La Danse Du Soldat

Édition :

Nous sommes en automne 1918, dans un hôpital psychiatrique au Canada, alors que la Première Guerre mondiale s’achève et que la pandémie de grippe espagnole éclate. Le lieutenant Dancock, décoré pour acte de bravoure, mais souffrant de psychose paranoïaque, a été interné de force et est toujours hanté par le spectre de la culpabilité. Sa rencontre avec l’énigmatique Dorothea, une jeune femme internée volontaire, lui redonnera-t-elle le goût de vivre ?
Survient alors l’épidémie de grippe espagnole, qui isole l’hôpital de tout soutien extérieur, et oblige chacun à assumer son devoir, au-delà des rôles établis. La Danse du Soldat est une grande pièce sur la rédemption, le courage, la solidarité et la résilience. La deuxième moitié de la pièce, décrivant la situation à l’hôpital pendant la pandémie, fait écho à d’autres situations de pandémie plus récentes…

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Guy Vanderhaeghe

La Danse

du Soldat

(Dancock’s Dance)

Version française de
Michel Lederer

Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille

Personnages

Dancock

Lieutenant John Carlyle Dancock, malade et ancien officier, entre 25 et 35 ans.

Le soldat

Un personnage issu du passé de Dancock, entre 25 et 35 ans.

Le directeur

Administrateur et médecin-chef militaire de l’hôpital psychiatrique du Saskatchewan, la cinquantaine passée.

Braun

Rudy Braun, malade et immigrant allemand, la quarantaine.

Kennealy

Kevin Kennealy, infirmier à l’hôpital.

Dorothea

Dorothea Gage, internée volontaire, entre 21 et 30 ans.

Lieu

L’action principale se déroule à l’hôpital psychiatrique de North Battleford en Saskatchewan, Canada, à la fin de l’automne 1918, alors que la Première Guerre mondiale s’achève et que l’épidémie de grippe espagnole éclate.

Acte I

Scène 1

La scène est plongée dans le noir et seul est éclairé le lieutenant John Carlyle Dancock assis sur son lit à l’hôpital psychiatrique de la Saskatchewan. Il porte un costume du style qui était à la dernière mode en 1918. Entre le soldat. Pour le public, il n’est qu’une ombre, une silhouette floue qui flotte derrière Dancock. Sentant quelque chose, une présence troublante, Dancock devient mal à l’aise. Un air populaire de l’époque de la Première Guerre mondiale débute doucement, et la silhouette du soldat se met à danser aux accents de la musique. La danse semble contenir comme une menace voilée. Dancock se gratte le dos des mains, et son agitation et son désespoir croissent tandis que la danse derrière lui continue. Le soldat sort, la musique s’arrête. Dancock lève ses mains, les regarde.

Noir.

Scène 2

Deux silhouettes sont éclairées sur la scène plongée dans le noir. Dancock assis sur son lit, contemplant ses mains posées sur ses genoux. Et le directeur, debout à l’écart, le regardant avec compassion. Le directeur, la cinquantaine passée, style gentleman-farmer, fait figure à la fois de médecin « progressiste » et d’autorité scientifique. Il s’adresse au public d’une manière calme, assurée et clinique. Pendant qu’il parle, les lumières augmentent imperceptiblement, de sorte que quand il a fini de parler, la scène baigne dans la lumière de fin d’après-midi.

Le directeur, désignant Dancock. — Lieutenant John Carlyle Dancock, ancien combattant du Cinquième Régiment de Cavalerie. Décoré à deux reprises pour actes de bravoure, deux fois blessé au combat. Déclaré inapte au service et renvoyé au Canada en janvier 1918. Diagnostic : neurasthénie aiguë. En d’autres termes : psychose traumatique. Aggravation du mal au cours des mois qui ont suivi sa démobilisation. En mars 1918, a interrompu par ses cris un sermon appelant au sacrifice patriotique et a été arrêté pour avoir perturbé l’office. Libéré avec un simple avertissement en raison de ses états de service. (Silence.) Est revenu le dimanche suivant et a versé du sang dans la corbeille pour la quête. Déclaré atteint d’aliénation mentale par un juge de la province en vertu de la Loi de 1906. Interné à l’hôpital psychiatrique de la Saskatchewan en date du 12 avril 1918. (Silence.) Homme de bonne famille, instruit, à l’évidence intelligent... sensible. Moins atteint que nombre des malades, manifeste cependant des symptômes d’hystérie et de mélancolie. Souffre de psychose paranoïaque en regard des personnes détenant l’autorité. Refuse jusqu’à présent de coopérer au traitement. Un cas difficile. Un patient difficile. (Silence.) Je fais ce que je peux. (Le directeur s’avance, s’arrête au pied du lit et contemple les mains de Dancock.) Vous vous êtes encore agité aujourd’hui. (Il désigne les mains de Dancock. Dancock les fourre dans les poches de sa veste.) Je vais demander à une infirmière de vous apporter un baume. Une petite application fera des miracles. (Dancock garde le silence. Le directeur poursuit sur le ton de la conversation.) Beau temps, aujourd’hui. Un ciel bleu pervenche. Mais vous, m’a dit M. Kennealy, vous préférez rester assis sur votre lit plutôt que de vous joindre aux autres pour faire les battages. (Silence.) Une fois de plus, vous refusez de vous soigner. (Dancock continue à se taire.) Vous connaissez mon point de vue. Le travail pénible en plein air est une thérapie.

