Jeune Homme En Colere

Édition :

Jimmy Porter, un jeune homme brillant et cultivé issu de la classe ouvrière, a épousé Alison, une jeune femme d’origine bourgeoise. Il est déçu par la médiocrité de sa vie et déverse, à longueur de journée, sa rage et son dégoût de l’époque sur son épouse. Leur ami Cliff, qui vit avec eux, essaie de faire baisser la tension, tout comme Héléna, amie de passage, qui incite Alison à se révolter ou à quitter Jimmy. Lors de la création de la pièce en 1956, certains spectateurs ont été choqués par la brutalité du verbe haut de Jimmy , d’où transpire une critique sociale sans concession ; d’autres ont vu en Jimmy Porter le porte-parole des contestations et revendications légitimes d’une jeunesse anglaise remettant en cause l’ordre établi et les conventions. En ce début de XXIe siècle, nous pouvons également jeter un autre regard sur ce personnage attachant et rebutant : celui d’un homme violent, qui harcèle son épouse et la maintient sous son emprise. Il se dit victime, mais est un bourreau. Cette pièce n’en devient alors que plus passionnante, complexe et actuelle.

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John Osborne

Jeune Homme
en Colère

(Look Back In Anger)

Nouvelle adaptation française de
Jean-François Bonnabel et Pierre-Vincent Chapus

Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille

Personnages

Jimmy Porter

Cliff Lewis

Alison Porter

Héléna Charles

Le Colonel Redfern

L’action se situe dans le studio des Porter dans les Midlands. Années 50.

Acte I : Début de soirée d’avril

Acte II : Scène 1 – Deux semaines plus tard. Scène 2 – Le soir suivant.

Acte III : Scène 1 – Quelques mois plus tard. Scène 2 – Quelques minutes plus tard.

ACTE I

Un studio dans une grande ville des Midlands. Début de soirée d’avril. Le décor représente une grande mansarde au dernier étage d’une maison de style victorien. Le plafond est incliné de gauche à droite. À droite au premier plan, deux petites fenêtres. Devant elles, une coiffeuse en chêne. Les meubles sont simples et vieux. Au fond à droite, un grand lit occupe presque toute la longueur du mur. À côté, une étagère. En bas du lit une commode où s’entassent cravates, vêtements, un vieil ours en peluche et un petit écureuil en laine. Au fond à gauche, une porte. À côté une petite armoire. Sur le mur de gauche, une grande fenêtre rectangulaire qui donne sur le palier. Une lumière lointaine la traverse. Au-dessus de la gazinière, un garde-manger en bois sur lequel est posé un poste de radio. Au centre, une grande table et trois chaises devant lesquels sont installés deux fauteuils où Jimmy et Cliff sont assis. Jimmy à droite, Cliff à gauche. On ne voit que leurs jambes, le reste de leur corps étant caché par les journaux qu’ils sont en train de lire. Différents quotidiens et hebdomadaires sont entassés tout autour d’eux.

Jimmy est un grand jeune homme mince d’environ vingt-cinq ans, portant une veste de tweed usée et des vêtements de flanelle. La pipe qu’il fume emplit la pièce d’un nuage opaque. Jimmy est un mélange déconcertant de sincérité et de séduisante méchanceté, à la fois tendre et intéressé, cruel et nerveux, insupportable et fier, tantôt émotif, tantôt indifférent. Son honnêteté explosive ou trop explicite ne lui laisse que peu d’amis. Pour beaucoup, il peut être sensible jusqu’au vulgaire. Pour d’autres, il n’est qu’une grande gueule. Être aussi passionné a quelque chose d’effrayant. Cliff est du même âge, trapu, sombre, il porte un pull-over et un pantalon gris assez froissé. Il est simple et détendu, presque jusqu’à la léthargie. Il semble avoir l’intelligence triste et naturelle d’un autodidacte. S’il semble que Jimmy aliène l’amour, de son côté, Cliff le cherche avec beaucoup de prudence. Il est son opposé : calme, naturel.

Sur la gauche, Alison se tient debout devant le garde-manger, et fait du repassage. À côté d’elle, une pile de vêtements. Son indéfinissable personnalité complète leur difficile polyphonie. Elle est d’un autre monde. Un monde où son malaise de petite bourgeoise est souvent couvert par la fanfare des deux autres. Elle porte une jupe sale, qui doit cependant avoir coûté un certain prix. Même dans une chemise couleur cerise appartenant à Jimmy, elle est élégante. Elle est d’à peu près du même âge que les garçons. Leur allure peu commune rend sa beauté plus remarquable qu’elle ne l’est réellement. Elle est grande, svelte et taciturne. Son visage est long et délicat. Il y a un je ne sais quoi de surprenant dans ses grands yeux profonds, qui exclut toute ambiguïté.

