Daniel Kehlmann
Juste
En Face
(Nebenan)
Traduite de l’allemand par
Juliette Aubert-Affholder
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Bruno
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Daniel
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Une patronne de bar
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Micha
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Une touriste / Clara
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Un chauffeur de taxi / Guido / Dirk
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Des voix au téléphone : Mattis, Ada, Arden, Janis, Bob
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Un bar : derrière le comptoir, la patronne. Micha, un homme ivre, est affaissé sur un tabouret de bar et visiblement là depuis longtemps. À gauche se trouvent les toilettes, à droite l’entrée et les vestiaires, un espace d’où l’on n’est ni vu ni entendu depuis le bar.
Micha. — Une autre !
La patronne. — Entendu, Micha.
Elle lui sert une bière.
Micha. — C’est plus possible. Putain de merde ! Ils ont perdu la boule !
La patronne. — Qui ça, Micha ?
Micha. — Ben tout le monde !
La patronne. — T’as bien raison.
Micha. — Écoute-moi, bon sang !
La patronne. — C’est ce que je fais, Micha.
Micha. — Non mais franchement.
Un homme élancé, Bruno, entre en scène. Il s’assoit sur un tabouret de bar à quelque distance de Micha.
La patronne. — Salut, Bruno. Comme d’habitude ?
Bruno. — Bien sûr.
Il se lève et regarde par la fenêtre. Il est un peu nerveux. Il se rassoit.
La patronne. — Qu’est-ce que t’as ?
Bruno. — Rien, rien. (Tous sont immobiles. Bruno regarde la pendule.) Elle est pas à l’heure, si ?
La patronne. — Si, trois fois par jour.
Bruno. — Trois fois ?
La patronne. — En gros.
Un temps.
Bruno. — Tu as vu le match hier ?
La patronne. — Je regarde pas le foot.
Bruno. — T’as raison. Ça change rien. (Silence.) Mais franchement, pourquoi...
La porte s’ouvre d’un coup, un homme bien habillé d’une quarantaine d’années, Daniel, entre avec entrain. Il tient un portable et tire une valise à roulettes.
Il téléphone.
Daniel. — Oui, Mattis, j’ai décommandé la voiture. J’ai encore un temps fou jusqu’au décollage, aucune envie de glander des heures dans ce putain de lounge, je suis au bar du coin.
Comme son portable est sur haut-parleur, on entend très bien son interlocuteur.
Il fait les cent pas en téléphonant, brasse de l’air.
La voix de Mattis. — Mais n’oublie pas, décollage ١٤ heures, il faut absolument que tu sois à...
Daniel. — Attends, je vais pas louper le casting le plus important de ma... Mais dis-moi, il y a moyen de se procurer le scénario ?
La voix de Mattis. — Aucune chance, à mon avis.
Daniel. — Ada a réussi la dernière fois.
La voix de Mattis. — Mais c’était pas un film de super-héros. Il va falloir que tu t’adresses directement à elle, j’en ai peur.
Daniel. — Ok, je vais l’appeler. Ciao, Mattis ! (Daniel raccroche et se tourne vers la patronne.) S’cusez-moi. J’ai parlé trop fort, non ?
La patronne. — Tom Cruise a tous les droits. (Désignant sa valise :) Encore un tour du monde, maestro ?
Daniel. — Quelle perspicacité, madame.
La patronne. — J’aimerais bien pouvoir prendre autant de vacances.
Daniel. — C’est tout sauf des vacances, chère madame !
La patronne. — Maestro, y en a qui diraient que toute ta vie, c’est des vacances.
Daniel. — Un très gros casting aujourd’hui. Ça me fiche déjà la trouille. Ce que j’aimerais, là, c’est une petite bière pour me calmer, mais c’est hors de question, ce ne serait pas professionnel. Un café, s’il te plaît !
La patronne. — T’es au courant, j’espère, que mon café n’est pas bon. J’ai juste un machin à filtre. De nos jours, tout le monde veut un ex-press-o !
Daniel. — Pas moi. Totalement surestimé. C’est dégueu et ça te file un infarctus. N’achète jamais un truc pareil, par pitié ! (Un temps.) Dis, Siri. Appelle Ada. (Ça ne fonctionne pas. Il parle très distinctement.) Dis, Siri. Appelle Ada Miller. (Ça ne fonctionne toujours pas.) Dis, Siri. Ada Miller. Appelle le portable de Ada Miller. Appelle Ada Miller. Numéro de portable.
Ça fonctionne enfin. Le téléphone compose le numéro.
La patronne. — Du lait ?
Daniel. — Non, noir. Merci.
La voix de Ada. — Hi darling ! How are you !
Daniel, avec un accent britannique. — Hi Ada, I’m great. Marvellous. How are you ?
La voix de Ada. — I’m great, darling. So today’s the day ?
