Ferdinand Raimund
Le Flambeur
(Der Verschwender)
Traduit de l’allemand (Autriche) par
Sylvie Muller
Editions du Brigadier
14, rue du Quai - 59800 Lille
Personnages
Acte I
La fée Chéristane
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Azur, un esprit à son service
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Julius von Flottwell, un riche gentilhomme
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Wolf, son valet de chambre
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Valentin, son domestique
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Rosa, la fiancée de Valentin, une femme de chambre
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Les amis de Flottwell :
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Sir Daimond
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Monsieur von Pralling
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Monsieur von Helm
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Monsieur von Walter
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Les architectes :
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Laflèche
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Latour
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Les domestiques :
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Fritz
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Johann
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Des serviteurs. Des chasseurs. Des invités au château de Flottwell. Des petits génies.
Acte II (Trois ans plus tard.)
Un mendiant
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Julius von Flottwell
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Wolf, le valet de chambre
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Valentin, un domestique
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Rosa, une femme de chambre
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Le président Lesage
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Amalia, sa fille
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Le baron Lapaillette
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Sir Daimond
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Monsieur von Walter
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Un joaillier
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Un médecin
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Une vieille femme
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Un majordome
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Un maître de chai
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Un serviteur
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Betti, une femme de chambre
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Des pêcheurs :
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Max
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Thomas
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Des invités, des serviteurs, des danseurs et des danseuses.
Acte III (Vingt ans plus tard.)
La fée Chéristane
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Azur, un esprit à son service
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Julius von Flottwell
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Monsieur von Wolf
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Valentin Verabois, un maître menuisier
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Rosa, sa femme
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Leurs enfants :
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Liese
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Michael
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Hansel
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Hiesel
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Pepi, âgé de quatre ans
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Un jardinier
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Un domestique
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Des invités, des voisins, des paysans, des vachers et des vachères, des petits génies.
Acte I
Scène un
L’antichambre du château de Flottwell. Avec une double porte centrale et quatre portes latérales. Devant, une fenêtre. Des domestiques en somptueuses livrées s’affairent. Portant des plateaux d’argent, ils se dirigent vers les chambres des invités avec du café, du thé, du champagne et des habits bien brossés. Fritz et Johann s’occupent des préparatifs. Des chasseurs nettoient leurs fusils.
Le chœur. —
Vite, vite ne dormez pas !
Champagne ! Rhum et café ! Champagne, rhum et café !
Et les habits n’oubliez pas !
Remuez-vous, allez, filez !
Que tout ici soit sans pareil.
C’est le château du grand Flottwell !
On entend des cors de chasse dans la cour. Tous sortent, hormis Fritz et Johann qui vont à la fenêtre.
Fritz. — C’est ça, allez-y soufflez ! Vous pouvez toujours souffler, les maîtres viennent à peine de se lever. On va chasser tard, aujourd’hui.
Johann. — Eh oui, on a joué jusqu’à deux heures du matin !
Fritz. — Les parties d’après-souper, ça n’en finit plus !
Johann, riant. — Il s’est joliment fait plumer notre maître, cette nuit.
Fritz. — Ça m’agace de le voir perdre autant au jeu.
Johann. — Pourquoi donc ? Il ne demande que ça. Et puis, les riches n’ont qu’à payer pour l’ennui qu’ils causent aux autres.
Fritz. — On n’a vraiment rien à reprocher à notre maître. C’est un grand seigneur. Non content de régaler ses amis, il aide le monde entier. Les paysans, à ce qu’on dit, ne payent quasiment pas d’impôts.
Johann. — Seulement voilà, il est trop passionné à mon goût. Attends de l’avoir vu vraiment en colère. Il ne connaît plus rien ni personne. Quitte à ce que tout y passe.
Fritz. — Mais une fois calmé, je suis sûr qu’il vous le rend au centuple.
Johann, haussant les épaules. — Oui ! Pourvu que ça dure.
Fritz. — Ce jeune homme arrivé hier, qui est-ce ? Il est charmant.
Johann. — Je ne sais pas. Mais on ne va pas tarder à le savoir. Pour moi, il n’y a que deux sortes de gens : ceux qui donnent des pourboires et ceux qui n’en donnent pas. Mon zèle est en conséquence.
Fritz. — Je le trouve très poli.
Johann. — Alors, il donnera sans doute très peu. Ceux qui me comblent de politesses me rendent mélancolique. Mais quand arrive quelqu’un qui me jette un ducat en criant : ramasse, canaille ! Je me dis : comme c’est bon d’être une canaille !