La pièce est toujours emplie de fumée. Le seul bruit audible est celui du fer sur la table à repasser. Jimmy jette son journal.

Jimmy. — Pourquoi faut-il que je fasse ça tous les dimanches ? Même les critiques littéraires sont identiques à celles de la semaine dernière. Pas les mêmes livres, mais les mêmes critiques. Tu as fini celui-là ?

Cliff. — Pas encore.

Jimmy. — Je viens de lire trois colonnes sur le roman britannique. La moitié est en français. Tu n’as pas l’impression d’être ignare quand tu lis les journaux ?

Cliff. — Pas vraiment.

Jimmy. — Eh bien, tu es vraiment ignare ! Un authentique bouseux ! Et toi, une bouseuse ?

Alison, ailleurs. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Jimmy. — Je te demandais si les journaux ne te donnent pas l’impression d’avoir surestimé tes capacités intellectuelles ?

Alison. — Ah ! Je ne les ai pas encore lus.

Jimmy. — Non, j’ai dit…

Cliff. — Lâche cette brave fille. Elle a du travail.

Jimmy. — Eh bien, elle sait parler. Tu sais parler ? Tu sais exprimer une opinion. À moins que le fardeau de femme blanche pesant sur tes épaules t’empêche de penser ?

Alison. — Excuse-moi, j’étais ailleurs.

Jimmy. — J’avais remarqué. Le vieux Porter ouvre la bouche et la petite compagnie file se coucher. Madame Porter bâille et tout le monde l’imite.

Cliff. — Je t’ai dit de la lâcher.

Jimmy, criant. — OK, chérie. Retourne te coucher. C’était juste ton mari qui te parlait. Tu saisis ? Parler ? Tu te souviens ? Désolé.

Cliff. — Arrête de gueuler. J’essaie de lire.

Jimmy. — Pourquoi tu t’obstines ? Tu n’es pas foutu de comprendre un mot.

Cliff. — Ouais, c’est ça…

Jimmy. — Ignare.

Cliff. — Ouais et sans instruction. Maintenant, si tu veux bien la fermer.

Jimmy. — Pourquoi tu ne demandes pas à ma femme de te l’expliquer ? Elle a de l’instruction. (Vers elle.) Pas vrai ?

Cliff, de derrière son journal, il lui donne un coup. — Je t’ai dit la lâcher.

Jimmy. — Refais ça, Gallois pourri, je t’arrache les oreilles.

Il prend le journal des mains de Cliff.

Cliff, se penchant sur Jimmy. — Écoute, j’essaie de me perfectionner. Fous-moi la paix, sale type. Et rends-le-moi. (Tendant les mains vers son journal.)

Alison. — Oh, rends-lui Jimmy, pour l’amour du ciel. Je n’arrive pas à me concentrer.

Cliff. — Oui, allez, rends-moi ce journal, elle n’arrive pas à se concentrer.

Jimmy. — Tu m’étonnes. Ça fait des années que tu n’y arrives pas.

Alison. — Non.

Jimmy, prenant un hebdo. — J’ai faim.

Alison. — Oh non pas déjà.

Cliff. — Un porc assoiffé de sang !

Jimmy. — Un porc ! J’aime manger, c’est tout.

Cliff. — C’est trop ça ! Tu es un détraqué sexuel, seulement à la place du sexe, c’est la bouffe ! Tu finiras dans « Infos du Monde » mon gars. Attends ! La semaine dernière, James Porter a été incarcéré alors qu’il sortait du Builder’s Arms. Le prévenu a été accusé de viol sur un chou et deux conserves de haricots. Il a déclaré qu’il ne se sentait pas bien depuis quelque temps et souffrait de pertes de conscience. Par ailleurs, il a demandé que ses états de service en tant qu’engagé volontaire de seconde classe dans la défense aérienne soient pris en considération.

Jimmy, avec un grand sourire. — Oh oui, oui, oui ! J’aime manger ! J’aimerais vivre aussi ! Ça te dérange ?

Cliff. — Je ne vois pas pourquoi tu t’obstines à t’empiffrer. Tu ne prends pas un gramme.

Jimmy. — Les gens comme moi ne grossissent pas. J’ai déjà essayé de te le dire, on brûle tout. Maintenant, tu la fermes pendant que je lis.

Cliff. — Tu as froissé mon journal.

Jimmy. — Il n’y a que moi dans cette maison qui sait comment prendre un journal ou n’importe quoi d’autre. (Prenant un autre journal.) Tiens, une fille se demande si son copain la respectera toujours si elle lui fait ce qu’il veut. Quelle conne !