Daniel. — Today’s the day. The big one.
Micha, imitant Daniel. — Ize zeuh dê ! Ize zeuh dê ! (Daniel tressaille. Il n’avait pas remarqué Micha jusque-là. Celui-ci se met à parler vraiment fort.) Zeuh bigue ouane ! Zeuh biiiiigue ouane !
La voix de Ada. — Say again ?
Daniel. — Nothing, sorry. Just some guy.
La patronne. — Ferme-la, Micha !
Daniel va dans les vestiaires de l’entrée pour téléphoner tranquillement.
La voix de Ada. — So you are going to wear superhero stuff, sweetie ?
Daniel. — Like pajamas and a cape ? I guess. Sure.
La voix de Ada. — Can’t wait to see that.
Daniel. — Listen Ada, there’s one thing I need to ask.
La voix de Ada. — Anything, dear.
Daniel. — Can I get the script ?
La voix de Ada. — Sweetie, there is no way I can...
Daniel. — But I have no idea where that part is going. Do we know anything about the character’s background, does he have an origin story ? I mean, anything would help. How am I supposed to be him if I don’t know who he is ?
La voix de Ada. — Darling, it’s super secret. You know, the Americans are lunatic.
Daniel. — But I also know you, and I bet you can pull some strings.
La voix de Ada. — You in London already ?
Daniel. — No, still Berlin. Running lines in my... “bar du coin“, you understand ? My favorite joint !
La voix de Ada. — I’ll talk to Arden. If anyone knows how to get the script, it’s him.
Daniel. — Thank you for trying. Honestly, I can’t wait to see you !
La voix de Ada. — Can’t wait to see you, pretty boy !
Daniel. — Big hug.
Daniel raccroche. Il va au comptoir, s’assoit, sort une feuille et remue les lèvres en silence. Il apprend son texte.
La patronne. — Tu parles drôlement bien anglais.
Daniel, en exagérant son accent. — Senk youuuu ! (La patronne pose devant Daniel une vieille tasse en porcelaine surdimensionnée avec du café filtre fumant.) Merveilleux !
La patronne. — Arrête ton char. Même si t’étais amoureux de moi, tu trouverais pas ça bon.
Daniel. — Non, vraiment ! Ça me rappelle le café de ma mère.
La patronne. — Tant que moi, je te rappelle pas ta mère. Il a lieu où, ce casting ?
Daniel. — Londres.
La patronne. — J’y suis allée une fois. Quand la princesse est morte. Les fleurs devant le palais. J’en ai emporté quelques-unes.
Daniel. — Juste comme ça ? Tu as emporté des fleurs ?
La patronne. — Y en avait tellement, personne a rien remarqué. Chouette ville. On peut prendre des fleurs, comme ça.
Daniel. — Berlin est mieux.
La patronne, très sérieusement. — Berlin, c’est le top !
Daniel retourne à son texte. Il sirote son café. Mais il n’arrive pas à se concentrer, sans doute à cause de Bruno qui le fixe pendant tout ce temps.
Daniel. — Bonjour. (Bruno ne répond pas. Il soutient le regard de Daniel et ne dit rien. Daniel retourne à son texte. Un instant seulement. Il lève les yeux. Bruno continue de le fixer.) On se connaît ?
En guise de réponse, Bruno esquisse un petit geste : il fait signe à Daniel d’approcher. Daniel est si surpris qu’il se lève et va vers Bruno.
Bruno. — Je peux avoir un autographe ?
Ce n’est pas une demande, il le dit à voix basse avec indifférence, voire ironie. Daniel est déconcerté.
Daniel. — Bien sûr. Vous avez de quoi écrire ?
Bruno. — Non.
Daniel, à la patronne. — J’ai besoin d’un stylo.
La patronne. — Pour toi, toujours.
La patronne lui donne un stylo.
Daniel. — Du papier ?
Bruno. — Non. (Daniel prend une serviette en papier, écrit son nom dessus et la tend à Bruno.) Merci bien ! (Mais il ne bouge pas le petit doigt pour prendre la serviette. Daniel, déstabilisé, la pose sur le comptoir.) La tension monte ?
Daniel. — Comment ça ?
Bruno. — Votre casting.
Daniel. — Ah oui, ben, un peu quand même. Et ça empire. Dans l’avion, ça va encore, mais juste avant, c’est vraiment l’horreur. Comme à l’école avant un contrôle de maths. Et je sais que dans ce genre de situation, je suis tout au plus à cinquante pour cent de mon potentiel.
Bruno. — Cinquante pour cent ? De votre potentiel ? Ça fait pas lourd !
Daniel est perplexe — mais à ce moment-là, son portable sonne. Il voit le numéro, visiblement américain car il prend aussitôt l’accent américain.
Daniel. — Yeah ?
La...