Dancock. Le travail pénible non rémunéré est de l’esclavage.

Le directeur. Les autres patients ne seraient pas d’accord avec vous. Ils étaient contents d’être dehors, au soleil. Aucun d’eux n’aurait échangé sa place contre la vôtre.

Dancock. Aucun d’eux n’est sain d’esprit. Il me semble que c’est justement la raison de leur présence ici.

Le directeur. Votre ami Braun aussi était plutôt content. (Dancock ne répond pas.) Votre amitié avec lui... je la trouve curieuse.

Dancock. Pourquoi ?

Le directeur. Il est allemand.

Dancock, le corrigeant. Immigrant allemand.

Le directeur. Et vous avez passé ces trois dernières années à tuer des Allemands et à voir vos camarades se faire tuer par des Allemands.

Dancock. Exact.

Le directeur. Et vous vous liez d’amitié avec l’un d’entre eux.

Dancock. Les soldats allemands faisaient leur devoir. Je faisais le mien. C’étaient des ennemis loyaux. (Silence.) Je réserve ma haine aux ennemis déloyaux. Ceux qui se prétendent vos amis et vous poignardent dans le dos.

Le directeur. Je vois. Les fabricants qui fournissent des fusils qui s’enrayent et qui s’en mettent plein les poches. Les hommes politiques qui, année après année, promettent que la guerre sera finie à Noël. Les professeurs, les hommes d’église... (Silence.) Vous voyez, je vous ai si souvent entendu réciter votre liste de crapules que je la connais par cœur.

Dancock, le coupant. Par cœur ? (Silence.) Non, pas par cœur.

Le directeur, piqué par cette réplique. Vous ne vous êtes jamais demandé si vous n’entreteniez pas cette amitié avec Braun parce qu’il est faible ? Facile à mener ? (Dancock rit.) Vous êtes un meneur d’hommes, lieutenant Dancock. Vous exercez une dangereuse influence. Sur les autres patients.

Dancock. Moi, un meneur d’hommes ? Je n’en ai jamais été un.

Le directeur. Vous étiez un bon soldat. (Sérieusement.) Alors, comportez-vous de nouveau en bon soldat. Placez-vous sous les ordres...

Dancock. Sous les ordres de qui ?

Le directeur. Les miens. (Dancock rit.) Je peux vous aider.

Dancock. Allez au diable avec votre aide. Je n’en veux pas.

Le directeur. Laissez-moi soulager vos souffrances. (Avec conviction.) Je peux vous aider.

Dancock, avec colère. M’aider ? Comme le juge qui m’a fait interner ici ? Comme ces menteurs de politiciens ? Comme les généraux ?

Le directeur, avec dignité. Je suis médecin. Pas général.

Dancock. Allez donc raconter ça à d’autres ! Votre seul souci, c’est le plan d’ensemble, la stratégie, la théorie. Et comme un général, vous êtes sourd et aveugle à ce qui se passe dans les rangs.

Le directeur. Et qu’y a-t-il que je ne vois pas ?

Dancock. Eh bien, à votre place, je surveillerais l’infirmier Kennealy.

Le directeur. Pourquoi ? Parce qu’il m’a conseillé de vous interdire les journaux ?

Dancock. Ce que vous avez fait.

Le directeur. M. Kennealy pense que les nouvelles sur la guerre vous énervent beaucoup trop. Et il se trouve que je suis d’accord avec lui.

Dancock. Et vous, est-ce que ça vous énerverait beaucoup trop si je vous disais qu’hier, Kennealy m’a demandé de lui donner l’un de mes vieux costumes ?

Le directeur, abasourdi. Je ne peux pas le croire.

Dancock, sardonique. Je vous donne ma parole d’officier et de gentleman.

Le directeur. Dans ce cas, il faudra que j’aie un petit entretien avec M. Kennealy.

Dancock. Et pendant que vous y serez, dites-lui de cesser de me traiter derrière mon dos de « rouge » et de « bolchevique ».

Le directeur. Si vous persistez à vous en prendre au gouvernement et à la guerre, vous devez vous attendre à ce que les hommes simples se méprennent. Ils doivent considérer votre discours comme une trahison.

Dancock. Et vous, comment le considérez-vous ?

Le directeur. La conduite de la guerre ne m’incombe pas, je me consacre à mes patients. Je m’efforce de faire de cet hôpital un îlot protégé de la guerre, protégé de l’odeur de la mort. Lorsque tout part à la dérive — les nations ou les hommes —, le remède ne consiste pas à faire souffler un vent de révolte, à faire régner l’anarchie. On ne répare pas un pot fêlé en le jetant par terre.

Dancock, furieux. Quelle différence ? Si le pot est un mauvais pot, on le casse ! On le réduit en miettes !

