La Fin Du Voyage

Édition :

Nous sommes en mars 1918, pendant la Première Guerre mondiale, dans une tranchée anglaise, non loin de Saint-Quentin. Stanhope, chef d’une compagnie d’infanterie, est unanimement reconnu comme un meneur d’hommes hors pair, mais les trois années qu’il a déjà passées au front l’ont profondément marqué. Alors que tous attendent une attaque allemande imminente, l’horreur et la futilité de la guerre se révèlent dans toute leur ampleur. Sans pathos, mais avec une grande sobriété de moyens, R. C. Sherriff nous livre ici son expérience du front, celle d’une poignée d’hommes qui n’aiment pas ce qu’ils font, mais qui ne songent pas non plus à se dérober aux responsabilités qu’ils assument. R. C. Sherriff (1896-1975) s’était engagé dans l’armée peu après le début de la Première Guerre mondiale et a servi en France comme capitaine. Après la guerre, son intérêt pour le théâtre amateur l’a conduit à écrire cette pièce basée sur ses souvenirs. Après avoir été refusée par de nombreux théâtres, Journey’s End a finalement été jouée, grâce au patronage de Bernard Shaw, par une troupe semi-amateur, avec un acteur inconnu de 21 ans dans le rôle de Stanhope : Laurence Olivier. La pièce a obtenu un énorme succès, été jouée dans le monde entier, et gagné le rang de classique dans le monde anglo-saxon. Elle figure aujourd’hui dans toutes les classements des meilleures pièces, que ce soit l’anthologie de Burn Mantle, ou les listes publiées par le National Theater, Entertainment Weekly ou WOS. Jouée très régulièrement et avec grand succès sur les scènes anglo-saxonnes, Journey’s End a gagné en 2007 à la fois le Tony Award et le Drama Desk Award de la meilleure reprise.

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R. C. Sherriff

La Fin du
Voyage

(Journey’s End)

Version française de
Catherine Romensky et Jean-Joël Huber

Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille

Personnages

Stanhope, chef d’une compagnie d’infanterie

Osborne

ses officiers

Trotter

Hibbert

Raleigh

Le colonel

Le sergent-major de la compagnie

Mason, l’ordonnance

Capitaine Hardy, un officier d’un autre régiment

Un jeune soldat allemand

Deux soldats de la compagnie

La scène

Un abri dans les tranchées britanniques devant la ville de Saint-Quentin, dans le nord de la France.

Quelques marches grossières mènent, par une porte basse, à la tranchée située juste au-dessus. Une table occupe une bonne partie de l’abri. Un cadre en bois, recouvert d’un grillage, se trouve contre le mur de gauche et sert à la fois de lit et de siège devant la table. Un banc de bois placé contre le mur du fond ainsi que deux caisses constituent les autres sièges.

Un autre lit grillagé est fixé dans le coin droit, au-delà de la porte. À droite et à gauche, des tunnels lugubres conduisent à d’autres abris.

À l’exception de la table, des lits et des sièges, il n’y a pas d’autres meubles que des bouteilles utilisées comme bougeoirs et quelques photos de magazines épinglées au mur et très abimées, de jeunes femmes en tenue légère.

Les murs de terre étouffent les bruits de la guerre, les rendant faibles et lointains, bien que la ligne de front ne soit qu’à une cinquante mètres. Les flammes des bougies qui brûlent jour et nuit semblent fixes dans l’air immobile et humide.

Acte I

Soirée du lundi 18 mars 1918

Acte II

Scène 1 : Mardi matin.

Scène 2 : Mardi après-midi.

Acte III

Scène 1 : Mercredi après-midi.

Scène 2 : Mercredi soir.

Scène 3 : Jeudi, à l’aube.

Acte I

Le soir d’une journée de mars. Un pâle rayon de lune éclaire les marches étroites qui mènent à un coin de l’abri. Les flammes chaudes et jaunes de bougies enfoncées dans deux bouteilles posées sur la table éclairent l’autre coin de la pièce. Par l’embrasure de la porte, on aperçoit le parapet gris et brumeux d’une tranchée, ainsi qu’une étroite bande de ciel étoilé. Une bouteille de whisky, une cruche d’eau et une tasse sont posées sur la table, au milieu d’une pile de papiers et de magazines. L’équipement d’un officier est accroché, pêle-mêle, à un clou fixé dans le mur.