Cliff. — Tu m’étonnes.

Jimmy. — Qui achète ce truc ? Tu as lu l’autre ?

Cliff. — Lequel ?

Jimmy. — Il n’y a que deux quotidiens le dimanche, celui que tu lis et l’autre. Allez donne-le-moi et prends celui-là.

Cliff. — Comme tu veux. (Ils échangent.) Je lisais l’article sur l’évêque de Bromley. (À Alison.) Ça va, ma puce ?

Alison. — Ça va, merci.

Cliff, lui prenant la main. — Pourquoi tu n’arrêtes pas tout ça, viens t’asseoir un peu. Tu as l’air fatiguée.

Alison. — J’ai presque fini.

Cliff, il embrasse sa main et suce infantilement ses doigts. — C’est une belle fille, hein ?

Jimmy. — Tout le monde le dit.

Son regard croise celui d’Alison.

Cliff. — Quelle jolie patte tu as là, délicieuse. Hum... Je vais te l’arracher à coups de dents.

Alison. — Arrête, je vais brûler sa chemise.

Jimmy. — Rends-lui son doigt, c’est dégoûtant. Et l’évêque de Bromley, dans tout ça ?

Cliff, laissant Alison. — Oh, c’est écrit qu’il a lancé un appel bouleversant à tous les chrétiens pour qu’ils se mobilisent en faveur de l’usine qui fabrique la bombe - H.

Jimmy. — Oui, c’est assez bouleversant. Alison.) Ça t’émeut, chérie ?

Alison. — Naturellement.

Jimmy. Ça y est : même ma femme est émue. Je devrais envoyer un chèque à l’évêque. Voyons. Qu’est-ce qu’il dit d’autre... Ah tiens, il s’inquiète, car on l’accuse de prendre le parti des riches contre les pauvres. Ce à quoi il répond : « Je nie les différences de classe. Cette idée est le fruit de la malignité et de l’entêtement de la... classe ouvrière » Eh beh ! (Il lève la tête espérant une réaction, mais Cliff est plongé dans son journal et Alison absorbée par son repassage. À Cliff.) Tu as lu ça ?

Cliff. — Hein ?

Il les a perdus, il le sait, mais ne se résigne pas.

Jimmy. — Tu crois que ton père aurait pu dire ce genre de truc ?

Alison. — Dire quoi ?

Jimmy. — Ce que je viens de lire.

Alison. — Pourquoi mon père ?

Jimmy. — Ça lui ressemble, à Papounet. Non ?

Alison. — Ah bon ?

Jimmy. — « Évêque de Bromley » c’est peut-être son « nom de plume »1, qui sait ?

1 En français dans le texte original.

Cliff. Fais pas attention à lui. Il lance l’offensive, c’est tellement simple.

Jimmy. — Ce que je hais les dimanches. C’est à se flinguer. Toujours la même chose. Jamais l’impression d’avancer. Toujours le même rituel : on lit le journal, on boit du thé, tu repasses le linge. Plus que quelques heures et on enterre la semaine. Notre jeunesse nous file entre les doigts, Cliff. Vous en êtes conscients au moins ?

Cliff, reposant son journal. — De quoi ?

Jimmy, tranquillement. — Oh rien, rien. Va te faire foutre, allez tous les deux vous faire foutre. Qu’ils aillent tous se faire foutre.

Cliff. — Si on allait au ciné ? (À Alison.) Tu en dis quoi, ma puce ?

Alison. — Je n’en ai pas très envie. Mais Jimmy aimerait peut-être. (À Jimmy.) Hein, Jimmy ?

Jimmy. — Pour que les petits merdeux du dimanche soir au premier rang m’empêchent de me divertir ? Non merci ! (Un temps.) Tu as lu Priestley cette semaine ? Je me demande bien pourquoi je te pose la question, je connais la réponse. Pourquoi je dépense neuf pence chaque semaine pour ce putain de journal que je suis le seul à lire. Vous vous en foutez. Aucun de vous deux ne peut sortir du délice de la fainéantise. Vous allez me rendre dingue. C’est évident ! Aussi évident que de rester assis là. Combien de temps il leur faudra pour être un petit peu enthousiastes, comme tout être humain. Un peu d’enthousiasme c’est tout. Je voudrais entendre une voix chaleureuse et passionnée crier Alléluia. (Il se frappe théâtralement la poitrine.) Alléluia ! Je suis vivant. J’ai une idée. Et si nous faisions un jeu ? Si on prétendait être des humains et que nous étions en vie ? Juste un instant. Qu’est-ce que vous en dites ? Si on prétendait être des humains. (Il les regarde l’un, puis l’autre.) Oh mon frère, ça fait si longtemps que je n’ai pas été avec quelqu’un qui s’enthousiasme pour chaque chose.