Scène deux
Les précédents. Pralling.
Pralling, appelant de la porte de sa chambre. — Holà !
Les deux, se retournant. — Oui, à votre service ?
Pralling. — Ça fait deux fois que je sonne. Vous allez m’apporter du rhum, oui ?
Johann, avec un hochement de tête distingué. — Tout de suite, Monsieur ! (À Fritz :) Tu as entendu ça ? Il ne m’a pas donné un sou de pourboire en six semaines, et ça me réclame du rhum. Il attendra, ce monsieur.
Fritz. — Je ne fais pas non plus attention à lui. Notre maître, d’ailleurs, ne l’estime pas.
Johann. — Et c’est la seule chose qui compte. Le valet de chambre ne l’aime pas non plus.
Fritz. — Alors, il ne fera pas de vieux os au château. Si notre valet de chambre de l’aime pas, il va tout faire pour en dire du mal.
Johann. — Et lui, il est bien installé dans la faveur du maître, on ne l’en délogera pas de sitôt.
Fritz. — Tu connais sa devise : l’intérêt de notre maître avant tout, alors qu’il ne pense qu’à se remplir les poches.
Johann. — Le jour où l’on découvrira ses escroqueries, ça va faire une sacrée lessive ! C’est la plus belle crapule que je connaisse. Nous autres, on n’est rien en comparaison.
Scène trois
Les précédents. Wolf sort de la chambre de droite. Il se montre arrogant envers ses subordonnés, et très humble envers ses supérieurs.
Wolf, ayant entendu. — Encore en conférence ? Et de qui parle-t-on ?
Johann. — D’un bon ami.
Wolf. — Qui se ressemble s’assemble ! Tout est-il prêt ? Les invités sont-ils servis ?
Johann. — Scrupuleusement !
Wolf. — Le maître vous a interdit d’accepter les petits cadeaux des invités. Vous devez compter sur sa seule générosité.
Ensemble. — Nous y gagnerons.
Wolf. — Soyez désintéressés. C’est une grande vertu.
Johann. — Et l’une des plus difficiles, aussi... N’est-ce pas, Monsieur le valet de chambre ?
Wolf. — Où est Valentin ? A-t-il rapporté le reçu signé par la cantatrice ?
Fritz. — Il n’est pas encore rentré... le maître lui avait pourtant bien ordonné d’être à la chasse pour faire rire un peu ces messieurs les chasseurs.
Wolf, souriant. — Vraiment, il ne ferait pas de mal à une mouche.
Johann. — Monsieur le valet de chambre devrait faire œuvre charitable et débarrasser la maison d’un tel personnage.
Wolf. — Dieu me garde d’une telle injustice. Ce serait aller contre les sentiments de mon maître. Bien que fruste et lourdaud, le garçon est bon et fidèle. Et il a la faveur du maître, qui aime ses serviteurs comme ses propres enfants. Oui, en voilà un homme rare, qui n’a pas son pareil dans le monde. Et si l’on voulait écrire ses louanges, on n’en verrait pas la fin. Remerciez le ciel de vous avoir conduit chez lui car qui le sert fidèlement, se rend service à soi-même. Le petit déjeuner du maître !
Fritz. — Tout de suite !
Il sort.
Johann, sortant. — La moralité de cet homme me tuera.
Il sort.
Wolf. — Quelle paire de redoutables coquins. Il faut que je m’en débarrasse.
Scène quatre
Le précédent. L’architecte Laflèche.
Laflèche. — Bonjour, Monsieur le valet de chambre, aurais-je l’honneur de présenter mes respects à monsieur von Flottwell ?
Wolf. — Je regrette, Monsieur l’architecte, mais Monsieur vient de me faire savoir qu’il n’y était pour personne aujourd’hui, il a une partie de chasse.
Laflèche. — Vous ne sauriez pas par hasard, Monsieur le valet de chambre, si Monsieur von Flottwell a trouvé mon projet de château à son goût ?
Wolf. — Il lui a beaucoup plu. Il s’avère seulement qu’un autre architecte lui a soumis entre-temps un projet similaire et qu’il lui propose de construire un château de même taille pour dix mille florins de moins.
Laflèche. — C’est regrettable, mais en toute honnêteté, il m’est impossible de le faire à moins cher en suivant ses instructions. De toute façon, dans cette affaire, je suis plus animé par l’amour-propre que par l’appât du gain, mais si Monsieur von Flottwell a trouvé un artiste dont il attend quelque chose de plus beau ou de meilleur, je saurai me résigner.