Le capitaine Hardy, un homme au visage rubicond et à l’air joyeux, est assis sur une caisse près de la table, séchant avec application une chaussette à la flamme d’une bougie. Il porte une lourde botte à la jambe gauche et son pied droit, qui est nu, est posé sur son genou gauche, afin de ne pas toucher le sol humide. Sa botte droite est posée sur le sol à côté de lui. Tandis qu’il tourne soigneusement la chaussette dans un sens et dans l’autre, la posant régulièrement contre son visage pour vérifier si elle est sèche, il chante et fredonne une chanson, fredonnant lorsqu’il n’est pas tout à fait sûr des paroles, et marquant le rythme avec les orteils de son pied droit.

Hardy.

One and Two, it’s with Maud and Lou

Un et Deux, c’est avec Maud et Lou

Three and Four, two girls more ;

Trois et quatre, deux filles en prime ;

Five and Six, it’s with hm — hm — hm

Cinq et six, c’est avec hm — hm — hm —

Seven, Eight, Clara and Caroline

Sept, huit, Clara et Caroline —

Le fredonnement devient incompréhensible et il termine dans une explosion de vitalité :

Tick ! — Tock ! — Wind up the clock

Tic, Tac, l’horloge nous remonterons

And we’ll start the day over again.

Et la journée, recommencerons.

Les jambes d’un homme apparaissent dans la tranchée éclairée par la lune, et un homme grand et mince descend lentement les marches de l’abri, en se baissant pour éviter de se cogner. Il enlève son casque, qui laisse apparaitre une belle tête fine, avec des cheveux gris acier coupés très courts. Il semble avoir environ quarante-cinq ans et une constitution physique à toute épreuve.

Hardy, regardant derrière lui. Bonjour, Osborne ! Vos compagnons vous suivent ?

Osborne, détachant son paquetage et le laissant tomber dans un coin. — Oui. Ils sont en train d’arriver.

Hardy. — Magnifique ! Buvons un verre.

Osborne. — Merci.

Il traverse la pièce et s’assied sur le lit de gauche.

Hardy, lui passant le whisky et une tasse. – N’ajoutez pas trop d’eau. Elle est plutôt forte aujourd’hui.

Osborne, mélangeant lentement le whisky et l’eau. — Je me demande ce qu’ils peuvent bien mettre dans l’eau.

Hardy. — Une sorte de désinfectant, je suppose.

Osborne. — Je préfère encore les microbes, pas vous ?

Hardy. — Moi aussi — certainement —

Osborne. — Eh bien, santé !

Hardy. — Santé ! Excusez ma chaussette

Osborne. — Bien sûr. C’est une belle chaussette.

Hardy. — Oui, n’est-ce pas ? Elle me permet de garder les pieds au sec. Malheureusement, c’est elle qui se mouille —

Osborne. — Stanhope m’a demandé de venir prendre la relève. Il s’occupe des hommes qui viennent d’arriver.

Hardy. — Splendide ! Vous savez, je suis très heureux que vous soyez venu.

Osborne. — J’ai entendu dire que c’était une ligne plutôt tranquille ici.

Hardy. — Si on veut, oui — d’une certaine façon. Mais on ne sait jamais. Parfois, il ne se passe rien pendant des heures ; puis, tout d’un coup, ça part tous azimuts : des grenades à fusil, des « Minnies » et ces horribles petites choses qui ressemblent à des ananas.

Osborne. — Je connais.

Hardy. — Swish — swish — swish — swish — BANG !

Osborne. — Compris — compris — je connais.

Hardy. — Hier, ils nous ont tout simplement réduits en morceaux. Des « Minnies » — énormes ; une vingtaine. Trois en plein dans la tranchée. Je suis vraiment content que vous soyez venu nous relever ; ce n’est pas une formule de politesse.

Osborne. — Des dégâts importants ?

Hardy. — Terribles. Un abri entièrement détruit et un tas de gravats tombés dans le thé des hommes. Ils étaient affreusement contrariés.

Osborne. — Je pense bien. Il n’y a rien de pire que des saletés dans son thé.

Hardy. — Au fait, vous savez que la grande attaque allemande est attendue d’un jour à l’autre ?

Osborne. — On l’attend depuis plus d’un mois.

