ACTE 1
Le salon d’un appartement bourgeois moderne. Au-dessus de la cheminée, un tableau de Picasso, variation autour du Déjeuner sur l’Herbe de Manet. Sur un guéridon, un bocal avec quatre poissons rouges. Sur des étagères, des plantes vertes à l’agonie. La radio diffuse de la musique classique, bientôt interrompue par la voix d’un speaker.
Speaker – Nous interrompons un instant ce programme musical pour rappeler à nos auditeurs l’information qui, depuis ce matin, fait trembler l’Europe et le monde. Pour ceux qui auraient passé les dernières 24 heures sur une île déserte et qui allumeraient seulement leur radio, voici donc le contenu de la dépêche qui est parvenue dans la nuit à notre rédaction : prenant de court toute la communauté internationale en cette période de trêve estivale, la Wallonie vient de déclarer son indépendance, tout en affirmant son intention d’abandonner l’Euro pour revenir au Franc Belge. La Flandre est sur le pied de guerre. Et le Luxembourg masserait des troupes à ses frontières. Nous vous tiendrons bien sûr informés heure par heure de l’évolution de cette crise, dont il est difficile de prévoir pour l’instant si elle restera dans l’histoire comme le tsunami qui ravagea l’Europe... ou une simple tempête dans un bocal.
Retour à la musique de circonstances. Jérôme, trentenaire façon golden boy (costume sur chemise blanche sans cravate), entre dans son appartement, suivi de Vincent, même âge, look profession libérale en vacances (polo Lacoste, jean bien repassé et mocassins).
Vincent (entendant la musique) – Il y a quelqu’un chez toi ?
Jérôme – Non.
Vincent – J’avais peur de tomber sur une de tes maîtresses. Comme Delphine n’est pas là pendant un mois...
Jérôme – Aucun risque. En matière d’adultère, j’ai deux principes : jamais avec les amies de ma femme et jamais au domicile conjugal !
Vincent – Et ça marche ?
Jérôme – Jusque-là pas trop mal... De toute façon, en ce moment, je me tiens à carreaux. Ce n’est vraiment pas le moment... (Jérôme éteint la radio.) C’est Delphine qui a dû la laisser allumée quand on est partis pour La Baule il y a une semaine. Pour les poissons rouges...
Vincent – Pour les tenir informés de l’actualité internationale ?
Jérôme – Elle dit que sinon, ils se sentent seuls et ils dépriment... Moi, c’est ce que j’entends à la radio depuis ce matin, qui me déprime...
Vincent – C’est si grave que ça ?
Jérôme – On ne va sans doute pas vers la troisième guerre mondiale, c’est sûr, mais pour les affaires, ce n’est pas bon du tout.
Vincent – Alors c’est pour ça que tu es rentré de vacances en catastrophe, sans Delphine.
Jérôme – Le CAC 40 a perdu 2000 points en une seule séance, tu te rends compte ? J’ai essayé de limiter les dégâts, mais pour l’instant... Il faut faire le dos rond, comme on dit. Il n’y a plus qu’à attendre la clôture de Wall Street...
Vincent – C’est à peine croyable, quand même ! Les Wallons qui déclarent leur indépendance...
Jérôme – Le retour au Franc Belge...
Vincent – D’ici à ce qu’ils décident de recoloniser le Congo... Ça ressemble à une histoire belge non ? Tu es sûr que ce n’est pas un poisson d’avril, au moins ?
Jérôme – On est au mois d’août, malheureusement...
Vincent – Bon, d’un autre côté, ce n’est pas comme si c’était ton argent.
Jérôme – C’est celui de mes clients... Ils sont en droit de me demander des comptes... La relation entre un gérant de patrimoine et son client, c’est un peu comme une relation de couple. Un mari avec sa femme...
Vincent (ironique) – Ah ouais...?
Jérôme – Bon, une pute avec son mac, si tu préfères. On marche à la confiance... D’ailleurs je gère aussi l’argent de Delphine... À la mort de son père, elle a touché un bon paquet. On ne pouvait pas laisser tout ce fric dormir sur un livret de Caisse d’Épargne...
Vincent – Ah, ouais...
Jérôme (pour changer de sujet) – Bon, allez, on va quand même boire un coup. Ça me changera les idées. Et merci d’avoir sacrifié ta soirée pour me tenir compagnie.
Vincent – Les amis, c’est fait pour ça, non ? Et puis tu sais, Neuilly, au mois d’août. C’est plutôt calme...
Jérôme – Alors pourquoi tu n’es pas parti en vacances comme tout le monde ?
Vincent – Je suis de garde à la pharmacie. Il fallait bien que ça tombe sur moi un jour ou l’autre... Mais ça ne me dérange pas. Les vacances tout seul... Plus de femme, pas d’enfants...
Jérôme (taquin) – Pas de maîtresse ? Pourtant un beau gosse comme toi. Disponible, en mesure de délivrer n’importe quel coupe-faim ou antidépresseur sans ordonnance... Tu dois être très sollicité par ces dames, à la pharmacie, non ? À moins qu’elles te demandent plutôt un poison discret pour se débarrasser de leurs maris...
Vincent (embarrassé) – Tu n’avais pas parlé de prendre l’apéro ?
Jérôme – Qu’est-ce que je te sers ?
Vincent – Un pastis. Avec beaucoup d’eau. Il fait une de ces chaleurs...
Pendant que Jérôme sort les verres et les bouteilles, Vincent s’arrête devant un bac à fleurs.
Vincent – Tes plantes vertes aussi, elles ont l’air d’avoir soif...
Jérôme – J’ai laissé les clefs à Thomas pour qu’il vienne les arroser et donner à manger aux poissons, mais tu sais comment il est...
Vincent (amusé) – Thomas...
Jérôme – Tu l’as vu récemment ?
Vincent – Ça doit faire trois mois. Depuis qu’il m’a emprunté 1000 euros. Pour quinze jours, soi-disant...
Jérôme – L’avantage, avec les pauvres, c’est qu’ils ne partent jamais en vacances. Des fois ça peut rendre service. (Regardant les plantes à moitié desséchées) Mais Thomas... On ne peut vraiment pas compter sur lui.
Vincent – Il a dû se barrer en vacances avec mon fric au lieu de payer ses loyers en retard.
Jérôme – Tu crois vraiment qu’on peut partir en vacances quelque part avec 1000 euros ?
Jérôme remplit les verres. Vincent se plante devant le tableau accroché au-dessus de la cheminée.
Vincent – Au moins, ton Picasso est toujours là... Moi, si j’étais toi, je ne suis pas sûr que je lui aurais laissé mes clefs... Qu’est-ce qu’il fait en ce moment ?
Jérôme – Il est toujours comédien. Au chômage...
Vincent – C’est presque un pléonasme.
Jérôme – Ah, il est bien gentil... Il n’a pas de chance, c’est tout. Tu te souviens, il y a trois ans, quand il était parti passer la journée à Dieppe, et qu’il s’était fait piquer sa voiture sur la plage ?
Vincent – Si on pouvait appeler ça une voiture... Il n’y avait presque plus aucune pièce d’origine. Si les flics l’avaient retrouvée, ils n’auraient pas pu déterminer de quelle marque elle était exactement.
Jérôme – Il a dû se la faire braquer par un malvoyant...
Vincent – Avec toutes ses fringues à l’intérieur.