Wolf. — Autrement dit, peu vous importe.
Laflèche. — Au contraire, pour mon honneur, ça importe beaucoup.
Wolf. — Votre honneur, dans ce cas, vaut bien un petit sacrifice.
Laflèche. — Ce serait malheureux, tout de même, que l’art en soit arrivé au point où ce sont les artistes qui doivent faire des sacrifices pour avoir l’occasion de créer des œuvres d’art. Encourager les arts est l’apanage des grands, et toute considération d’ordre économique s’agissant du richissime Monsieur von Flottwell serait tout à fait déplacée.
Wolf. — Vous ne me comprenez pas, Monsieur l’architecte.
Laflèche. — Assez ! J’en parlerai moi-même demain à Monsieur von Flottwell. Mais n’allez pas croire que je n’ai pas de manières, Monsieur le valet de chambre. Si vous pouviez intercéder en ma faveur auprès de votre maître, je serais honoré que vous acceptiez un cadeau de cent ducats.
Wolf. — Vous vous méprenez sur mon compte. Je suis tout à fait désintéressé et j’agis seulement dans l’intérêt de mon maître !
Laflèche. — Vous le servirez bien mieux avec moi qu’en laissant un autre construire le château pour moins cher et moins bien.
Wolf. — Soit. Je veux bien user de ma modeste influence en faveur d’un si grand artiste et en cas de succès, je n’accepterai votre cadeau que si vous me permettez de l’employer à des fins charitables.
Laflèche. — Comme vous voudrez. (À part :) Que l’art me pardonne cette indignité. (À voix haute :) J’attends un avis favorable pour demain.
Il va pour sortir.
Wolf, regardant par la fenêtre. — Diable ! Voilà l’autre. (Hâtivement :) Ayez donc l’amabilité de sortir par le petit escalier, les domestiques transportent des meubles par le grand. Mes hommages.
Il le fait sortir par une porte latérale.
Wolf, seul. — Ce citron est bien sec, essayons l’autre.
Scène cinq
Le précédent. L’architecte Latour.
Latour. — Bonjour, vous m’avez demandé, Monsieur de Wolf ! Je serais déjà venu hier mais j’ai dû consolider une maison, que j’avais construite y a moins de deux ans. Comprenez ? Vaut mieux être bûcheron qu’architecte de nos jours, je vous le dis. D’abord, ces tuiles qu’ils vous font, suffit de les regarder de travers pour qu’elles dégringolent. Ensuite, ils veulent tous encaisser des mille et des cent de loyer, comprenez ? Rien que des chambres et pas de murs autour. C’est pour ça que les maisons nouvelles sont aussi minces, comme des housses qu’on aurait mises sur les anciennes. Et puis, un architecte de dans le temps, il pouvait compter sur des locataires solides alors que maintenant, ce qui lui arrive, c’est du monde qui se bat, se dispute, fait valser les tables et les chaises et vous met tout sens dessus dessous. Comment voulez-vous qu’une maison, dans ces conditions, ça ne perde pas patience : la moutarde lui monte au nez et pour finir ça explose de colère, comprenez ?
Wolf. — C’est cela même, mais si nous parlions un peu plus raisonnablement.
Latour. — Permettez, la raison éclate dans chacun de mes propos. Comprenez ?
Wolf. — Je suis désolé d’avoir à vous annoncer que vous n’allez pas construire ce château.
Latour. — Arrêtez, ou je m’écroule comme un vieux mur. Vu notre accord, ce n’est pas possible ! Comprenez ?
Wolf. — Mon maître a choisi l’architecte Laflèche.
Entre un domestique qui vient de servir le petit déjeuner de Flottwell.
Latour. — Mais tout était au point. Il était bien question de mille fl...
Wolf, apercevant le domestique. — ... Mille raisons, je sais bien, qui...
Latour. — Non, je vous avais promis...
Wolf, tapant rageusement du pied. — Vous m’aviez promis de prendre de bons matériaux... Fritz, on a sonné. (Le domestique disparaît dans une pièce.) Qu’est-ce que j’y peux, moi, s’il en est venu un autre qui promet encore plus et qui se propose de construire le château à dix mille florins moins cher.
Latour. — En voilà un misérable qui ne comprend rien à la construction. Un maçon amateur, un gâte-métier, alors que moi j’ai pignon sur rue. Comprenez ?
Wolf. — C’est tout à votre honneur de pester de cette façon contre un collègue, mais ça ne va pas arranger vos affaires, au contraire.