Cliff. — Qu’est-ce qu’il a dit ?

Jimmy, voulant continuer de harceler Alison. Qui il ?

Cliff. — M. Priestley.

Jimmy. — Rien de bien nouveau. Il est comme Papounet : perdu dans son désert opulent et inhospitalier, il pose son regard bourgeois vers le crépuscule édouardien.

Cliff, à Alison. — Tu veux bien me donner une cigarette ?

Jimmy. — Ne lui donne pas.

Cliff. — Je ne supporte pas l’odeur de cette vieille pipe. J’ai besoin d’une clope.

Jimmy. — Je croyais que le docteur avait dit : « plus de clopes. »

Cliff. — S’il pouvait la fermer.

Jimmy. — D’accord. C’est pour ton ulcère. Continue et tape-toi un bon mal de ventre, si c’est ça que tu veux. J’ai mal au cœur à force de penser toujours aux autres. Et tout ça pour quoi ? (Alison donne une cigarette à Cliff. Tous deux se mettent à fumer, elle retourne à son repassage.) Quel égoïsme. Tout le monde s’en fout. Ni croyance, ni conviction et encore moins d’enthousiasme. Un dimanche soir pareil aux autres. Il y a peut-être un concert. (Prenant Radio Times.) Ah ! (Donnant un coup de talon à Cliff qui, plongé dans sa lecture, émet un grognement.) Chouette, un concert de Vaughan Williams. C’est déjà ça ! Puissant, carré, anglais. Oh pardon, les gens de mon espèce ne sont pas censés être chauvin. Quelqu’un a dit... qui c’était déjà ? On importe la nourriture de Paris — c’est drôle ça — la politique de Moscou et les mœurs de Port-Saïd. Enfin bon, quelque chose comme ça. Qui c’était ? (Un temps.) De toute façon, vous n’en savez rien. J’ai horreur de l’admettre, mais je crois comprendre ce que Papounet a dû ressentir en revenant des Indes, après tant d’années loin de la mère patrie. La vieille garde édouardienne s’efforce de rendre tout son petit monde plus attrayant. Tous ces gâteaux faits maison, ces biscuits, ces idées brillantes, ces uniformes étincelants. Toujours le même tableau : les étés qui s’étirent, les longues journées passées au soleil, les petits recueils de poèmes, les draps immaculés, l’odeur de l’amidon. Quel tableau romantique ! Bidon, oui ! Il a au moins plu une fois ou deux. Mais, bidon ou pas, j’en arrive à regretter cette époque. Quand on n’a pas de monde à soi, c’est assez réconfortant de regretter celui d’un autre. Je dois devenir sentimental. Finalement, c’est plutôt triste de vivre dans l’ère américaine, sauf pour les Américains. Nos enfants seront peutêtre américains ? Voilà ce qui s’appelle penser (Il frappe Cliff et lui hurle dessus.) Je viens de dire : voilà ce qui s’appelle penser.

Cliff. — Et alors ?

Jimmy. — Tu es assis là comme une loque. (Cliff gémit, Jimmy se tourne vers Alison.) Ton pote… là… Webster, il vient ce soir ?

Alison. — Probable. Tu sais comment il est.

Jimmy. — Eh bien j’espère pas. Je ne crois pas que je pourrais supporter Webster ce soir.

Alison. — Je croyais t’avoir entendu dire qu’il était le seul à parler ta langue.

Jimmy. — Parfaitement, il parle un dialecte différent, mais c’est toujours la même langue. Je l’aime bien. Il est mordant, tranchant, entreprenant...

Alison. — Et enthousiaste.

Jimmy. Tu m’étonnes. Quand il vient, je jubile. Il ne m’aime pas beaucoup, mais il m’apporte plus que la plupart des gens. Chose rare depuis...

Alison. — Oui on sait. Depuis Madeline !

Elle plie quelques vêtements déjà repassés et se dirige vers le lit.

Cliff, toujours derrière son journal. — C’est qui ça, Madeline ?

Alison. — Voyons, chéri, réveille-toi. On a assez entendu parler d’elle. C’était sa maîtresse. Tu te souviens, à quatorze ans ? Ou peut-être treize ?

Jimmy. — Dix-huit.

Alison. — Il lui doit presque tout...

Cliff. — Je m’embrouille, moi, avec toutes tes bonnes femmes. C’était celle beaucoup plus âgée que toi ?

Jimmy. — Dix ans de plus.

Cliff. — Petit salaud va !

Jimmy. — À quelle heure, le concert ? (Il regarde dans le journal.)

Cliff, baille. — Oh, j’ai si sommeil. Demain, je...

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