Acte 1
(Au début du Vème siècle de notre ère, 1'Empire romain d'occident, qui a la ville italienne de Ravenne pour capitale, est chrétien. Il étend son pouvoir en Afrique du Nord jusqu'aux confins du désert.
Dans le sud algérien, l'intérieur et le parvis de la tente d'un officier romain en campagne. Les signes apparents du pouvoir contrastent
avec l'atmosphère de somnolence)
Acte I, Scène 1
BONIFACE : Comte romain d'Afrique, c'est-à dire officier supérieur nommé par l'empereur d'Occident et envoyé au profond des steppes pour y réduire une rébellion indigène aux cotés de laquelle, en fait, il est passé peu à peu.
AXIS : Séparatiste berbère, l'un des principaux artisans de la trahison de Boniface.
Puis HUELMA : esclave vandale
(Boniface et Axis jouent aux osselets . Axis s'en lasse et abandonne violement le jeu)
AXIS : C'est l'Afrique qui t'attend et te jugera à tes actes,
Boniface !
Montre-le, si tu prends son parti !
BONIFACE : Mais que demandez-vous de plus ? Rome m'envoie ici, au dernier rivage du désert, avec l'ordre de massacrer des montagnards révoltés contre sa puissance et je suis en train de discuter avec l'un de leurs chefs !...
En fait de répression, je joue aux osselets, et ces osselets
sont des osselets d'agneau !
Ce glaive, avec un autre à ma place, serait taché du sang des tiens !
AXIS : Mais à quoi bon si l'univers l'ignore ?
Ton bras, personne ne sait ce qui le retient de frapper.
BONIFACE· : Peut-être cette chose folle qu'on appelle la liberté d'un homme...
AXIS :
Ta liberté, Boniface ? On aimerait avoir plus confiance ...
Il y a des décisions à prendre.
BONIFACE : Des décisions ?
AXIS : Je vais rencontrer dans la journée les chefs de la rébellion
des montagnes et je sais bien ce qu'ils vont me répéter : ils me parleront des Vandales qui arrivent du côté du couchant ...
BONIFACE : ..: des marionnettes !
AXIS : Ils me diront qu'au Sud de l'Espagne on les voit chaque jour concentrer leurs troupes et lancer le galop de leurs chevaux fous jusqu'à la limite du désert où ils font pile en hurlant.
BONIFACE : C'est bon, ça, c'est bon !
AXIS : Et l'écho qui vient frapper nos rives, lancinant et horrible
à croire ! C'est cela que tu trouves bon ?
BONIFACE : Vous n'avez rien compris à rien ! Patience, mon bon mignon, patience !
AXIS : Mais quelles mesures prends-tu, pendant ce temps ?
BONIFACE : Laisse faire, mon garçon, laisse-leur passer Gibraltar, à ces Vandales qui vous privent de sommeil ! Laisse-la s'échauffer, la horde de Genséric ! S'ils traversent, que feront-ils ? Ce qu'ils font partout : ils massacreront les Romains d'Afrique, ceux qui ont installé leurs colonies sur vos terres, ils feront le travail à votre
place !
AXIS : Mais pourquoi ne pas le proclamer, que tu espères en la
défaite de Rome et que tu es dans le camp des Justes ? Les miens ne savent pas ce qu'ils doivent penser de toi : i1s ont bien compris que tu n'es pas un Romain comme 1es autres, accouru pour les massacrer, maie, après cela, ils attendent la suite ...
BONIFACE : Pourquoi voudrais-tu m'empêcher de savourer ?
AXIS : De savourer ?
BONIFACE : De savourer ce spectacle historique : Rome, la pieuvre immense qui depuis mille ans a passé sa langue de viol au pli de chacun des rivages de la mer, le poulpe qui n'a toléré la
virginité d'aucune calanque. Rome en train de crever, noyée
dans son encre, parce que les Vandales ont su percer la
poche !
AXIS : C'est entendu, Rome est en train de claquer, mais si nous, nous ne faisons rien contre les Vandales, nous serons peut-être débarrassés des Romains, mais nous y passerons quand même, quand Genséric sera là !
BONIFACE : Mais Genséric, c'est moi ! C'est moi qui lui ai fait dire
qu'il n'avait qu'à arriver et que je l'aiderais à monter sur le trône ; et ce parfait cochon est tombé dans le piège : il arrive !
Ha ! ha ! ha ! Je peux jouer aux osselets, Axis, aux osselets…
(Boniface et Axis s'esclaffent)
AXIS: Pince-moi, mon maitre !
BONIFACE : Te pincer ? Tiens, voilà, moricaud ! (Il le pince). Tu as peur de rêver quand tu penses à l'Afrique ?
AXIS : Ouille ! Non, je pensais à toi, et ça ressemblait déjà
beaucoup à ce qu'on rêve, la nuit, quand on croit voir des louves allaiter des bébés ou des rois de trente ans porter la croix des hommes.
Rome fabrique ici des crève-la-faim depuis des siècles.
Pourquoi toi, son dernier envoyé, es-tu passé du côté des
Montagnards ? Qu'est-ce qu'il y a au fond de ton coeur ?
BONIFACE : La seule chose qui puisse prendre place au fond d'un coeur : tout l'amour possible pour cette femme qui dort encore à
quelques pas de cette tente.