Latour. — Mais vous êtes désespérant, à la fin. (À part :) Je ne peux pas laisser passer cette affaire, elle me rapporte trop. (Il fait semblant de compter de l’argent face au public.) Comprenez ? (À voix haute :) Cher Monsieur le valet de chambre, je sais que ça ne dépend que de vous. Votre maître est bien trop insouciant, il ne s’occupe pas de ces choses-là. Je vous donne mille florins de commission.
Wolf. — Monsieur ! Vous osez... ?
Latour. — J’ose ajouter cinq cents florins.
Wolf. — Vous multipliez les offenses.
Latour. — Absolument, je suis le type le plus brutal de la terre. Mais maintenant que je suis parti pour être grossier, il faut que je vous en rajoute cinq cents.
Wolf. — Arrêtez ! Je suis scandalisé par vos insinuations malhonnêtes !
Latour, à part. — C’est à s’arracher la tête.
Wolf. — J’admets que votre honneur...
Latour. — Bah, l’honneur. Y a pas de honte à construire un château mais on ne vous place pas non plus sur un piédestal pour autant. (À part :) Seulement, l’argent est perdu !
Wolf. — On se moquera de vous !
Latour. — Absolument, toute la ville est au courant.
Wolf. — Comment est-ce arrivé ?
Latour. — Je l’ai dit à ma femme.
Wolf. — Mais alors, vous êtes marié ?
Latour. — Hélas !... Comprenez ?
Wolf, compatissant. — Avec des enfants peut-être !
Latour. — Certainement.
Wolf. — Comme c’est triste. Combien ?
Latour. — Mon Dieu, autant que vous voudrez, mais procurez-moi cette affaire.
Wolf. — Ah ! Il faut que je le sache.
Latour. — Cinq et deux en route ! Comprenez ?
Wolf. — C’est affreux ! Ça m’émeut !
Latour. — Laissez-vous attendrir. Prenez les deux mille florins.
Wolf, désolé. — Vous êtes père de famille ! Vous avez cinq enfants ! Pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite ? Et l’autre qui n’en a peut-être pas.
Latour. — Pas un seul.
Wolf. — Ah alors, il vous la faut, cette construction. Ce serait le comble de l’injustice.
Latour. — Oh, le noble cœur.
Wolf. — Voilà, je peux accepter votre cadeau. Mais vous devez me promettre de nous faire un chef-d’œuvre pour l’éternité.
Latour. — Dix ans sans réparations...
Wolf. — Car l’intérêt de mon maître passe avant tout...
Latour, pleurant. — Une grande âme !
Tous deux disparaissent dans l’appartement de Flottwell.
Scène six
Valentin, chantant. —
Guilleret et sans soucis,
C’est au jour le jour que j’vis !
Moi, personne ne me doit rien.
Etr’ domestiqu’, c’est vraiment bien !
D’un, je suis fait délicat
comme un homm’ du monde, n’est-ce pas !
L’argent, mes poches en sont pleines
Pour plaire aux filles, c’est une aubaine !
Deux, j’peux supporter beaucoup
Comme un lapinou tout doux,
Je n’dirai rien de la raison,
Être modeste est ma façon.
Trois, je chante avec fracas
Ma voix, j’l’économis’ pas.
À peine je la fais retentir
Que j’les vois tous partir !
Quatre, lire, écrire, je sais
Et compter, j’l’ai déjà fait,
Je fus compagnon menuisier
Le vernis, c’est mon métier.
Cinq, six, sept, huit, j’ai plus d’idées
Plus rien à dir’ ni à chanter,
Voilà pourquoi, à mon avis,
Ma chanson est bien finie.
Pour une fois, j’ai raison de dire : le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. Ne voilà-t-y pas que la cantatrice, qui avait chanté un solo dans notre concert chinois, m’a offert deux beaux ducats en échange des honoraires de not’ maître que je lui avais remis. Faut dire que lui, c’est cinquante ducats que ça lui a coûté pour un seul solo. Ça en fait de l’argent. Mais ce n’est rien à côté de l’Angleterre. Il paraît qu’à Londres, ils chantent carrément au poids. Une note haute, là-bas, ça va bien chercher dans la demie livre, et voilà pourquoi les Anglais font leurs achats en livres. En un soir, une artiste, ça vous gagne plusieurs quintaux. Et c’est un bon attelage qu’il leur faut pour ramener les honoraires. Mais cette cantatrice avait quelque chose de divin, quand même. Moi aussi, je connais la musique, on m’a assez sonné les cloches...