Hardy. — Oui, mais ça ne tardera plus maintenant : il se passe de drôles de choses du côté des Boches. J’ai longuement écouté la nuit dernière quand tout était calme. Il y a plus de convois qui arrivent que d’habitude — on peut les entendre racler les pavés, au loin, la nuit ; et plus de trains aussi — qui se succèdent sans arrêt, l’un après l’autre, amenant des tas et des tas de nouveaux soldats...

Osborne. — Oui. C’est pour bientôt.

Hardy. — Vous êtes ici pour six jours ?

Osborne. — Oui.

Hardy. — Alors, je pense que vous allez l’avoir — en pleine figure.

Osborne. — Vous ne serez pas loin. Venez, finissons la relève. Où est la carte ?

Hardy. — Voilà où nous en sommes. (Il farfouille parmi les papiers sur la table et trouve une carte en lambeaux.) Nous tenons environ deux cents mètres de la ligne de front. Nous avons un canon Lewis juste ici — et un autre ici, dans cette petite sape. Des postes de sentinelle sont à l’emplacement des croix —

Osborne. — Où dorment les hommes ?

Hardy. — Je ne sais pas. C’est le major qui s’en occupe. (Il montre le tunnel de gauche.) Les ordonnances et les guetteurs dorment là. Deux officiers, ici et trois, là. (Il montre le tunnel de droite.) C’est-à-dire, si vous êtes cinq officiers.

Osborne. — Nous ne sommes que quatre pour l’instant, mais un nouvel homme doit nous rejoindre ce soir. Il est arrivé à l’arrière il y a un jour ou deux.

Hardy. — J’espère que vous aurez plus de chance que moi avec mon dernier officier. Il a eu un lumbago dès la première nuit et il est rentré chez lui. Maintenant, il est chargé d’instruire les jeunes officiers sur « la vie au front. »

Osborne. — Oui. Ils envoient de drôles de numéros ici depuis un certain temps. J’espère que nous aurons de la chance et que nous aurons un jeune, tout droit sorti de l’école. Ce sont ceux qui se débrouillent le mieux.

Hardy. — C’est vrai.

Osborne. Cinq lits, dites-vous ? (Il examine celui sur lequel il est assis.) Celui-ci est-il le meilleur ?

Hardy. — Oh, non. (Il montre le lit dans le coin droit.) C’est le mien. Ceux de l’autre abri n’ont pas de fond. On s’y maintient uniquement en laissant pendre ses bras et ses jambes sur les côtés. Mais attention, pas trop bas, les jambes, sinon les rats rongent les bottes.

Osborne. — Vous avez beaucoup de rats ici ?

Hardy. — Je dirais environ deux millions ; mais bien sûr, je ne les vois pas tous. (Il commence à enfiler sa chaussette et à tirer sur sa botte.) Vous avez d’autres questions ?

Osborne. — Mais vous ne m’avez encore rien dit.

Hardy. — Que voulez-vous savoir de plus ?

Osborne. — Par exemple, comment fonctionne l’approvisionnement des tranchées ?

Hardy. — Vous êtes très tatillon. On croirait presque que vous êtes dans l’armée. (Il trouve un morceau de papier en lambeaux.) Voici : nous avons ١١٥ grenades à fusil — je ne les utiliserais pas si j’étais vous ; elles dérangent les Fritz et les rendent agressifs. De plus, elles sont rouillées. Puis il y a ٥٠٠ grenades Mills, trente-quatre bottes en caoutchouc —

Osborne. — Cela fait dix-sept paires —

Hardy. — Oh, non ; vingt-cinq jambes droites et neuf jambes gauches. Tout est marqué là.

Il tend la liste à Osborne.

Osborne. — Vous l’avez vérifiée ?

Hardy. — Non. Je pense que le major l’a fait. Ça n’a pas d’importance.

Osborne. — J’imagine que Stanhope serait heureux de vous voir avant votre départ. Il aime toujours dire un mot au commandant qu’il relève.

Hardy. — Comment va ce cher jeune garçon ? Il boit toujours comme un trou ?

Osborne. — Pourquoi dites-vous cela ?

Hardy. — Eh bien, bon sang, parce que c’est la première question qui vient à l’esprit quand on demande des nouvelles de Stanhope. (Il s’arrête et regarde curieusement Osborne.) Mon pauvre vieux. Ça doit être assez pénible pour vous d’être son second, vous qui êtes si calme et si sobre.

