoir, le barman (ou la barmaid) essuie des verres. Le rôle peut donc être interprété par une femme ou un homme. On pourra d’ailleurs jouer sur l’ambiguïté sexuelle du personnage. La radio passe une chanson d’Aznavour (J’habite seul avec maman...). On entend un bruit de chasse d’eau. Sortant des toilettes, une brune, assez ordinaire voire vulgaire, revient s’asseoir au bar devant son verre. Elle porte un pull informe de couleur indéfinissable. Le barman change de station. Un speaker commente avec exaltation la fin d’un match de foot. Le barman éteint la radio. La brune finit son verre.
Barman – Je vous en remets un coup ?
La brune lui lance un regard fatigué, pas sûre d’avoir compris le sens de sa question, mais se prenant peut-être à rêver.
Brune – Pardon ?
Le barman lui montre d’un air blasé au-dessus du comptoir l’inscription Happy Hour, contrastant avec l’ambiance morose de ce café désert.
Barman – Le cocktail maison ! Le deuxième est gratuit.
Brune (soupirant) – Happy hour... Tu parles... Une heure que j’attends un mec, et il n’est toujours pas là...
Barman – Un mec ?
Brune – Ça vous étonne à ce point-là qu’un homme puisse avoir rencard avec moi ?
Barman – Un homme, oui...
La brune a l’air surprise.
Brune – Il s’appelle comment, votre bar, déjà ?
Barman – Les Flamands Roses...
Brune – Ah, ouais, d’accord... C’est... C’est un bar belge, alors... (Pour changer de sujet) Il a un petit goût de banane, ce cocktail, non ?
Barman – Vous saviez que l’homme a 99% de gènes en commun avec le singe ?
Brune – Non...
Barman – Et comme le singe a 50% de gènes en commun avec la banane... On peut presque dire que l’homme est une banane avec des jambes et un cerveau...
Brune – Et encore... Pour certains, le cerveau, c’est en option...
Barman (se sentant visé) – Vous pensez à quelqu’un en particulier...?
Brune – Je pense à l’abruti qui a oublié qu’on avait rendez-vous ensemble.
Barman – Il attend peut-être la fin du match. Ça ne devrait plus tarder, ils en sont aux prolongations... Le buteur brésilien vient de la mettre dans le fond au gardien bruxellois...
Brune – Vous êtes sûr que c’est un match de foot ? (Le barman ne répond pas.) Qu’est-ce que vous feriez, vous, à ma place ?
Barman – Une heure de retard ? À votre place, je ne sais pas, mais à la sienne... S’il arrive maintenant... Ça sent un peu la fille désespérée qui est prête à tout pour pas rentrer se coucher toute seule, non ?
La brune accuse le coup.
Brune – Vous croyez...?
Barman – Vous connaissez le proverbe : Suis-moi, je te fuis... Fuis-moi, je te suce...
Brune (anéantie) – Je vais prendre le deuxième cocktail gratuit, finalement...
Le barman puise avec une louche dans la bassine contenant le cocktail maison, et la ressert. Elle s’envoie une longue gorgée et déglutit.
Brune – On sent bien le gingembre aussi...
Barman – Y’en a...
Brune (regardant autour d’elle la salle vide) – Eh ben... C’est pas la fête du slip, ici... Pour un vendredi soir... C’est le match de foot sur la Une ?
Barman – La rétrospective Dalida, sur Arte. Ça nous fait toujours beaucoup de tort. C’est pour ça qu’on fait Happy Hour...
Brune – Vous auriez dû appeler ça Gay Hour. Histoire de lever toute ambiguïté... Pourquoi il m’a donné rendez-vous dans un bar gay ?
Barman – Pour être le seul mâle hétéro dans la place, j’imagine... Craindre la concurrence à ce point-là, en général, c’est pas bon signe...
Brune (prise d’un doute) – Ou alors, il est vraiment homo et il m’a prise pour un mec. La photo que j’avais mise sur le site était un peu floue... (Inquiète) Vous pourriez me prendre pour un mec, vous, sur une photo un peu floue ?
Barman – Non... Même dans le noir...
La brune a toujours l’air déprimée.
Barman – C’est quoi votre prénom ?
Brune – Jane...
Barman – Allez, Jane, votre Tarzan peut encore arriver...
Brune – C’est à cause de Birkin que ma mère m’a appelée Jane. D’ailleurs, en général, les types avec qui j’ai rencard tiennent plus de Gainsbourg que de Tarzan. Quand ils viennent, évidemment...
Barman – Vous savez ce qu’on dit : un de perdu...
Brune – Dix de perdus... C’est comme pour les cheveux. Ça commence par un, et un beau jour, vous vous retrouvez chauve sans savoir pourquoi... Je sais de quoi je parle...
Barman – Vous perdez vos cheveux ?
Brune – Non... Je travaille dans un salon de coiffure... Et croyez-moi, au rythme où ça va, les shampouineuses ont du souci à se faire.
Barman – Vous n’êtes pas de nature optimiste, vous, hein ?
Brune – Optimiste... J’ai des toiles d’araignée sous la jupe tellement on m’a posé de lapins ces derniers temps...
Barman – Je suis sûr qu’un jour votre prince viendra... et qu’il se prendra dans cette toile d’araignée. (Paternaliste) Mais pensez à vous protéger, quand même...
Brune – Vous n’allez pas le croire, mais je suis allergique au latex. C’est très mauvais pour la flore vaginale, le latex, vous savez...
Barman – Ah, tiens ? Non, je l’ignorais... Et pour la faune ?
Brune – Ça me file des démangeaisons terribles... (Un temps) Vous n’auriez pas une fourchette...?
Barman (inquiet) – Pour...?
Brune – Y’a un truc qui flotte dans mon cocktail. (Se penchant pour voir) Ça ressemble à un oeil. (Levant la tête, perturbée) On dirait qu’il me regarde....
Le barman semble contrarié.
Barman – J’ai pas dû mixer assez fin...
Il prend une fourchette et enlève discrètement la chose. Poursuivant sa pensée, la brune soupire.
Brune – J’ai même pas d’amis... Je me suis inscrite sur Facebook, le seul qui m’ait proposé spontanément son amitié, c’est un pétomane argentin. Ma vie sociale est d’une telle vacuité... Si je devais me marier demain, je ne suis pas sûre que je pourrais trouver un témoin. Alors un mari...
Barman – Vous n’avez pas de famille ?
Brune – Ils sont tous morts quand j’avais trois ans...
Barman – Non...
Brune – Asphyxiés... Le monoxyde de carbone, ça ne pardonne pas. On vivait avec le RSA dans un logement social à Neuilly. Ma mère n’avait pas fait ramoner le tuyau de poêle depuis ma naissance...
Le barman la regarde, interloqué.
Brune – Je suis la seule de la famille à avoir survécu. Mon père m’enfermait la nuit à la cave. C’est ça qui m’a sauvée...
Barman (atterré) – À la cave...?
Brune – Pour pas entendre mes cris ! J’avais faim... Mon père était alcoolique. Quand ma mère lui donnait de l’argent pour acheter un litre de lait, il revenait avec un litre de rouge.
Barman (au bord des larmes) – Oh, mon Dieu...!
Brune – Je déconne. Vous avez déjà vu un logement social à Neuilly...
Le barman marque un temps, un peu froissé de s’être fait balader.
Brune – Mais je suis un peu en froid avec mes parents... Le dernier cadeau que j’ai reçu d’eux pour mon anniversaire, c’est une lettre recommandée de leur notaire. Ils m’informaient qu’à leur mort, ils léguaient tous leurs biens à...