Celle que j'ai épousée, Domitilla, qui me parle du crucifié, jour après jour ...
AXIS : Tu t'es converti au Christ ? Enfin ?
.BONIFACE : Je t'ai dit qu'au fond de mon coeur une grande évidence me parle, de temps en temps. C'est pour cela que ma femme a fait toute cette route jusqu'à ce camp du fond des sables, dans tous les périls de ces montagnes, au lieu de m'attendre dans les jasmins de Carthage.
Il y a des moments ou ça me prend !
Une déraison ! Une envie de l'aimer, ton Christ !
Après quelques minutes d'égarement, je me retrouve, je
récupère : je revois le vrai visage des choses, je les vois, tous les garde-chiourmes de ces campagnes, chrétiens !
Je l'entends, l'évêque de Carthage, qui me demande de vous décimer, vous, pauvres chrétiens, au nom d'autres chrétiens.
Ton Christ, Axis, ton Christ, quelle blague !"
AXIS : Mon Dieu, Jésus Christ, crucifié sous Ponce-Pilate et
ressuscité le troisième jour comme des témoins l'ont vu, a croisé la Samaritaine et lui a donné de l'eau ; il en donnera aussi à tous les pauvres ! Et tant pis pour les évêques catholiques!...
A propos, les arrière-postes ont annoncé que tu aurais
aujourd'hui une visite bien-pensante : Augustin, 1'évêque
d'Hippone.
BONIFACE : Ici, mais il est fou : quelle mouche l'a piqué pour faire un pareil voyage ?
AXIS : Tu le demandes ? Tu n'as pas compris qu'au nom du Christ, c'est Rome encore une fois qui, par sa bouche, viendra te parler contre nous ? Mon Christ, notre Christ des pauvres Africains, n'a rien à attendre des évêques du Pouvoir.
Et toi, là au milieu, il va bien falloir aussi que tu choisisses !
BONIFACE : Que je choisisse ?
AXIS : Oui : tu veux vomir Rome, mais tu es bien tiède quand il faut vomir ses anciens dieux !
Tu crois que je ne sais pas que tu fais brûler de l'encens
en catimini sur l'ancien autel ? Et les galettes que tu adresses à Junon, tu t'imagines que je 1'ignore ?
Oh, bien sûr, après tu vas à la basilique, pour être bien
avec tout le monde !
BONIFACE : Être bien avec tout le monde !...?
J'ai vu Rome autrefois sacrifier à Jupiter et à la Victoire, j'ai vu le sang des bœufs couler sur les autels du temps de Julien l'Apostat... et pourtant... la guerre civile faisait rage et le Tibre roulait des flots de malheur dans la mer de Toscane empourprée.
J'ai vu plus tard ces cultes interdits, le Christ obligatoire et vos églises pousser comme des champignons ... alors, pour remercier la Ville, Dieu lui a envoyé...Alaric et les Vandales ! Quelle blague !
Pourquoi faut-il que les paroles de Domitilla, parfois ...
AXIS : La bonne fièvre, Boniface, au fond de ton cœur, à laquelle tu devras succomber....
BONIFACE : Mais il n'y a pas que le fond du cœur, Axis !
Pourquoi ne me parles-tu pas de ma tête ?
Axis, petit frère ! … Tu ne sais pas qu’une fois que la graine de l'ambition a été déposée dans une tête humaine et y a germé, c'est une plante sauvage qui y pousse, coûte que coûte et sans trêve ? Tu ne sais pas que cette même tête qui a débarqué ici porteuse
de la puissance de Rome a bientôt trouvé 1a couronne trop
petite ?
Qui suis-je, Axis ? Le gouverneur d'Afrique ou 1e larbin d'une ville italienne?
AXIS : Mais oui, c'est ce que je disais : c'est une histoire entre
Rome et toi, tu vois bien que 1'Afrique n'y a pas son compte !
BONIFACE : L'Afrique ?
Ecoute… : j'étais allé, au gros de l'été, me mêler incognito à la foule de Carthage, dans le quartier du port ! Le soir tombait et la dernière nef, chargée de grains à en éclater, quittait la rade..
Alors, tu sais, ce blé que je voyais partir, ce fut soudain
comme si on me l'ôtait de la bouche, comme si j'allais mourir de faim, là, au bout de la digue ...
J'ai compris que Rome m'avait emprunté, arraché à' l'Orient qui a vu mes jeunes années pour me donner ici à gérer une boutique !
Et si je veux crever le ventre de la vieille Ville, c'est justement parce qu'elle m'a donné du pouvoir, c'est-à-dire un tonneau vide qui m'a donné encore plus soif !
AXIS : Et après?
BONIFACE : Après ? Un jour, Axis, à la sortie du port de Carthage, Boniface ordonnera aux navires en partance de faire demi-tour, on égorgera quelques gendarmes, le peuple de Carthage en profitera pour manger à sa faim et Boniface, Boniface à la tête de l'Afrique, fera chanter l'Empire, en face, en lui marchandant le pain !
AXIS : Un jour, Boniface, il faudra bien que tu choisisses, comme
le fait l'univers entier : les pauvres, les galeux d'Afrique, tous les métèques de 1'Empire portent désormais, eux aussi, au fond de leur cœur, une...