Osborne. — Il est de loin le meilleur commandant de compagnie que nous ayons jamais eu.

Hardy. — Oui, je sais bien que c’est un bon gars. Mais je n’ai jamais vu un jeune boire autant de whisky que lui. Savez-vous que la dernière fois que nous étions au repos à Valennes, il est venu dîner avec nous et a bu une bouteille entière de whisky en une heure et quatorze minutes — nous avons chronométré.

Osborne. Je suppose que tout le monde a trouvé ça très drôle, qu’il a été encouragé, et félicité pour sa performance.

Hardy. — Il n’avait pas besoin qu’on l’encourage —

Osborne. — Non, mais tout le monde pensait que c’était formidable... (Un silence.) N’est-ce pas vrai ?

Hardy. — Eh bien, d’une certaine manière, on ne peut s’empêcher d’admirer un homme capable de faire ça, puis de retrouver seul son chapeau, avant de rentrer tranquillement chez lui à pied —

Osborne. — Lorsqu’un garçon comme Stanhope acquiert une réputation de buveur, il devient une sorte de monstre de foire. Les gens paient, avec une bouteille de whisky, la curiosité morbide de le voir boire.

Hardy. — Naturellement, vous n’êtes pas objectif. C’est vous qui devez le mettre au lit, quand il rentre de ses cuites.

Osborne. — Rester assis à regarder un garçon boire jusqu’à ce qu’il perde connaissance, ça doit être aussi excitant que d’assister à un combat de coqs ou de voir danser un ours enchaîné.

Hardy. — Vous savez, il n’y a pas beaucoup de distractions par ici. (Un silence.) Cela dit, il me semble après tout que, oui, Stanhope est bien une sorte de monstre de foire ; il est tout à fait fascinant de regarder ce type boire comme il le fait — verre après verre, sans s’arrêter. (Un silence.) Vous savez qu’il n’est pas rentré chez lui lors de sa dernière permission, n’est-ce pas ?

Osborne. — Non.

Hardy. — Je suppose qu’il ne se jugeait pas en état de voir papa. (Un silence.) Vous savez que son père est vicaire dans un village de campagne ?

Osborne. — Je le sais.

Hardy. Imaginez Stanhope passant son congé dans un presbytère de campagne à siroter du thé ! (Il rit. Un silence.) Il a passé sa dernière permission à Paris, n’est-ce pas ?

Osborne. — Oui.

Hardy. — Je parie que ça a été une sacrée permission !

Osborne. — Savez-vous depuis combien de temps il est ici ?

Hardy. — Un bon moment, je sais.

Osborne. — Près de trois ans. Il avait dix-huit ans et sortait tout juste de l’école. Il commande cette compagnie depuis un an — sur la ligne de front et à l’arrière. Il n’a jamais pris de repos. D’autres hommes viennent ici et rentrent ensuite chez eux malades, tandis que le jeune Stanhope continue à se battre, mois après mois.

Hardy. — Oh, je sais que c’est un bon gars —

Osborne. — Je l’ai vu malade une journée entière à cause de la fièvre des tranchées, et ensuite à son poste, en service, toute la nuit...

Hardy. — Oui d’accord ; c’est un type extraordinaire !

Osborne. — Et parce qu’il a tenu bon jusqu’à ce que ses nerfs soient mis en pièces, on le traite d’ivrogne.

Hardy. — Pas d’ivrogne ; non, juste de – de buveur invétéré ; mais vous avez tout à fait raison à propos de ses nerfs. Il est à bout. La dernière fois que nous étions au repos, nous jouions au bridge et il s’est passé quelque chose — je ne sais plus quoi, une petite dispute stupide — et tout à coup, il a bondi et renversé tous les verres ! Il a perdu tout contrôle de lui-même ; puis il s’est ressaisi et il a pleuré —

Osborne. — Oui, je sais.

Hardy. — Vous en avez entendu parler ?

Osborne. — C’est lui qui me l’a dit.

Hardy. — Vraiment ? Nous avions essayé d’étouffer l’affaire. Cela montre l’état dans lequel il se trouve. (Il se lève et prend son paquetage. Un silence.) Vous savez, Osborne, c’est vous devriez commander cette compagnie.

Osborne. — Vous dites n’importe quoi !