Le directeur. L’une de nos différences, lieutenant Dancock, c’est que je ne crois pas qu’on puisse faire porter la responsabilité de nos souffrances à quelque autorité que ce soit. Je suis plutôt vieux jeu et je suis d’accord avec le docteur Samuel Johnson quand il écrit : « Combien est petite, parmi tout ce que le cœur de l’homme endure, la part que les lois ou les rois peuvent causer ou guérir ! » (Silence.) Bien sûr, vous avez le droit d’avoir vos opinions. Votre comportement, en revanche, c’est une autre affaire.

Dancock, soupçonneux. Mon comportement ?

Le directeur. Dès l’instant où vous avez été admis dans cet hôpital, votre cas m’a beaucoup intéressé, lieutenant Dancock. On éprouve un sentiment de parenté et de sympathie immédiat pour un homme de votre éducation et de votre milieu.

Dancock, sarcastique. Vraiment ?

Le directeur. Mais je m’aperçois maintenant que j’ai eu tort de m’être montré bienveillant à votre égard et de vous avoir accordé des privilèges.

Dancock. Des privilèges ! Quels privilèges !

Le directeur. Vous refusez de travailler. Vous refusez de respecter l’heure de l’extinction des lumières. Il faut que cela cesse. Désormais, vous obéirez aux ordres. Sans exception. Nous ne tolérerons plus que vous perturbiez le bon ordre et la discipline de cet établissement.

Dancock. Et en quoi les ai-je perturbé ?

Le directeur. L’incident intervenu mercredi dernier au cours du thé dansant. C’était égoïste et irresponsable de votre part de gâcher ainsi la fête aux autres patients.

Dancock. Je n’ai rien gâché aux autres patients.

Le directeur, d’un ton sec. Ah non ? Et qui avez-vous invité à danser ?

Dancock. J’ignore son nom. Vous nous avez brutalement interrompus avant que nous ayons achevé les présentations.

Le directeur. Vous savez très bien qu’il est interdit aux patients de danser entre eux. Vous pouvez inviter une infirmière. Une patiente peut danser avec un infirmier. Mais en aucune circonstance les patients ne sont autorisés à danser entre eux.

Dancock. Pourquoi ?

Le directeur. Ne jouez pas les idiots du village, Dancock. Les raisons sont évidentes.

Dancock. Pas pour moi.

Le directeur, perdant patience. Vous savez aussi bien que moi qu’il y a ici des hommes incapables de maîtriser leurs pulsions sexuelles. Qui se masturbent dans les salles devant tout le monde !

Dancock. La question n’est pas là, monsieur le Directeur. Ces hommes-là n’ont pas le droit d’assister aux thés dansants, et vous le savez parfaitement.

Le directeur. Tout scandale constitue une menace aux réformes que j’ai entreprises : bonne nutrition, hydrothérapie...

Dancock. Hydrothérapie ! Vous appelez ça une réforme ? Assis pendant des heures dans un bain d’eau glacée ? Debout jusqu’au second avènement sous une douche qui transperce la peau ?

Le directeur. Les plus hautes autorités recommandent l’hydrothérapie comme sédatif.

Dancock. Et le travail sans rémunération, c’est aussi un sédatif ?

Le directeur. Le travail thérapeutique est une réforme ! De même que le thé dansant hebdomadaire pour les patients. Et je ne mettrai pas mes réformes en danger. Si jamais la famille d’un patient portait une accusation pour inconvenance sexuelle, le gouvernement en profiterait aussitôt pour transformer cet établissement en prison. Il coûte moins cher d’enfermer les gens que de les soigner.

Dancock. Je danserai avec qui je veux.

Le directeur. Faites attention, lieutenant, vous allez peut-être bientôt vous retrouver à danser avec le diable. (Les deux hommes se mesurent un moment du regard, puis le directeur finit par tirer sa montre de poche pour regarder l’heure. Il a pris sa décision et il ne reviendra pas dessus.) Six heures et demie. Ceux qui ont fait les battages ne vont pas tarder à rentrer.

Dancock. Et ils auront de la viande au dîner parce qu’ils vous ont obéi. Les carottes seront pour les ânes.

Le directeur. Je vais vous laisser vous préparer pour le coucher.

Dancock. Je ne vais pas me coucher. Même les enfants ne vont pas au lit à sept heures quand le soleil se reflète encore dans leurs yeux.

Le directeur. Un long sommeil fait partie du traitement. Vous irez vous coucher à sept heures, et si vous refusez, M. Kennealy veillera à ce qu’on vous mette au lit. Entravé. Est-ce clair ?

Dancock. La carotte a échoué et on montre à l’âne le bâton, c’est ça ?

Le directeur. C’est à l’âne de choisir.

Dancock. Salaud ! Je vous méprise, vous et vos pareils, pour tout ce que vous m’avez fait.

Le directeur. Et qu’est-ce que mes pareils vont ont fait ?

Dancock, avec émotion. Ils m’ont changé. Je veux redevenir ce que j’étais autrefois.

Le directeur, avec...

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