Hardy. — Bien sûr que oui. Ça se voit à un kilomètre. Je sais qu’il a du cran et tout ça, mais, bon sang, vous avez deux fois son âge — et dix fois plus de sang-froid.

Osborne. — Ne soyez pas idiot. Il était ici avant que je ne m’engage. Son expérience à elle seule vaut une douzaine de types comme moi.

Hardy. — Vous savez aussi bien que moi que c’est vous qui devriez commander.

Osborne. — Il n’y a personne qui puisse l’égaler en tant que meneur d’hommes. Il commandera un jour le bataillon, si —

Hardy. — Oui, si !

Il rit.

Osborne. — Vous ne le connaissez pas comme moi ; je l’adore. J’irais en enfer avec lui.

Hardy. Oh ! Quelle charmante vieille bête sentimentale vous faites !

Osborne. — Bon, assez bavardé. Terminons cette passation.

Hardy. — Elle est terminée.

Osborne. — Et le journal de bord ?

Hardy. — Dieu ! Vous aimez donc ça ? Le voilà. (Il trouve un petit livre en lambeaux parmi les papiers posés sur la table.) Parfaitement à jour ; voici ma dernière note : de ١٧ heures à ٢٠ heures. Tout est calme. Un aviateur allemand a survolé les tranchées. Tué un rat.

Osborne. — Qui, l’avion ?

Hardy. — Non, moi, espèce d’idiot. Bon, finissez votre whisky. Il faut que je range ma tasse. Je vous laisse cette goutte dans la bouteille.

Osborne. — Merci.

Il finit son whisky et tend la tasse à Hardy.

Hardy, rangeant la tasse dans son paquetage. J’y vais.

Osborne. — Vous n’attendez pas Stanhope ?

Hardy. — Non, je n’ai pas spécialement envie de le voir. Il est si pointilleux sur la tenue des tranchées. C’est vrai qu’elles sont plutôt sales. Il m’en parlerait pendant des heures, s’il m’attrape. (Il met son paquetage sur ses épaules et accroche en bandoulière son masque à gaz, son étui à cartes, ses jumelles, son étui à boussole, jusqu’à ce qu’il ait l’air d’un colporteur ambulant. Tout en s’équipant :) J’espère que vous passerez six jours agréables. N’oubliez pas de changer de vêtements si vous vous mouillez.

Osborne. — Non, papa.

Hardy. — Et n’oubliez pas la grande attaque.

Osborne. — Oh, Seigneur, non, je ne dois pas rater ça ! Je le note dans mon agenda.

Hardy, tout équipé. Nous y voilà ! Ai-je l’air d’un soldat ?

Osborne. — Oui. J’aurais une peur bleue si j’étais un Allemand et que je vous croisais au coin d’une rue.

Hardy. — J’espère bien.

Osborne. — Je risquerais de mourir… de rire.

Hardy. — Ne soyez pas grossier. (Il se penche pour allumer une cigarette à la bougie et regarde la table.) Eh bien, que je sois damné. Il est toujours là !

Osborne. — Qui ?

Hardy. — Qui ? Ce perce-oreille. Il tourne autour de cette bougie depuis l’heure du thé ; il a dû faire un kilomètre.

Osborne. — Je ne traînerais pas ici si j’étais un perce-oreille.

Hardy. — Moi non plus, je rentrerais chez moi. Vous n’avez jamais fait des courses de perce-oreilles ?

Osborne. — Non.

Hardy. — C’est très amusant. Nous en faisons tous les soirs.

Osborne. — Quelles sont les règles ?

Hardy. — Vous avez chacun un perce-oreille et vous les mettez sur la même ligne. Au mot « Partez », vous chatouillez votre perce-oreille dans les côtes avec une allumette pour lui faire traverser la table. J’ai gagné dix francs hier soir — j’avais un magnifique perce-oreille. Je vais vous donner un tuyau.

Osborne. — Oui ?

Hardy. — Vous me promettez de le garder pour vous ?

Osborne. — Oui.

Hardy. — Pour tirer le meilleur parti d’un perce-oreille, trempez-le dans du whisky et il galopera comme un diable !

Osborne. — Certainement. Merci beaucoup.

Hardy. — Bon, je dois y aller. Haut les cœurs !

Osborne. — Haut les cœurs !

Hardy monte les marches étroites de la tranchée, en chantant doucement et joyeusement pour lui-même.

One and Two, it’s with Maud and Lou

Un et Deux, c’est avec Maud et Lou

Three and Four, two girls more —

Trois et quatre, deux filles en prime —

La fin de la chanson se perd dans la nuit. Osborne se lève et pose son paquetage sur le lit, près de la table. Pendant qu’il le défait, une ordonnance sort du tunnel de gauche, avec une nappe sur le bras et une assiette contenant une demi-miche de pain.

Mason. — Excusez-moi, Sir. Je peux installer le dîner ?

Osborne. — Oui, bien sûr.

Il ramasse les papiers sur la table et les pose sur le lit.

Mason. — Merci, Sir.

Il met la table.

Osborne. — Qu’allez-vous nous proposer ce soir, Mason ?

Mason. De la soupe, Sir — des escalopes et de l’ananas.

Osborne, suspicieux — Des escalopes ?

Mason. — Euh — oui, Sir — des escalopes.

Osborne. — Quelle sorte d’escalopes ?

Mason. — Ah, Sir, vous m’avez coincé. Je ne voudrais pas trop m’engager.

Osborne. — C’est la ration de viande habituelle ?

Mason. — Oui, Sir. La ration habituelle, mais sous une forme nouvelle, Sir. Ça sent le foie, Sir, mais ça n’a pas cet aspect lisse et humide qu’a le foie.

Mason quitte l’abri. Osborne s’assied à la table et examine le plan des tranchées. Des voix s’élèvent de la tranchée au-dessus ; une voix bourrue dit : « C’est ici le quartier général de la compagnie C, Sir. » Une voix juvénile lui répond : « Oh, merci. » Un silence, puis la voix bourrue dit : « Vous feriez mieux de descendre, Sir. » La voix du jeune homme répond : « Oui, bien sûr. » Raleigh descend les marches à tâtons et s’arrête quand il voit les bougies. Il regarde autour de lui, un peu déconcerté. C’est un garçon d’environ dix-huit ans, bien bâti et en bonne santé, qui porte un uniforme tout neuf de sous-lieutenant. Osborne lève les yeux du plan, surpris et intéressé de voir un nouveau.

Osborne. — Bonjour !

Raleigh. — Bonsoir. (Il remarque les cheveux gris d’Osborne et ajoute :) Sir.

Osborne. — Vous êtes le nouvel officier ?

Raleigh. — Euh, oui. J’ai été au quartier général du bataillon. Ils m’ont dit de me présenter ici.

Osborne. — C’est bien. Nous vous attendions. Asseyez-vous, s’il vous plait.

Raleigh. — Merci.

Il s’assied avec précaution sur la caisse en face d’Osborne.

Osborne. — À votre place, je poserais mon paquetage.

Raleigh. — En effet.

Il fait glisser son paquetage de ses épaules.

Osborne. — Voulez-vous boire un verre ?

Raleigh. — Euh — Eh bien —

Osborne. — Vous ne buvez pas de whisky ?

Raleigh, hâtivement. — Oh, si — euh — juste un petit, Sir.

Osborne, versant un petit whisky et ajoutant de l’eau. — Le whisky fait passer le goût de l’eau —

Raleigh. — Ah, bon ?

Un silence, puis il rit nerveusement.

Osborne, poursuivant. — ... et l’eau fait passer le goût du whisky.
(Il tend la boisson à Raleigh.) Vous venez d’arriver d’Angleterre ?

Raleigh. — Oui, j’ai atterri il y a une semaine.

Osborne. — Boulogne ?

Raleigh. — Oui. (Un silence, puis il lève son verre avec un peu de gêne.)
Eh bien, à la chance, Sir.

Osborne, qui a lui aussi pris un verre. — À la chance. (Il sort un étui à cigarettes.) Cigarette ?

Raleigh. — Merci.

Osborne, approchant une bougie pour que Raleigh puisse allumer sa cigarette. Vous avez déjà été au front ?

Raleigh. — Oh, non. Vous savez, je n’ai quitté l’école que cette année.

Osborne. — Je m’attends à ce que vous trouviez tout ici un peu étrange.

Raleigh, riant. — Oui — un peu —

Osborne. — Je m’appelle Osborne. Je suis le commandant en second de la compagnie. Vous ne...

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